Altermondialismes

, par  Intercoll (Intercoll)

Altermondialismes

Table des matières

Introduction

Le FSM et la solidarité entre les peuples, R. CANET et P. BEAUDET

Fragments de bilan

La genèse, C. WHITAKER

Le FSM incubateur, R. CANET

Retour sur les Indignad@s et Occupy, C. AGUITON et N. HAERINGER

Le mouvement social européen, G. MASSIAH

Féministes et altermondialistes, N. BURROWS

Aller plus loin

Du FSM à la COP, M. COMBES

Le capitalisme et le papillon, I. WALLERSTEIN

Introduction

Raphael Canet et Pierre Beaudet

Depuis 15 ans le Forum social mondial (FSM) parcourt le Sud global afin d’appuyer l’émergence d’une pensée contre-hégémonique sur la mondialisation, de favoriser les luttes sociales anti-systémiques et le renforcement des sociétés civiles, et de promouvoir une nouvelle culture politique de participation citoyenne. Partant du principe qu’un autre monde est nécessaire et urgent, mais qu’il ne deviendra possible qu’avec la contribution active d’une diversité d’organisations et de mouvements aux quatre coins du globe, le FSM se présente comme un espace de convergence des multiples composantes de la mouvance altermondialiste. Prenant le contrepied du Forum économique mondial de Davos qui, depuis plus de 40 ans, diffuse l’idéologie néolibérale au profit exclusif de l’oligarchie mondiale, le FSM est apparu comme le berceau d’une nouvelle utopie planétaire. Celle d’un monde émancipé du néolibéralisme et de l’impérialisme, faisant l’éloge de la diversité et de l’horizontalité des rapports de pouvoir, où l’économie serait au service de l’humain et où justice sociale et justice environnementale se renforceraient mutuellement.

D’une crise à l’autre

Le FSM est né au tournant du siècle dans le sillage des premières grandes crises économiques et financières de la mondialisation néolibérale qui frappaient alors en périphérie du système-monde (Mexique, Brésil, Asie, Russie…). Il a attiré nombre d’organisations et d’activistes qui participaient aux vastes mobilisations sociales contre les accords de libre-échange, l’OMC, le FMI, la Banque mondiale, le G8… Le FSM apparaissait alors comme un espace de rencontre et d’articulation des luttes, un lieu de construction en commun de propositions alternatives à la mondialisation néolibérale. La mondialisation néolibérale est entrée dans une nouvelle phase suite à la crise financière, économique, sociale et politique de 2008 qui, cette fois-ci, a frappé au centre du système capitaliste mondial, imposant une nouvelle reconfiguration des rapports de force. Cette crise a ouvert un nouveau cycle de luttes sociales qui a débuté au Maghreb avec les printemps arabes en 2011, pour se poursuivre avec les manifestations des Indignés en Europe, et toute la mouvance Occupy en Amérique du Nord. Depuis, partout sur la planète, nous assistons à l’escalade de la confrontation entre l’oligarchie globale (ce 1% qui accapare près de 50% des richesses mondiales) et les peuples du monde. Quelle peut être la place et le rôle du FSM dans cette nouvelle reconfiguration des rapports de force à l’échelle globale ? De quelle manière opérer le lien entre les nouveaux mouvements émergents et le FSM ? Comment le FSM peut-il permettre aux luttes locales de se renforcer mutuellement ? Quels sont les nouveaux défis du FSM et comment peut-il contribuer à la construction d’un monde plus juste, solidaire et durable ? Nous avançons ici 5 propositions qui entendent alimenter ces débats.

Première proposition : éviter le piège de la question identitaire

L’alibi identitaire et la théorie du bouc émissaire furent très souvent utilisés pour détourner l’attention populaire des vrais enjeux de société. Pour ne pas répondre à la question sociale qui dénonce les inégalités et les injustices du système, l’oligarchie pose plutôt la question identitaire. Cette stratégie de diversion a été clairement utilisée en 2001 alors que les mobilisations populaires contre la mondialisation néolibérale atteignaient leur paroxysme (à Québec en avril 2001 contre la ZLEA, à Göteborg en juin contre l’UE, à Gènes en juillet contre le G8). Les évènements du 11 septembre ont permis l’infléchissement néoconservateur de la mondialisation néolibérale. Au nom de la guerre au terroriste, véritable croisade drapée des oripeaux douteux de la Guerre Juste, l’oligarchie a pu poursuivre par la force son entreprise d’extension du marché mondial. D’une main on continuait à signer des accords de libre-échange et de protection des investissements, et, de l’autre, on réprimait toutes formes de contestation sociale tout en diabolisant l’Islam. Les récents évènements survenus en France et au Canada alimentent une fois de plus cette surenchère de la violence et cette dérive sécuritaire, attisant la haine de l’autre, la xénophobie et faisant le lit des extrémismes les plus sombres. Éviter le piège de la question identitaire consiste à réaffirmer la centralité de la question sociale. Il importe de dissiper le voile du choc des civilisations pour mieux réaffirmer la pertinence de la lutte des classes. Face à la mondialisation du capital qui creuse les inégalités sociales, s’est affirmée une mondialisation des résistances, à laquelle le FSM a contribué en favorisant la rencontre des mouvements et l’articulation des luttes. Cette dynamique est essentielle et doit se poursuivre. En ces temps incertains où l’oligarchie mondiale n’hésite pas à ranimer les vieux démons xénophobes et racistes pour nous monter les uns contre les autres, la solidarité des peuples s’affirme comme une urgence salutaire. C’est pour cette raison qu’il est crucial que nous soyons nombreux à converger vers Tunis à l’occasion du prochain FSM (24-28 mars 2015) pour exprimer notre solidarité avec le peuple tunisien et plus largement avec les peuples du Maghreb-Machrek pris au cœur de la tourmente. Une vaste participation internationale au FSM de Tunis sera notre meilleure réponse à l’intolérance, à la peur de l’Autre et aux dérives identitaires xénophobes et racistes.

Deuxième proposition : dépasser le clivage Nord-Sud

L’oligarchie règne en nous divisant, que ce soit au sein de nos sociétés respectives ou entre les différentes régions du monde. L’Orient contre l’Occident, l’Est contre l’Ouest, le Nord contre le Sud… autant de clivages qui tendent à creuser des fossés entre les peuples et à alimenter les antagonismes identitaires. Il convient de ne pas céder à cette conception fragmentaire du monde et de l’humanité. Il n’y a pas d’un côté un monde développé et, de l’autre, un monde sous-développé. Il n’existe qu’un seul monde et il est mal développé. Les inégalités sociales s’accroissent partout. Désormais, il y a du Nord au Sud et du Sud au Nord. Si l’oligarchie est aujourd’hui planétaire, mobile et déterritorialisée, la pauvreté s’étend inexorablement sur d’immenses territoires dont on ne peut échapper. Or, nous partageons tous une même humanité et une même terre-patrie. Malgré ce que veulent encore nous faire croire nos myopes dirigeants, personne ne pourra se soustraire aux périls globaux qui nous guettent. Les changements climatiques, les pressions migratoires et les crises spéculatives vont redessiner la carte du monde. Dépasser les clivages, et notamment l’opposition Nord-Sud, c’est arrêter d’ancrer les problèmes et les solutions dans des régions spécifiques du monde. Il importe aujourd’hui de faire converger toutes les énergies positives planétaires, de partager toutes les expériences novatrices, de mutualiser les avancées spécifiques des différents mouvements. C’est dans cette perspective qu’est envisagée l’organisation, pour la première fois depuis sa création, d’un Forum Social Mondial dans un pays du Nord (à Montréal au Canada en août 2016). Elle permettrait aux mouvements sociaux et aux organisations de l’hémisphère de bénéficier de l’élan mobilisateur du FSM pour ébranler les structures politiques conservatrices qui figent toute innovation sociale. Dans cette tâche titanesque, les mouvements sociaux du Nord ont besoin du dynamisme et de l’expérience des mouvements du Sud. Imaginons un instant ce que pourrait être le monde avec une Amérique du Nord et une Europe progressistes…

Troisième proposition : favoriser le rapprochement entre justice sociale et justice environnementale

La question du programme commun et de l’articulation des luttes sociales est au cœur des débats de fond sur l’utilité et la finalité du FSM depuis sa fondation. La Charte de principes du FSM a d’ailleurs a été en partie rédigée, au lendemain de la tenue du premier FSM à Porto Alegre, pour répondre à cette interrogation. Le FSM n’est pas un espace délibératif en soi et personne ne peut parler en son nom. Car au-delà de la question stratégique et des orientations, c’est bien la question du pouvoir qui se pose ici, charriant avec elle la fâcheuse tendance à la récupération du FSM à des fins partisanes. Cette lutte de pouvoir semble vaine et contre-productive, car il est clair à nos yeux que ce n’est pas le FSM qui va changer le monde, mais bien ceux qui y participent. Et si la lutte fratricide au nom de la solidarité des peuples a de quoi surprendre, elle démobilise certainement bon nombre de jeunes activistes peu adeptes de l’enrégimentement. Il n’en demeure pas moins, qu’au-delà du débat visant à savoir si le FSM est un espace de rassemblement de la mouvance altermondialiste ou un véritable acteur du changement social, l’identification d’un socle de revendications communes, ou du moins de valeurs partagées qui permettraient aux différentes composantes de la mouvance altermondialiste de se reconnaitre et d’agir en commun est importante. Sur ce point, il semblerait que l’histoire des FSM témoigne d’une convergence progressive entre le thème classique de la justice sociale et celui plus récent de la justice environnementale. En effet, clairement issu de la critique du néolibéralisme, le FSM a renforcé sa composante anti-impérialiste suite aux massives mobilisations contre la guerre en Irak en 2003. Puis, le FSM de Bélem (2009) a permis de faire la jonction avec les revendications environnementalistes et de respect de la Terre-Mère portées par les peuples autochtones d’Amérique du Sud. La notion de crise de civilisation a alors émergé pour englober cette critique radicale du modèle occidental qui, loin de conduire l’humanité au paradis sur terre, le plonge dans un avenir bien sombre. Depuis, l’évolution des négociations internationales sur le climat témoigne de l’incapacité de l’oligarchie à opérer le changement nécessaire, ce qui rend d’autant plus essentielle la contribution des mouvements et des forums sociaux. À l’ère de l’anthropocène, nous avons la responsabilité d’agir et de construire un monde viable. L’inaction de nos gouvernements sur ce dossier nourrit leur crise de légitimité. Favoriser la convergence autour de la construction d’une société juste, durable et solidaire apparait aujourd’hui comme une contribution majeure de la société civile globale à l’avenir de l’humanité. La prochaine Conférence sur le climat (COP21) qui sera organisée à Paris en décembre prochain sera une excellente occasion de passer à l’action.

Quatrième proposition : préserver l’ouverture et le respect de la diversité

La définition d’un ensemble de valeurs communes et la claire volonté de concrétiser les principes de la justice sociale et environnementale ne doit cependant pas nous faire évacuer la question du pouvoir. Cette question nous semble fondamentale afin de tenir compte des aspirations qui ont émergées dans le sillage des nouveaux mouvements issus de la vague d’indignation et d’occupation qui balaie le monde depuis 2011. Les printemps arabes ont en effet ouvert la voie à une multitude d’actions qui ont déclenché un nouveau cycle de luttes sociales. Plus spontanés, horizontaux et innovants, misant sur les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, décentralisés et articulés autour de groupes d’affinité, ces nouveaux mouvements ont attiré une jeunesse précaire, souvent désaffiliée et frappée de plein fouet par la crise économique et les conséquences sociales des mesures d’austérité. Il importe de comprendre ces nouvelles formes de mobilisation pour ne pas tomber dans le piège de l’avant-gardisme et prolonger dans l’univers militant une fracture générationnelle bien présente par ailleurs dans nos sociétés. Cette différence de point de vue sur les principes d’organisation des mouvements est présente dans le processus des FSM depuis ses origines. Elle se manifeste notamment dans la coexistence de deux espaces : le FSM et le Campement intercontinental de la jeunesse. Cette dichotomie a culminé en 2005 lors du FSM de Porto Alegre où 19 intellectuels ont signé le Manifeste de Porto Alegre qui énonçait 12 propositions pour un autre monde possible. Alors que ce groupe de 19 semblait vouloir parler au nom des 150 000 participants du FSM, dans le du campement de la jeunesse, planté au cœur du site du FSM et qui rassemblait 35 000 jeunes, c’est le slogan « plutôt qu’une solution de masse, des masses de solutions » qui résonnait. Est-ce à dire que ces jeunes, où même les milliers de participants du FSM de 2005 n’endossaient pas les propositions du groupe des 19 intellectuels ? Pas du tout, au contraire même. Le problème ne se situe pas sur le fond mais bien sur la forme, soit dans la manière de faire. En fait, le défi se situe au niveau de la cohérence. Il ne suffit pas de critiquer le principe de représentation lorsqu’il nous nuit, et de le revendiquer lorsqu’il nous avantage. Ce type de pragmatisme est très démobilisateur pour des jeunes en déficit d’intégration et qui se méfient de toutes formes de récupération ou d’instrumentalisation. Afin de permettre au FSM de demeurer en phase avec les nouveaux mouvements émergents et de continuer d’inspirer cette nouvelle culture politique centrée sur la participation, il importe de respecter la diversité des tactiques et des stratégies et de favoriser l’autonomie des groupes et des initiatives. Ce fut le génie du FSM que de fournir un espace global de rencontre de la diversité des acteurs du changement qui se construit au niveau local. La différence ne doit pas être comprise comme une divergence. C’est plutôt la tentation de l’unicité, même au nom d’une prétendue efficacité, qui doit être évitée. Cette critique de la pensée unique était d’ailleurs l’un des thèmes centraux qui a contribué à l’essor de la mouvance altermondialiste au tournant du siècle. Ne lui substituons pas l’alternative unique.

Cinquième proposition : privilégier le processus au-delà-de l’évènement

Plutôt qu’un programme commun élaboré par une avant-garde éclairée et appliqué par des militants dévoués, le FSM doit favoriser l’essor d’une culture politique participative qui stimulent les initiatives transformatrices et tissent de nouvelles solidarités. Cela suppose d’abandonner le mode d’organisation pyramidale et de fonctionner en réseaux. Or un réseau, pour fonctionner de manière optimale et se consolider, a besoin de moment de rassemblement, de rencontres et d’échanges. L’oligarchie, avec son Forum économique mondial et ses multiples avatars, l’a très bien compris. All is about relationships. C’est dans cette perspective qu’il nous semble fécond de concevoir le rôle du FSM. Cela permet de sortir de la dichotomie entre forum-espace et forum-acteur. Le FSM est avant tout un moment de rassemblement de la mouvance altermondialiste qui lui permet de mieux cerner les enjeux et les pistes de solution, de consolider les réseaux existants et de construire de nouvelles alliances, de rallier de nouvelles énergies et de faire rayonner les luttes en cours, de partager les bons coups et de prévoir les défis à venir. Il faut donc concevoir le FSM dans la durée, comme un évènement précis au sein d’un processus plus ample de transformation sociale qui mise sur une multiplicité d’actions menées sur différents fronts : social, politique, culturel, global, national, local… Dans cette perspective, il faut multiplier les forums sociaux à toutes les échelles (mondiale, nationale, régionale, locale…) car ils constituent autant de moments qui permettent aux différents mouvements de se rencontrer pour harmoniser leurs visions, mais aussi de s’organiser pour coordonner leurs actions. Cela ne signifie pas pour autant que le FSM doit se substituer aux autres formes d’action transformatrice et les occulter. Les partis politiques et les gouvernements progressistes ont leur place dans la lutte contre l’oligarchie mondiale. Les réformes entreprises depuis plus de 10 ans par les gouvernements de la nouvelle gauche latino-américaine, tout comme la toute récente politique anti-austérité de Syriza en Grèce, ont leur place et sont fondamentales dans le processus global de transformation du monde. Tout comme une société civile dynamique et créatrice capable de s’organiser du niveau local au niveau global, tout en se préservant des luttes de pouvoir qui découleraient nécessairement d’une volonté de hiérarchiser les luttes et les causes.

Pratiquer la solidarité au 21ème siècle

En ces temps de grands périls où l’oligarchie mondiale ne recule devant rien pour préserver ses privilèges, il est vital d’entretenir le principe espérance. Pour rompre le cycle de la violence qu’alimente la radicalisation sécuritaire de nos gouvernements, la stigmatisation des étrangers et la banalisation des discours haineux. Pour dépasser les clivages et les antagonismes qui tendent à isoler les problèmes, à régionaliser les enjeux et à diviser la grande famille humaine. Pour construire une vision d’ensemble rassembleuse des revendications pour un autre monde. Pour laisser ouvert l’horizon des possibles et fonctionner dans une logique d’inclusion en rejetant la stratégie du diviser pour mieux régner. Pour renforcer ce vaste processus d’oppositions à la domination d’une oligarchie mondiale, mais aussi de propositions pour construire un autre monde, une nouvelle manière de vivre et de considérer son prochain, un rapport plus harmonieux avec notre environnement. Le projet oligarchique de la mondialisation néolibérale a conduit à la fracturation de l’humanité. Pour reprendre le titre provocateur d’un récent ouvrage, les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard1, plus que jamais, la pratique de la solidarité s’impose pour rompre avec les discours extrémistes et fratricides. Nous avons aujourd’hui besoin d’une jeunesse de révolutionnaires, et pas simplement d’une jeunesse de révoltés. La clé de notre avenir collectif se situe dans la jeunesse. Il ne faut pas l’abandonner. La révolution ne doit pas être une réaction, mais une création.

Fragments de bilan

La genèse2

ChicoWhitaker

En 1989, la chute du mur de Berlin symbolisait l’échec de l’expérience socialiste de l’Union soviétique, ce qui a permis au système capitaliste de s’étendre à travers le monde en « globalisant » les logiques de l’argent, de la compétition, de l’individualisme et de l’exploitation. Margaret Thatcher, alors premier ministre anglais, affirmait alors l’idée qu’il n’y avait pas d’alternative (TINA : There is no alternative ). Néanmoins, après quelques années de désarroi, les gens ont fini par observer les effets pervers de ce capitalisme triomphant. Des grandes mobilisations ont surgi, comme à Seattle (États-Unis) et au Chiapas (Mexique). Peu de temps après germait l’idée qu’il fallait construire quelque chose d’inédit pour aider ce grand mouvement mondial.

Une idée fait son chemin

L’origine des FSM est venue au départ d’un chef d’entreprise brésilien, Oded Grajew. Plutôt exceptionnel dans son milieu, Grajew estimait que l’humanité devait chercher d’autres façons de faire fonctionner l’économie en remplaçant les logiques du capitalisme par celles de la coopération. Il considérait aussi qu’on pouvait passer de la protestation et de la résistance à de nouvelles propositions, en contrepartie à la « pensée unique » mise de l’avant par le Forum économique mondial de Davos. Ce début en dehors de l’ordinaire s’explique en partie par la situation au Brésil. Un nouveau parti fondé en 1981 — le Parti des travailleurs (PT) — proposait depuis sa fondation l’« inversion des priorités » pour que les politiques publiques répondent aux besoins de la majorité. Après de grandes mobilisations pour exiger une nouvelle Constitution démocratique le PT s’est lancé dans l’arène électorale. En 1989, un ouvrier, Luiz Inácio Lula da Silva, était candidat à la Présidence de la République, mais il échoua, tout comme lors des deux élections suivantes. Entre-temps, la proposition de Grajew offrait une bonne occasion pour l’ensemble des forces politiques et sociales. C’est ainsi qu’il fut décidé d’organiser un premier FSM dans la ville brésilienne de Porto Alegre où se produisait une expérimentation alternative : le « budget participatif ». Plus tard est apparu un slogan emblématique, « un autre monde est possible », reflétant le besoin ressenti et partagé un peu partout dans le monde : le changement s’en vient !

Des choix méthodologiques

Dès 2001, le succès de la démarche dépassait les attentes des organisateurs/trices (plus de 20 000 participant-es). Contrairement aux rassemblements organisés traditionnellement par la gauche, le FSM invita les gens à venir présenter leurs luttes et expériences et à auto-organiser des ateliers et évènements. Dans le sillon de la pédagogie d’éducation populaire de Paulo Freire, cette méthode repose sur l’idée qu’enseignant(e)s et étudiant(e)s apprennent les un(e)s des autres, ce qui est possible en autant que s’établissent des rapports d’horizontalité entre participant(e)s. Aujourd’hui, cette auto-programmation par les participant(e)s est devenue une spécificité méthodologique du FSM. Dans le même esprit, on refusa le choix traditionnel de clôturer le FSM par des déclarations ayant la prétention de refléter les positions de l’ensemble des participant(e)s.

Un espace autonome de la société civile

Une autre décision importante fut de réserver le Forum aux organisations de la société civile : ni parti politique en tant que tel, ni gouvernement ou institution intergouvernementale ne peut inscrire des activités, bien que des participant(e)s individuel(le)s peuvent bien sûr être affilié(e)s à des partis. Ainsi, les partis ne peuvent utiliser le Forum introduire une dynamique compétitive. Enfin, une autre limitation a été adoptée, reposant sur les choix philosophiques : les mouvements ayant recours à la violence comme méthode d’action politique ne sont pas invités. En créant un tel espace pour la société civile, les organisateurs/trices pensaient que ce nouvel acteur politique ne se renforcerait que par la convergence des organisations, au-delà de la fragmentation naturelle, sans homogénéiser le tissu de la société civile. À partir de ces choix, le FSM a construit un espace qui permet aux mouvements de se rencontrer, de se reconnaître, d’échanger des expériences, d’identifier des convergences et de s’articuler en réseaux, sur une base d’horizontalité et de respect mutuel.

Le FSM incubateur3

Raphael Canet

Dès le début les années 1980, les réformes néolibérales s’imposent de manière très brutale dans les pays du Sud, déstructurant des systèmes sociaux déjà fragiles. En Jamaïque, le PAS appliqué de 1981 à 1985, conduit à réduire de 40 % les dépenses en éducation, et de 33 % celles en santé. En Bolivie, les dépenses de santé chutent de 72 % entre 1980 et 1982, et les salaires réels chutent de 75 % entre 1980 et 1984. Au Brésil, le PAS de 1983, imposant notamment de limiter les subventions agricoles, entraîne un recul de 13 % de la production vivrière et le gouvernement en vient à estimer que les deux tiers de la population de ce pays souffrent de la faim. Devant de telles situations, les peuples se soulèvent, protestent, manifestent aux Philippines, en Zambie, au Kenya, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, en Haïti. À la fin des années 1990, des groupes de la société civile commencent à se mobiliser dans les pays du Nord, d’où la lutte contre l’Accord multilatéral sur les investissements (1998), dénoncé par des organisations américaines et québécoise avec l’aide du Monde diplomatique, ce qui a conduit au blocage des négociations, puis au retrait du projet.

Un autre monde est possible !

Ainsi se dessine une mondialisation de la résistance des peuples. Cela débute par une attitude défensive et d’opposition affichée dès la fin des années 1990 lors des contre-sommets et d’autres manifestations tenues en marge des rassemblements officiels des organisations internationales (Organisation mondiale du commerce, Fonds monétaire international, Banque mondiale, G8). Plus tard surviennent plusieurs grands moments.

L’insurrection zapatiste au Mexique, le 1er janvier 1994, cause le premier émoi. En choisissant symboliquement le jour de l’entrée en vigueur de l’ALENA, des Autochtones du Sud-Est mexicain prennent les armes pour dénoncer le libre-échange et la « barbarie techno-marchande ». Pour la première fois, le néolibéralisme est directement dénoncé. Plus tard, les Zapatistes organisent la Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme (1996). Commence dès lors à se tisser une alliance entre le Nord et le Sud afin de construire un monde émancipé du néolibéralisme.

En 1999 survient la « Bataille de Seattle », contre la conférence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette étape permet une convergence inédite de différentes organisations de la société civile états-unienne, notamment des grands syndicats et des environnementalistes. Seattle est aussi un laboratoire d’expérimentations de nouvelles pratiques (grands déploiements de rue, actions théâtrales, stratégie médiatique, mise en scène, guerre d’images).

Au tournant des années 1990 s’organise une campagne contre la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), une vaste zone de libre-échange, du « Labrador à la Terre de Feu », lancée par l’administration Clinton. Très vite, les mouvements sociaux des Amériques, du Nord au Sud, s’organisent. Le Sommet des peuples de Québec (2001) rassemble près de 60 000 manifestantEs dans une ville transformée en citadelle assiégée. Pour la première fois, des barrières compartimentent la ville pour faire le vide autour des chefs d’État, incarnant ainsi symboliquement la fracture grandissante entre les élites politiques et les populations qu’ils sont censés représenter.

L’immense manifestation contre le G8 à Gênes (Italie) en juillet 2001 réunit 300 000 personnes pour dénoncer ceux qui s’arrogent le droit de dominer les autres. Cette vaste mobilisation marque une certaine inflexion de la mondialisation. Dès lors, il n’est plus possible d’imposer des accords de libre-échange sans débat public.

Le Forum social mondial comme incubateur

Le FSM est devenu l’espace qui manquait sur le plan mondial afin de permettre à touTEs les acteurs et actrices du changement social, que ce soit des organisations (associations, ONG, collectifs, syndicats) ou de simples individus conscientisés, de se rassembler pour échanger, partager des expériences, créer des alliances, promouvoir des causes et des campagnes, et surtout prendre conscience que la volonté de changer le monde est bien réelle que des centaines de milliers de personnes à travers le monde y œuvrent déjà. Le Brésil est l’incubateur du FSM. Toutefois, pour que le FSM puisse devenir le lieu de rencontre annuel de toutes les composantes de la mouvance altermondialiste mondiale, le FSM quitte son berceau brésilien pour aller vers l’Inde, l’Afrique, et également impulser des centaines de forums sociaux chaque année dans toutes les parties du monde. Par la suite, la crise économique et financière de 2008 est devenue une crise sociale profonde qui, depuis, s’est propagée aux quatre coins du monde. Cela a relancé un cycle de contestation sociale qui, depuis 2011, semble annoncer un nouveau printemps des peuples.

Le printemps arabe est né en 2010 et a ébranlé les autocraties de la région.

En Espagne en 2011 à la suite d’une manifestation de milliers de personnes, les IndignéEs démontrent leur détermination à rejeter des élites dirigeantes et surtout à être leurs propres artisanEs du changement. Le mouvement se répand en 2011, lors de la journée mondiale des IndignéEs, qui donne lieu à des manifestations dans plus de 1 500 villes réparties dans près de 100 pays.

Le mouvement prolonge en Amérique du Nord, notamment autour de l’initiative Occupy Wall Street. S’inspirant des mobilisations européennes, il entend s’attaquer « au 1% des personnes les plus riches. Le mouvement atteint plus de 100 villes américaines et canadiennes

Retour sur les Indignad@s et Occupy Wall Street4

Christophe Aguiton et Nicolas Haeringer

Partout, les revendications sociales comme politiques sont au cœur du mouvement : l’aspiration à une démocratie réelle (dont la concrétisation est indissociable de la justice sociale) est ainsi au cœur du mouvement Indignad@s comme de la dynamique Occupy. Les demandes concrètes concernent par exemple l’accès au logement, ou encore la lutte contre la précarisation des parcours professionnels (en particulier de l’entrée dans la vie professionnelle). Les revendications sont partout rassembleuses et fédératrices. Pour des emplois et des logements pour les jeunes en Espagne ; contre le pouvoir de la finance et des banques aux États-Unis ; contre la violence et la corruption dans le mouvement massif lancé au Mexique en mars 2011, etc. Et partout, depuis le succès d’Occupy Wall Street, la référence aux 1 % de privilégiés auxquels s’opposent les 99 % de la société. Ce caractère rassembleur et la violence de la situation sociale expliquent l’imposant soutien des opinions publiques à ces mouvements, de l’Espagne aux États-Unis. Un deuxième niveau de discours se retrouve derrière ces discours fédérateurs : les participants aux occupations parlent du « rejet global du système » ou de la nécessité d’imposer une « vraie démocratie » qui s’imposerait – de fait – aux systèmes électoraux en vigueur dans ces différents pays. Ce discours traverse l’ensemble de ces mouvements, y compris ceux qui se sont construits en intégrant la perspective des échéances électorales, comme les « Y’en a marre ». Ce discours anti-système n’est sans doute pas parfaitement théorisé, il n’exprime pas un programme achevé. Il se prolonge dans une idée à laquelle les indigné-e-s espagnols et français sont très attachés : ils se présentent comme « apolitiques ». Un apolitisme qu’il ne faut pas tant comprendre comme résultant d’une absence de culture politique, mais comme étant le produit d’une analyse sans concession du rôle des forces de la gauche traditionnel dans le déclenchement de la crise économique et financière et dans les solutions qui lui sont apportées.

Une altermondialisme radical

Il y a une dizaine d’années, le mouvement altermondialiste a opéré une rupture similaire avec la culture politique des mouvements sociaux et de la gauche de transformation sociale. Ainsi, dans les forums sociaux personne n’était autorisé à parler « au nom des forums ». Le consensus était (et reste) la procédure de décisions choisie aussi bien pour la « gouvernance » des forums que dans l’assemblée des mouvements sociaux qui décidait des priorités dans l’agenda des mobilisations de l’année à venir. Cette rupture avec la centralité des organisations sociales et politiques du XXe siècle – où partout des organes représentatifs, bureaux, comités, secrétariat, s’exprimaient au nom de leurs membres – entrait en cohérence avec une autre vision du monde et des transformations nécessaires : l’internationalisation des luttes prenait chair dans les contre-sommets et les grands rendez-vous internationaux face aux G8, au FMI ou à l’OMC et l’« autre monde » à construire avait comme points de référence les coopératives de production, les échanges locaux défendus par les petits producteurs de la Via Campesina ou le logiciel libre tout autant que la nationalisation des grands moyens de production et d’échange chère au mouvement ouvrier du XXe siècle…

Mais cette rupture n’était que partielle : personne ne pouvait parler au nom des forums, mais la structure élémentaire qui les constituait était des mouvements sociaux et citoyens ou des ONG dont le fonctionnement pouvait tout à fait rester pyramidal et directif. L’exploration de pratiques alternatives à la démocratie agonistique et représentative se limitait aux espaces de coordination – par nature réservés à un nombre limités de militants. Elle était également au cœur des « villages » autonomes et intergalactiques organisés lors des contre-sommets.

Les mouvements Indignad@s comme Occupy Wall Street expérimentent une approche bien plus radicale de cette nouvelle culture politique et marquent une triple rupture. La première est celle du mode d’action. Le XXe siècle avait vu le mouvement ouvrier, dans des pays comme la France, se saisir de la grève, en particulier la grève générale, comme mode d’action privilégié. Les mobilisations de décembre 1995 représentent un tournant : la grève des cheminots et des traminots a été le fer de lance du mouvement mais c’est le succès « Juppéthon » - dont l’objectif était de réunion plus d’un million de manifestants dans la rue, qui a fait céder le gouvernement. Dès lors, la manifestation s’est imposée comme le mode d’action privilégié dans les luttes sociales comme dans les mobilisations contre la guerre en Irak ou pour la défense des libertés démocratiques. Avec la forme-forum, elle est le mode privilégié d’apparition publique de l’altermondialisme.

Mais la manifestation reste une expérience limitée dans le temps même si elle est amenée à se répéter fréquemment. L’occupation représente plus qu’une manifestation qui prendrait racine, un simple passage de la rue à la place publique. Elle partage avec la procession militante l’engagement volontaire et individuel de chaque participant (on ne part plus guère collectivement de l’usine ou du bureau pour rejoindre un cortège). Mais la durée opère un basculement. Elle permet en effet de construire une radicalité dans l’action qui n’impose pas le recours à la violence et à l’émeute – l’une des seules manières qui permet à une manifestation d’avoir de l’impact si elle n’est pas massive. La durée pose surtout la question de l’expérimentation sociale et du « vivre ensemble » - un basculement que l’on retrouve lorsque la grève s’accompagne de l’occupation du lieu de travail ou qu’elle devient générale.

La deuxième rupture est celle des procédures de décisions. Dans le mouvement altermondialiste le consensus avait été choisi par nécessité – comment faire voter un forum social et comment pondérer les voix entre mouvements de tailles et de natures très différentes ? La logique était alors essentiellement instrumentale. Les mouvements actuels cherchent explicitement à rompre avec la démocratie représentative. Le passage d’un consensus entre mouvements et organisations à un consensus entre individus n’est pas mécanique. Ce qui marque ce consensus n’est ni le compromis, ni l’unanimité, mais le renoncement à exercer son droit de veto. Pour que ce renoncement soit réel chaque participant à une assemblée doit disposer d’un droit de veto effectif. Dans le cas d’un consensus entre mouvements, le droit de veto est triplement pondéré : par la taille et le poids de l’organisation ou du réseau qui l’exerce, par le symbole qu’elle ou il représente et enfin par son degré d’engagement dans la décision qui se construit.

Chez les Indignad@s comme à Occupy Wall Street les participants peuvent être membres de syndicats, de mouvements voire même de partis politiques, mais ils ne peuvent s’exprimer qu’en leur nom propre. Les assemblées sont construites autour du refus de pondérer le droit de veto. On se retrouve donc face à un agrégat de subjectivités dont aucune n’a une validité supérieure à une autre. Le veto n’est alors pas un outil auquel on peut recourir pour négocier un compromis acceptable : il se déplace vers un niveau quasi moral. Je peux bloquer, seul, la décision d’une assemblée de plusieurs centaines, sinon milliers, de participants si je considère qu’elle est en contradiction avec les principes fondateurs du groupe – autrement dit : je ne bloque une décision que dans le cas où je n’aurais d’autre solution que de quitter le groupe si la proposition était acceptée.

La pratique altermondialiste tranche avec la démocratie représentative au moment de la prise de décision : le vote est remplacé par la recherche du consensus. Mais la décision reste construite par l’échange de points de vue contradictoires, à partir desquels un compromis est recherché. Dans le cas des occupations, le consensus ne s’oppose pas au seul vote, mais à l’ensemble du processus qui le précède. L’enjeu n’est ici pas de convaincre l’assemblée que l’on a raison face à un adversaire (quitte à disqualifier son propos) ; mais de construire, à partir de points de vue divers, une décision commune. Il n’est alors pas étonnant que ce processus débouche publiquement sur des revendications extrêmement larges et fédératrices, et qu’il peine, dans un premier temps au moins, à définir des stratégies qui permettent de répondre à la répression ou aux tentatives de récupération de manière claire et limpide.

La troisième rupture est l’une des plus prometteuses : il s’agit d’hybrider deux traditions issues du mouvement ouvrier, comme du mouvement écologiste : ceux qui privilégient les changements de structures, le niveau politique et ceux qui privilégient les changements de comportement et de mode de vie. Ces mouvements articulent différents rapports à la transformation sociale – qui vont de la confrontation directe au changement personnel : il s’agit tout autant de renverser un rapport de force que de convertir (pour reprendre un terme connoté religieusement) ou de contaminer (pour reprendre une terminologie plus anarchiste) celles et ceux qui font l’expérience, même brève, de l’occupation. Les occupations des Indignad@s et Occupy Wall Street sont à la fois des outils de revendications politiques et des lieux d’expérimentation sociale : l’occupation est censée préfigurer une société autre. Cette hybridation permet de répondre à une aspiration croissante, qui ne se cantonne plus à des milieux marginaux ou à des comportements jugés « déviants » à choisir de transformer la société en changeant ses comportements individuels sans pour autant renoncer à l’action politique.

Réflexions sur le mouvement social européen

Gustave Massiah

L’unité du mouvement social européen dépend de l’horizon que l’on se donne. A court terme, cette unité peut s’appuyer sur la solidarité entre les résistances, particulièrement contre les politiques d’austérité et leurs conséquences dramatiques pour les couches populaires et pour les libertés. A long terme, l’unité peut s’appuyer sur la proposition d’une transition sociale, écologique et démocratique qui se donne pour objectif le dépassement du capitalisme. Cette perspective a été explicitée dans la confrontation qui a marqué la Conférence de Rio+20. Dans cette conférence, trois options se sont dégagées : le renforcement sous d’autres formes de la dictature financière et l’inclusion de la nature dans les circuits financiers ; un réaménagement du capitalisme fondé sur une régulation publique et une modernisation sociale ; une rupture ouvrant sur une transition écologique, sociale et démocratique.

La première vision correspond à une conception de l’économie verte financiarisée. Dans cette vision, la sortie de la crise passe par l’élargissement du marché mondial, par le « marché illimité » nécessaire à la croissance. Elle propose d’élargir le marché mondial, qualifié de marché vert, par la financiarisation de la Nature, la marchandisation du vivant et la généralisation des privatisations. La gestion de la Nature est confiée aux grandes entreprises multinationales, financiarisées. C’est une extension de la logique néolibérale, celle d’un capitalisme dérégulé qui a conduit à la catastrophe que nous vivons. Et qu’il faudra imposer au mépris des libertés démocratiques. Il s’agit de limiter les droits fondamentaux qui pourraient affaiblir la prééminence des marchés.

La deuxième conception est celle du Green New Deal, défendue par Joseph Stiglitz, Paul Krugman et Amartya Sen. C’est un réaménagement en profondeur du capitalisme qui inclut une régulation publique et une redistribution des revenus. Elle est peu audible car elle implique un affrontement avec la logique dominante, celle du marché mondial des capitaux, qui refuse les références keynésiennes et qui n’est pas prêt à accepter qu’une quelconque inflation vienne diminuer la revalorisation des profits. La situation nous rappelle que le New Deal adopté en 1933 n’a été appliqué avec succès qu’en 1945, après la deuxième guerre mondiale

La troisième conception est celle des mouvements sociaux et citoyens qui a été explicitée dans le processus des FSM. Les mouvements sociaux ne sont pas indifférents aux améliorations en termes d’emploi et de pouvoir d’achat que pourrait apporter le Green New Deal. Mais ils constatent l’impossibilité de les concrétiser dans les rapports de forces actuels. Ils considèrent que la croissance productiviste correspondant à un capitalisme, même régulé, n’échappe pas aux limites de l’écosystème planétaire et n’est pas viable. Ils préconisent une rupture, celle de la transition sociale, écologique et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Citons : les biens communs et les nouvelles formes de propriété, le contrôle de la finance, le buen-vivir et la prospérité sans croissance, la réinvention de la démocratie, les responsabilités communes et différenciées, les services publics fondés sur les droits et la gratuité. Il s’agit de fonder l’organisation des sociétés et du monde sur l’accès aux droits pour tous. Cette rupture est engagée dès aujourd’hui à travers les luttes, car la créativité naît des résistances, et des pratiques concrètes d’émancipation qui, du niveau local au niveau global, préfigurent les alternatives.

Les situations seront caractérisées par des articulations spécifiques entre ces trois logiques. Dans beaucoup de cas, le refus de la logique dominante de la financiarisation et de ses conséquences pourrait conduire à une alliance entre ceux qui soutiendraient l’option de la modernisation et les mouvements qui s’inscrivent dans la transition. Une telle alliance n’empêcherait pas la poursuite de la confrontation sur les objectifs et les perspectives de dépassement du capitalisme. C’est dans le moyen terme, que l’unité du mouvement social européen est la plus difficile. Cet horizon est celui de la définition d’une stratégie, de l’articulation entre les réponses à l’urgence et les perspectives de transformation sociale structurelle.

L’évolution des mouvements sociaux et citoyens

Les résistances des peuples ont accentué la crise du néolibéralisme. L’épuisement du néolibéralisme ne signifie pas pour autant le dépassement du capitalisme. Il ouvre une période de crise structurelle qui articule quatre dimensions : économiques et sociales, géopolitiques, idéologiques, écologiques. Les mouvements sociaux et citoyens permettent de penser cette crise. Ils sont confrontés à deux questions qui doivent amener le processus des forums sociaux à se renouveler. Le premier concerne la jonction avec les nouveaux mouvements ; la seconde concerne l’évolution de la situation des mouvements dans les différentes régions du monde.

Les nouveaux mouvements se sont développés, depuis 2008, en Tunisie et en Egypte ; en Espagne, au Portugal et en Grèce avec les « indignés » ; aux Etats-Unis et ailleurs avec les « occupy » ; au Chili, en Colombie, au Québec, au Sénégal, en Croatie avec les mouvements des « nouvelles générations » qui souvent liés à la faillite du système éducatif mondial. Ces nouveaux mouvements sociaux ont leur dynamique propre. Les jonctions avec les mouvements plus anciens de l’altermondialisme existent mais elles sont diffuses. D’autant qu’aucun des deux ensembles n’est homogène et qu’ils n’ont, ni l’un, ni l’autre, de formes de représentation permettant des discussions formelles.

Les premières jonctions tiennent à la nature des mots d’ordre explicités depuis Tunis et Le Caire et complétés par les autres mouvements. Il s’agit d’abord du refus de la misère sociale et des inégalités, du respect des libertés, du rejet des formes de domination. D’un mouvement à l’autre, il y a eu des affinements sur la dénonciation de la corruption et la désignation du « 1% des plus riches et des plus puissants » ; sur la revendication d’une « démocratie réelle » et le rejet de la fusion entre les classes financières et politiques ; sur les contraintes écologiques de l’accaparement des terres et des matières premières à l’environnement. Au-delà des différenciations politiques et culturelles propres à chacun des deux ensembles, il y a des tendances spécifiques qui pourront se renforcer ou se contredire. Les nouveaux mouvements insistent plus sur les libertés individuelles par rapport à la revendication de justice sociale et d’égalité ; sur des approches « libertariennes » par rapport à l’affirmation de la régulation par la puissance publique ; sur des actions spectaculaires par rapport à l’action collective dans la durée.

Les jonctions sont aussi présentes dans les tentatives, toujours difficiles, de construction d’une nouvelle culture politique. Il y a un fond commun entre le choix de l’horizontalité, l’affirmation de la diversité, la primauté donnée aux activités autogérées. Il reste de fortes spécificités sur la nature de l’espace public, territorial ou virtuel ; sur le rapport entre engagement individuel et collectif ; sur les limites des délégations et la nécessité de coordinations ; sur les modes d’organisation des mouvements ; sur les formes du rapport au politique. L’hypothèse de travail est que les deux ensembles de mouvements vont participer à la mutation qui aboutira à la naissance des mouvements de la nouvelle période, à celle qui succèdera à la crise du néolibéralisme dont les issues ne sont pas encore déterminées. Les mouvements plus anciens de l’altermondialisme devront tirer les leçons de leurs avancées et de leurs limites.

Les défis

En Europe du Nord, et d’abord en Allemagne, la stratégie est de maintenir la place économique dans la mondialisation en renforçant leur industrie. Le projet de la bourgeoisie allemande est d’asseoir la compétitivité de l’industrie allemande sur la flexibilité. En Europe du Sud, la stratégie de ré-industrialisation est plus difficile. Les politiques d’austérité pèsent plus violemment sur les couches sociales défavorisées particulièrement sur celles qui ne sont pas en situation d’emploi protégé. Le maintien dans la zone euro telle qu’elle est gérée se traduit par des taux de 50% de chômeurs chez les jeunes. Le mouvement social est plus fortement mobilisé contre les politiques d’austérité. La situation dégradée en France résulte de la dureté de l’affrontement avec le patronat qui sous-investit pour garder le contrôle et refuse toute concession avec les salariés. En Europe de l’Est les bourgeoisies pèsent pour l’orientation néolibérale de l’Europe et soutiennent le libre-échange avec ses trois dumpings : social, environnemental et fiscal. En Grande-Bretagne, la stratégie est toujours atlantiste : il s’agit de coller aux Etats-Unis. Après la victoire contre le mouvement syndical qui a ouvert l’ère néo-libérale, les élites poursuivent la création d’emplois précarisés et sont tentés par une ré-industrialisation « discount » à l’irlandaise.

La différenciation des situations pèse sur la définition d’une position stratégique commune aux mouvements sociaux et citoyens en Europe. Ces mouvements sont confrontés à trois défis principaux : la précarité, la xénophobie, le projet européen alternatif. Le premier concerne l’indispensable et très difficile alliance pour les luttes communes entre travailleurs précaires et travailleurs non-précaires. Il y a trente ans, les mouvements sociaux se définissaient à partir des salariés stables. Les précaires pouvaient penser qu’ils pourraient à terme être intégrés dans un système social stable. Aujourd’hui, à l’inverse, la précarité est l’horizon des travailleurs stables. Le second concerne la montée des idéologies racistes et xénophobes. Elles prolifèrent à partir de la peur et des insécurités sociales, écologiques et civiques. Elles sont alimentées par la dimension symbolique de la crise européenne et par le « désenchantement » qui prolonge le basculement géopolitique du monde. Comment penser son identité quand on sait qu’on ne sera plus au centre du monde ? Le troisième concerne la définition d’un projet européen alternatif qui se dégagerait du projet européen dominant et de ses impasses et qui traduirait en termes politiques et culturels l’unité du mouvement social européen.

Féministes et altermondialistes5

Nancy Burrows (avec la collaboration de Michèle Spieler)

Forte de son expérience de la Marche des femmes du pain et des roses6, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) lance dès 1995 l’idée de marquer l’arrivée du nouveau millénaire par une vaste action concertée du mouvement féministe à l’échelle mondiale. Tous les groupes participants demeurent autonomes quant à l’organisation des actions dans leurs pays, en reconnaissance et respect des différences qui existent entre les diverses cultures. En 1998 a lieu à Montréal la première réunion internationale de la Marche mondiale des femmes, réunissant 140 déléguées de 65 pays. Une plateforme internationale de 17 revendications pour éliminer la pauvreté et la violence envers les femmes sert de base d’unité politique et d’outil de mobilisations communes.

2000 bonnes raisons de marcher

C’est en très grand nombre que les femmes du monde répondent à cette initiative autour de revendications communes : l’élimination de la dette des pays du Sud, l’application de mesures urgentes comme la Taxe Tobin, la réforme de l’aide internationale, la reconnaissance de la Cour pénale internationale, la reconnaissance des agressions sexuelles comme crimes de guerre et crimes contre l’humanité, le droit d’asile pour les femmes victimes de discrimination et de persécutions sexistes ainsi que l’adoption de protocoles et de mécanismes de mise en œuvre de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Entre le 8 mars 2000 (Journée internationale des femmes) et le 17 octobre 2000 (Journée mondiale pour l’élimination de la pauvreté), près de 6000 groupes de 161 pays et territoires participent aux actions de la MMF. L’action de la MMF s’articule autour de différentes cibles : gouvernements locaux, nationaux et régionaux (tels l’Union Européenne) et institutions internationales. De plus les activités d’éducation populaire ont pour but la sensibilisation de la population et visent à changer les mentalités, et le sexisme encore très bien ancré dans toutes nos sociétés.

Loin d’une notion de charité ou de solidarité des femmes du Nord envers les femmes du Sud, la philosophie de base qui transparaît à travers la MMF est une solidarité mutuelle. Le point de départ est que la féminisation de la pauvreté et la violence envers les femmes sont des réalités communes. Certes, les formes varient d’un pays ou région à l’autre, mais partout dans le monde des femmes luttent pour contrer ces deux tendances. Sur le plan national et régional, l’autonomie des groupes et des coordinations nationales et régionales est un aspect important. La décentralisation est une des clefs de réussite de la Marche, chaque pays ou région étant libre quant à l’organisation des actions et des revendications nationales ou régionales, le tout chapeauté par une vision globale partagée. Basée à la fois sur l’éducation populaire et les actions de rue, la Marche réussit à jumeler des revendications et luttes locales et nationales avec des analyses, revendications et actions à l’échelle mondiale. La diversité des moyens d’action et des formes de prise de parole des femmes est centrale dans la façon d’organiser la marche et fait partie de son originalité. La pluralité des formes et moyens d’action est le reflet de la diversité du monde et de la créativité des femmes. En plus de prises de parole, de multiples formes d’expressions artistiques sont utilisées lors d’actions et d’activités, toutes plus créatives les unes que les autres : théâtre, danse, chant, poésie, arts visuels, etc.

Capitalisme et patriarcat

Un autre élément politique marquant l’originalité de la MMF est le fait de lier la lutte contre le capitalisme à la lutte contre le patriarcat. Pour nous, le monde actuel et la situation des femmes en particulier s’expliquent par la force conjuguée de deux phénomènes mondiaux : la domination d’un capitalisme néolibéral, où la société est soumise à la seule loi du « tout aux marchés », où la pleine jouissance des droits humains fondamentaux est subordonnée à la liberté économique, ce qui provoque des exclusions intolérables pour les personnes et dangereuses pour la paix dans le monde et pour l’avenir de la planète. Et la perpétuation d’un système social, politique et économique dominant envers les femmes : le patriarcat, qui ne date pas du XXème siècle, bien sûr, mais qui s’est consolidé selon des intensités variables et des cultures différentes. Ce système de valeurs, de règles, de normes, de politiques, est basé sur la prétention qu’il existerait une infériorité naturelle des femmes en tant qu’êtres humains et sur la hiérarchisation des rôles attribués dans nos sociétés aux femmes et aux hommes. Ce système consacre le pouvoir masculin, engendre violences et exclusions et imprime à la mondialisation actuelle une orientation nettement sexiste. Ces deux forces historiques se renforcent mutuellement pour maintenir la très grande majorité des femmes dans une infériorisation culturelle, une dévalorisation sociale, une marginalisation économique, une « invisibilisation » de leur existence et de leur travail, une marchandisation de leur corps, toutes situations qui dans de nombreux pays s’apparentent à un véritable « apartheid ». Ces deux forces alimentent les intégrismes, les fondamentalismes et les conservatismes de tout acabit7. Loin d’être vus comme deux systèmes d’oppression distincts, il s’agit de systèmes inséparables qui se renforcent mutuellement et génèrent pauvreté, exclusion et violation des droits humains, particulièrement ceux des femmes. « Ils s’enracinent et se conjuguent avec le racisme, le sexisme, la misogynie, la xénophobie, l’homophobie, le colonialisme, l’impérialisme, l’esclavagisme, le travail forcé. Ils font le lit des fondamentalismes et intégrismes qui empêchent les femmes et les hommes d’être libres8. »

Changer le monde, changer le mouvement

En dépit de ces avancés, l’intégration de la perspective féministe par la majorité des forces du mouvement altermondialiste est loin d’être acquise. Tantôt considérée comme un « groupe d’intérêt », tantôt comme une « question spécifique », l’analyse féministe est souvent reléguée au second plan, malgré son importance et sa pertinence. Ce manque d’intégration de l’analyse féministe démontre l’existence et la profondeur du sexisme, même au sein du mouvement altermondialiste. La voix des femmes reste souvent étouffée, même dans les milieux dits progressistes. Lorsque les féministes sont absentes, on « oublie » d’évoquer l’importance du patriarcat ou du sexisme, Et lorsqu’elles sont présentes, elles passent parfois inaperçues, ayant moins de pouvoir ou de légitimité que certains « leaders » masculins du mouvement altermondialiste. Et ce, bien que la force du mouvement et son immense capacité de mobilisation aient été démontrées. Mais malgré ces difficultés, les féministes continuent d’investir des énergies dans le mouvement altermondialiste, lieu important d’établissement de liens transversaux entre les différents enjeux qui touchent les femmes. De plus, il s’agit d’une stratégie pour contrer l’ordre établi, à toutes les échelles, car la présence des féministes permet de renforcer la légitimité et le rapport de force des femmes dans les mouvements mixtes (où se trouvent femmes et hommes)9. Ainsi il semble nécessaire de construire ensemble les bases d’alternatives non seulement dans l’idéologie, mais aussi dans les pratiques sociales. Si le slogan du Forum social mondial, « Un autre monde est possible » peut être traduit concrètement, c’est entre autres par les pratiques sociales et l’instauration de relations plus égalitaires entre les composantes du mouvement, ainsi que dans son mode d’organisation. Pour cela, la présence féministe est indispensable.

Aller plus loin

Du FSM à la COP10

Maxime Combes

Que faire de la 21e conférence des parties de la Convention cadre des Nations-Unies sur le changement climatique qui se tiendra à Paris en décembre 2015 ? Les ONG, mouvements sociaux et écologistes se posent toute une série de questions essentielles dont il faut prendre le temps de débattre : que faut-il attendre des négociations ? Sur quoi est-il possible d’influer ? Que faire pour ne pas se retrouver dans la même situation qu’après Copenhague (2009) ? Quels objectifs se donner ? Comment travailler en profondeur les exigences de transformation écologique et sociale au sein de la population ? Quelles initiatives prendre pour imposer la lutte contre les dérèglements climatiques en haut des priorités politiques tout en évitant de donner plus de forces à ceux qui veulent imposer leurs solutions technoscientifiques et innovations financières ? Sur quelles bases construire un mouvement pour la justice climatique qui irrigue largement la société, persiste et se renforce à travers et au-delà de la conférence Paris2015 ? Comment s’appuyer sur la réussite des manifestations du 21 septembre 2014 ? Quelle place donner aux mobilisations grandissantes visant à bloquer des projets climaticides et aux initiatives citoyennes visant à expérimenter et mettre en œuvre dès maintenant le monde soutenable et résilient qui sera nécessaire demain ? La liste des questions et des débats en cours au sein des ONG et des mouvements sociaux et écologiques est longue.

Point d’accord juridiquement contraignant à l’horizon !

Au regard de ce qui est aujourd’hui sur la table, c’est peu dire que c’est mal parti. Si un accord est possible en 2015, il ne sera ni juridiquement contraignant, ni à la hauteur des enjeux. Ainsi, à la contrainte juridique, seule à-même d’instituer une contrainte et un engagement politique, il est préféré une déclaration d’intention regroupant les engagements propres de chacun des États, déclarations dont on sait le peu de poids et de constance qu’ils peuvent avoir. C’est un tournant dans les négociations climat où l’échelon national va primer sur la fixation et la réalisation d’objectifs globaux. Pour Barack Obama et l’administration américaine, les affaires intérieures et les équilibres géopolitiques internationaux priment sur le climat et la nécessité d’aboutir à un accord contraignant. Ils sont rejoints en cela par de nombreux pays, notamment la Chine.

Point d’accord ambitieux à l’horizon !

Pour être à la hauteur des enjeux rappelés par des rapports du GIEC, un accord devrait imposer d’importantes réductions d’émissions de gaz à effets de serre (GES) d’ici 2020. En effet, si rien ne change, les pays de la planète vont émettre 13 gigatonnes de gaz à effet de serre équivalents CO2 de trop en 2020 (57 gigatonnes au lieu de 44 gigatonnes de CO2) par rapport aux trajectoires acceptables pour conserver une chance raisonnable de pouvoir ne pas dépasser les 2°C de réchauffement climatique maximal d’ici la fin du siècle. Pourtant, à ce jour, aucun pays n’envisage de revoir à la hausse ses engagements de réduction d’émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2020.

Peu de financements à l’horizon !

Il n’y a point d’accord « ambitieux » sans financements conséquents sur la table. Décidé à Copenhague, le Fonds Verts pour le Climat vient à peine de voir le jour. Mais les caisses du fonds restent (presque) vides. Sur les 100 milliards de dollars par an promis pour financer la lutte contre le réchauffement climatique, l’adaptation et les conséquences des phénomènes climatiques extrêmes, à peine un peu plus de deux milliards de dollars ont été collectés à New York. À ce jour il n’est par ailleurs pas garanti que ces financements, s’ils se confirment, soient publics, additionnels et disponibles sous forme de dons et non de prêts conditionnés, pas plus qu’il n’est assuré qu’ils soient prioritairement destinés aux populations qui en ont le plus besoin.

Faut-il appeler les États à passer à l’action ?

Nous ne manquons pourtant pas de données et d’études scientifiques pour alerter les chefs d’État et de gouvernement et exiger d’eux qu’ils agissent urgemment. Les derniers rapports du GIEC sont extrêmement alarmants. Il ne se passe pas un mois sans qu’un nouveau record d’émissions de gaz à effet de serre ou de chaleur ne soit battu. Les données et les rapports d’expertise scientifique s’empilent mais ne déclenchent pas de politiques à la hauteur des enjeux, prouvant par là-même qu’il n’existe pas de relation mécanique entre l’accumulation des savoirs scientifiques sur le réchauffement climatique global et la volonté d’en faire un enjeu politique prioritaire. Informer les classes dirigeantes des dernières données disponibles n’a, finalement, pour seule conséquence que d’avoir des classes dirigeantes informées des dernières données disponibles, mais toujours opposées, hélas, à engager la transformation d’un système économique insoutenable.

Les fausses solutions vont bon train

. Pour renchérir l’utilisation des énergies fossiles, on cherchera à donner un prix au carbone par l’entremise de nouveaux dispositifs de marché et de finance carbone alors que le marché européen, pionnier en la matière, s’est révélé inefficace, dangereux, coûteux et non-réformable. Pour optimiser le captage et le stockage du carbone dans les sols et les forêts, il est proposé d’expérimenter de nouvelles pratiques et techniques agro-forestières – y compris le développement de nouvelles cultures génétiquement modifiées – et de les financer à l’aide de nouveaux dispositifs de finance carbone. Pour que les paysans des pays pauvres puissent faire face aux conséquences des dérèglements climatiques, on leur vendra des outils sophistiqués de prévision météorologique et des polices d’assurance. Pour développer les énergies renouvelables, notamment en Afrique, de vastes programmes d’investissements, confiés aux multinationales et aux marchés financiers, seront lancés pour réaliser des méga-infrastructures, destinées à alimenter de grands projets miniers et industriels, et souvent inutiles et inadaptées aux besoins des populations.

Abandonner l’ONU ?

S’il apparaît improbable d’obtenir un accord juridiquement contraignant, juste et à la hauteur des enjeux à Paris en 2015 et que ces conférences internationales servent aujourd’hui à promouvoir des fausses solutions, alors ne faut-il tout simplement pas abandonner le terrain de l’ONU ? Certains le pensent et considèrent que les ONG et les mouvements n’ont rien à y faire, pire, se fourvoient à continuer d’assister aux négociations : par leur présence, ils ne feraient que légitimer un espace et des procédures de gouvernement qui institutionnalisent et adoucissent les voix critiques, tout en permettant de faire perdurer un modèle économique international insoutenable et à l’origine des dérèglements climatiques. Ces critiques ne sont pas infondées, notamment parce que les ONG et les mouvements ont certainement contribué à laisser entendre que les conférences de l’ONU pouvaient véritablement « sauver le climat » et que nous étions finalement tous sur le même bateau. Néanmoins, déserter l’ONU laisserait le champ libre à ceux qui ambitionnent d’étendre l’emprise des multinationales, de la finance et des technosciences sur le climat.

Des batailles défensives.

Commençons par reconnaître et accepter que la majorité des batailles à mener au sein de l’ONU soit des batailles défensives. Des batailles pour ne pas trop perdre. Des batailles pour que les objectifs de réduction d’émissions et les niveaux de financements soient les moins pires possibles. Des batailles pour que les conséquences des dérèglements climatiques sur les populations les plus démunies soient mieux prises en compte. Des batailles pour stopper l’expansion de la finance carbone et des solutions technoscientifiques. Des batailles pour combattre l’emprise des intérêts privés sur les négociations. Ce sont autant de batailles essentielles. Mais ce sont des batailles défensives au sens où elles portent sur un agenda de négociations que les gouvernements se sont donnés et qui n’est pas celui que les ONG, les mouvements et les populations veulent imposer aux gouvernements.

Des batailles offensives

En mêlant une manifestation réussie (100 000 personnes), un sommet alternatif de qualité et des actions de désobéissance civile massives, la mobilisation citoyenne lors de la conférence de Copenhague fut une très grande réussite. Et pourtant, une grande part des représentants d’ONG et des militants des mouvements sociaux et écologistes sont repartis avec la gueule de bois. Venus « sauver le climat », encouragés en cela par une série d’ONG ayant fait de Copenhague « le sommet de la dernière chance », ils ne pouvaient qu’être déçus du résultat des négociations. Or, le climat ne sera pas plus sauvé à Paris qu’il ne l’a été à Copenhague. Pas plus qu’il ne sera possible d’y obtenir un accord ambitieux et contraignant. Une autre option consiste à ne pas se raconter d’histoire. Oui, bien sûr, il faut « passer à l’action ». Mais les mouvements pour la justice climatique ne peuvent se satisfaire que les gouvernements et le secteur privé « fassent quelque chose « . Ils ne peuvent se satisfaire de l’agenda étroit des négociations et des dynamiques actuelles concourant à un accord qui ne sera pas à la hauteur des enjeux. Non, ce que nous voulons, c’est tout changer ! Pas parce que cela nous amuse. Pas parce que nous préférons nous fixer des objectifs très ambitieux plutôt que de mettre en œuvre une stratégie des petits pas – stratégie qui montre toutes ses limites en matière de lutte contre les dérèglements climatiques. Pas non plus parce que nous vivons dans l’illusion du grand soir ou du petit matin. Nous voulons « tout changer » parce que c’est la crise climatique et la nécessaire justice climatique qui l’exigent, lorsqu’on en tire toutes les conséquences.

« Changer le système », mais pas avec n’importe qui !

Justement, en matière de climat, si rien n’a été fait qui ne soit à la hauteur des enjeux, c’est parce que les véritables solutions à la crise climatique entrent nécessairement en conflit avec le modèle économique dominant et l’idéologie qui le porte. Sobriété et efficacité énergétique, décentralisation et démocratisation des systèmes énergétiques, souveraineté alimentaire et agro-écologie paysanne, relocalisation des productions et des consommations, égalisation des modes de vie dans le cadre d’une politique du bien-vivre et de décroissance de l’empreinte écologique, coopération et solidarité économiques, etc. Les solutions aux dérèglements climatiques se heurtent frontalement aux politiques de compétitivité et aux politiques de libéralisation des échanges et des investissements qui génèrent une mise en concurrence accrue des populations et des territoires les uns avec les autres. Là où les premières s’appuient sur des principes de respect des grands équilibres écologiques et de coopération entre les populations pour construire un avenir commun, les politiques de compétitivité et de libéralisation font primer les exigences de rentabilité sur tout le reste, y compris les exigences climatiques. Pour « sauver le climat », il ne peut y avoir d’accommodements raisonnables avec les modes de développement productivistes insoutenables. Il est nécessaire de s’adresser aux causes structurelles des dérèglements climatiques. À ce compte-là, il ne peut y avoir de jeu gagnant-gagnant avec ceux qui défendent un modèle économique basé sur les énergies fossiles, à commencer par les multinationales du pétrole. Il faut l’assumer. Et les bloquer là où leur agenda avance.

Décentrer notre stratégie 

En continuant à agir comme ils le font, les gouvernements disent à l’opinion publique internationale qu’il n’y a pas grand-chose d’ambitieux à gagner lors de la COP21. Ce faisant, ils offrent l’opportunité à la société civile de délaisser les négociations pour se concentrer sur une stratégie de long terme, dont Paris2015 ne serait qu’une étape, qu’une caisse de résonance, visant à transformer durablement le rapport de force en faveur d’une transition écologique et sociale d’ampleur. En quelque sorte, c’est au nom de l’urgence de l’action pour le climat qu’il faudrait urgemment ne plus se focaliser sur la Convention climat de l’ONU, ne plus se perdre dans la technicité des négociations. Ainsi, il serait possible de dégager du temps et de l’énergie pour prendre du recul et se servir de Paris2015 comme d’un moment clef dans la perspective d’accumuler de la force et de l’énergie qui nous seront absolument nécessaires dans les mois qui suivront. Bien-entendu, ceci ne signifie pas qu’il faille se désintéresser complètement des négociations et de l’ONU. Cela signifie au contraire qu’il faudrait utiliser ce rendez-vous pour décentrer l’attention, pour imposer notre propre agenda et pour mener toute une série de batailles clefs gagnables et qui ne se jouent pas nécessairement à l’intérieur de l’ONU.

De la justice climatique à Alternatiba et Blockadia

Contre les projets climaticides, il s’agit de s’appuyer sur des formes de solidarités translocales – des solidarités entre des luttes ou des alternatives ancrées sur les territoires – comme vecteur de la construction d’un mouvement global. Ce défi, colossal, est toujours présent : comment relocaliser et ancrer nos imaginaires et nos mobilisations dans des expériences et des réalités concrètes, y compris de la vie quotidienne, dans la perspective de redécouvrir notre puissance d’agir collective ? Une puissance d’agir qui sera d’autant plus forte, et plus large, si nous sommes en mesure de nous dégager d’une logique de sensibilisation et de mobilisations citoyennes qui repose sans doute trop sur une heuristique de la science et de l’expertise : il ne suffit pas de savoir que le réchauffement climatique est là pour passer à l’action. Si l’empilement des rapports d’expertise n’implique pas mécaniquement des mesures et des politiques à la hauteur des enjeux, il ne déclenche pas non plus la mobilisation citoyenne générale. Au contraire, cette seule approche génère sans doute plus de sidération que d’engagement. Deux dynamiques citoyennes nous semblent contribuer à ce processus de relocalisation des luttes et des imaginaires tout en conservant la perspective d’un mouvement global pour la justice climatique se confrontant aux causes structurelles du réchauffement climatique. La première s’appuie sur les luttes qui visent à stopper l’expansion de la frontière extractiviste (des hydrocarbures de schiste aux nouveaux projets miniers) et la construction de nouvelles infrastructures inutiles, imposées et inadaptées (aéroports, autoroutes, barrages, stades, etc.). À la suite des puissantes mobilisations en Amérique du Nord contre la construction de nouveaux pipelines visant à exporter le pétrole issu des sables bitumineux d’Alberta (Canada), nous pourrions appeler cette dynamique de mobilisation internationale Blockadia. Sur l’autre versant se situe la dynamique d’innovation, de développement, de renforcement et de mise en lumière des expériences alternatives concrètes, qu’elles soient locales ou à prétention régionale et globale-, et qui visent à transformer profondément nos modèles de production et de consommation jusqu’ici insoutenables.

Élargissement et radicalisation

De notre point de vue, ces deux processus ouvrent des espaces qui sont source à la fois d’élargissement et de radicalisation des dynamiques citoyennes pour la justice climatique. Elargissement parce qu’en s’appuyant respectivement sur l’opposition à un projet dévastateur qui touche notre quotidien, et sur le développement d’expériences qui améliorent notre quotidien et donne à voir le monde de demain, ces deux processus rendent possibles l’inclusion de franges de la population qui ne s’impliqueraient pas dans des espaces militants classiques. Il. Ce sont par ailleurs deux processus qui autorisent la juxtaposition de pratiques, tactiques et stratégies diverses et variées : il est possible de s’engager sans avoir à se conformer à un moule militant souvent perçu et vécu comme trop étroit. Cet élargissement est également un processus de radicalisation, ne présageant pas de la « radicalité » des participants : se confronter à la puissance des promoteurs des projets climaticides ou à la difficulté de déploiement des alternatives concrètes à grande échelle, permet de toucher du doigt que la lutte contre le changement climatique n’est pas soluble dans un grand récit de l’unification de l’espèce humaine, du dépassement de tous les clivages.

Hydrocarbures de schiste, expansion de la frontière extractiviste, grands et petits projets inutiles, accords de libre-échange et d’investissements, dispositifs de financiarisation de la nature, agro-industrie et OGM, nucléaire, accroissement des inégalités, lobbying effréné des multinationales, banques climaticides, les luttes locales et les batailles globales pour affaiblir tous ceux qui entravent la lutte contre les dérèglements climatiques ne manquent pas. Tout comme les batailles pour mettre en œuvre des expériences alternatives concrètes : souveraineté alimentaire et agroécologie paysannes, circuits-courts, relocalisation de l’économie, partage du travail et des richesses, isolation des logements, reconversion sociale et écologique de la production en assurant le maintien des emplois, réappropriation et promotion des biens communs, réparation et recyclage, réduction des déchets, transports doux et mobilité soutenable, éco-rénovation, énergies renouvelables, etc. Du côté des dynamiques Blockadia et Alternatiba, il est clairement assumé que la transition écologique et sociale nécessite de profonds changements structurels que les élites rejettent pour ne pas transformer un système politique et économique qui assure leur domination et leur puissance. Pour faire refluer l’emprise des multinationales et des intérêts privés sur nos vies, la nature et notre avenir, appuyons-nous donc sur ces luttes et ces alternatives afin de les renforcer et de les rendre incontournables.

Le capitalisme et le papillon

Immanuel Wallerstein

Entre 1945 à 1970, le système-monde fonctionne sous l’hégémonie états-unienne. Cette période correspond également à la plus grande expansion de la phase A du cycle de Kondratieff de l’histoire du capitalisme (ce qu’on appelle parfois les « Trente Glorieuses »). Mais à la fin des années 1960, s’amorce la récession des deux cycles du développement du système-monde moderne, le cycle hégémonique et le cycle économique. Comment expliquer cette récession ? Tous les systèmes ont des rythmes cycliques. C’est leur mode de vie, la manière dont ils gèrent les inévitables fluctuations de leur fonctionnement. Deuxièmement, le capitalisme fonctionne comme un système-monde. De là découlent deux problèmes-clés que nous pouvons examiner l’un après l’autre.

Les cycles de Kondratieff

Le capitalisme est un système dont la raison d’être est l’accumulation incessante du capital. Pour accumuler, les producteurs doivent maximiser leurs profits à partir de leurs investissements. Cependant, augmenter ses profits n’est possible que si le producteur peut vendre son produit à des prix considérablement plus élevés que le coût de production. Dans une situation de concurrence parfaite, il est absolument impossible de dégager des profits significatifs. S’il existe une situation de compétition parfaite (une multitude de vendeurs et d’acheteurs, des informations valables sur les prix), chaque acheteur va circuler d’un vendeur à l’autre jusqu’à ce qu’il trouve celui qui vendra à seulement un centime au-dessus du coût de production, voire en dessous du coût de production.

Pour les vendeurs donc, la concurrence est néfaste. Obtenir un taux substantiel de profit est seulement possible si le vendeur jouit d’un monopole, ou au moins d’un quasi-monopole, à l’échelle de l’économie-monde. Dans ce cas, le vendeur peut augmenter le prix autant qu’il le veut, jusqu’à la limite imposée par l’élasticité de la demande. Il arrive donc, à chaque période d’expansion de l’économie-monde, qu’on trouve certains produits, ce qu’on appelle les produits « de pointe », relativement monopolisés. Les vendeurs de ces produits réalisent de grands profits et peuvent accumuler. De plus, les liens en amont et en aval de ces produits de pointe font en sorte que l’expansion de production va au-delà de celle des produits de pointe. Cette expansion générale de l’économie-monde est généralement appelée la phase A du cycle de Kondratieff.

Au bout d’un temps cependant, les monopoles s’autodétruisent. La compétition s’aggrave et elle fait baisser les prix, mais aussi les profits, jusqu’au point où ces profits baissent suffisamment pour que l’économie-monde cesse de s’étendre. Alors, l’économie-monde entre dans une période de stagnation : c’est la phase B du cycle de Kondratieff. Empiriquement, les phases A et B durent en moyenne de 50 à 60 ans. La phase B n’est jamais trop durable. Après un certain temps, avec l’aide des États, de nouveaux monopoles sont créés et une nouvelle phase A commence. La reprise d’expansion de l’économie-monde dépend du fait de trouver des produits susceptibles d’une monopolisation, mais aussi d’un relatif ordre mondial.

Guerre et hégémonie

Selon Schumpeter, les capitalistes ont besoin d’une stabilité relative. Les guerres détruisent le capital fixe et sont des obstacles au commerce. C’est pour cela que le système fonctionne mieux quand un pouvoir hégémonique est en mesure d’imposer un certain degré d’ordre dans la vie interétatique. Ces cycles hégémoniques sont toujours plus longs que les cycles de Kondratieff parce qu’il est assez difficile pour un État de s’imposer. Il faut une disruption massive dans le système-monde pour qu’un État hégémonique soit déplacé. Depuis quelques siècles, ce changement est survenu trois fois : au tournant du 17ième siècle avec l’émergence des Provinces-Unies ; au début du 19ième siècle lorsque le Royaume-Uni impose sa domination ; et finalement après 1945, avec l’hégémonie des États-Unis.

Entre ces périodes d’hégémonies, il y a une longue accumulation de guerres où les puissances tentent de s’imposer les unes aux autres. Pour gagner, les rivaux doivent ériger les structures productives les plus fortes et les plus efficientes. Une fois qu’un État parvient à l’hégémonie, il fixe les règles de fonctionnement du système interétatique. Il cherche non seulement à assurer un bon fonctionnement de l’ensemble, mais en même temps de permettre une accumulation maximale du capital pour son « propre » capitalisme en établissant de nouveaux monopoles et en lui assurant la protection de son pouvoir géopolitique. Mais comme pour l’économie, le monopole géopolitique est autodestructeur. Pour maintenir l’ordre, le pouvoir hégémonique doit intervenir militairement dans diverses parties du monde. Mais ces interventions l’affaiblissent à moyen terme. Utiliser la force militaire est coûteux en termes d’argent et de vies. Ce coût tend à effrayer les citoyens de la puissance hégémonique, surtout si les conquêtes initiales deviennent un bourbier. L’arrogance du triomphe s’estompe. Souvent, les opérations militaires sont moins efficaces qu’on ne l’a cru au début. Les résistances s’accroissent et éventuellement deviennent incontrôlables. La puissance hégémonique doit répondre à un deuxième défi. Bien que militairement elle reste très forte, d’autres États commencent à reconstruire leurs forces militaires. L’attitude des alliés ou des satellites du pouvoir hégémonique commence à changer. Le pouvoir hégémonique entre alors dans un processus de déclin. Ce processus est lent, mais à la longue, irréversible. La conjonction de ces deux sortes de déclin aux alentours des années 1965-1970 (la fin de la phase A de Kondratieff et le début du déclin du pouvoir hégémonique états-unien) explique le grand tournant. C’est alors que surgit la « révolution-monde » de 1968, ce qui n’est pas un accident, car dans une large mesure, cette révolution est le résultat du déclin.

La révolution-monde de 1968

1968 marque un troisième genre de récession, le déclin des mouvements anti-systémiques traditionnels, ou, si on veut dire, de la « vieille gauche ». Celle-ci inclut les mouvements communistes, la social-démocratie et les mouvements de libération nationale, qui ont pris forme durant le dernier tiers du dix-neuvième et la première moitié du vingtième siècle. Ces mouvements parviennent au sommet de leur pouvoir de mobilisation entre 1945 et 1968. C’est une période qui correspond à la fois au moment d’expansion d’une extraordinaire phase-A de cycle de Kondratieff et au maximum de l’hégémonie américaine. Comment expliquer cette coïncidence qui, en fait, n’en est pas vraiment une ?

D’un côté, face à l’incroyable expansion économique mondiale de l’époque, la bourgeoisie rechigne à toute interruption de la production et préfère composer avec les ouvriers sur des questions de salaire et des conditions de travail. Elle croit que ces concessions matérielles lui coûteront moins que des grèves. À moyen terme, les coûts de production s’élèvent, ce qui ébranle les quasi-monopoles. Mais comme toujours, les entrepreneurs ne pensent pas au long terme. C’est un peu la même chose pour les États-Unis en tant que pouvoir hégémonique. Ils pensent maintenir une stabilité relative dans le système-monde. Ils sont prêts à faire des concessions devant les revendications des mouvements de libération, surtout si la « décolonisation » est négociée avec des interlocuteurs modérés. Dans les faits, de manière au début imperceptible, le capitalisme et les États-Unis reculent. Les mouvements de la « vieille gauche » atteignent leurs objectifs, la conquête du pouvoir d’État. Des partis communistes gouvernent un tiers du monde (on l’appelle le « bloc socialiste »). Des partis sociaux-démocrates sont au gouvernement dans un autre tiers. Ailleurs, les mouvements de libération nationale parviennent au pouvoir dans la majorité des États coloniaux ou semi-coloniaux.

Mais ces victoires ouvrent d’autres débats. Pour les révolutionnaires de 1968, l’arrivée au pouvoir de la vieille gauche » ne change pas beaucoup la situation. Il faut dire qu’à l’époque, la nouvelle gauche est plutôt triomphaliste. D’une part, elle pense qu’il est possible de vaincre la puissance hégémonique américaine, comme cela se confirme au Viêtnam. D’autre part, elle s’éloigne de l’Union soviétique, qu’elle accuse d’être de mèche avec l’hégémonie américaine (cette idée découle du virage de la politique de l’URSS après le vingtième congrès du parti communiste en 1956). Une autre fracture apparaît alors. Pour les révolutionnaires de 1968, la vieille gauche échoue à transformer le pouvoir parce que, dans une large mesure, elle n’a jamais défini ce nouveau pouvoir qu’elle promettait de construire. Pour la nouvelle gauche, la captation du pouvoir n’a pas changé le monde. Elle n’a pas entravé la polarisation économique et le système de classe se maintient sous une bourgeoisie, la nomenklatura. Cette critique se matérialise en Chine où les partisans de la Révolution culturelle veulent épurer le pays de ceux qui suivent la « voie capitaliste » et qui se retrouvent dans les plus hauts rangs de l’État et du parti communiste. Pour maints révolutionnaires de 1968, la Chine devient un modèle à suivre.

A tout cela s’ajoute une nouvelle problématique, celles des peuples « oubliés ». Ce sont les oubliés dans la vie politique, économique et culturelle, mais oubliés aussi des mouvements anti-systémiques traditionnels. Dans le sillon de la révolution de 1968, ces communautés sortent de l’anonymat. Elles sont opprimés à cause de leur race, de leur genre, de leur appartenance ethnique, de leur sexualité – en effet, de leur altérité. Traditionnellement, les mouvements anti-systémiques les ont délaissées, en affirmant que l’action révolutionnaire devait être subordonnée à la libération à ce qui était défini comme l’acteur historique principal, en l’occurrence, le prolétariat industriel. Les autres acteurs devaient attendre la victoire de ces acteurs « principaux ». Mais les soixante-huitards refusent cette hiérarchisation. Ces revendications pour l’égalité font partie des urgences du présent, comme on le voit aux États-Unis avec le mouvement du Black Power.

Le retour de la droite

Au début des années 1990, l’implosion de l’URSS donne à cette droite un nouvel élan. Sur le plan économique, le pouvoir se déplace vers le secteur financier et utilise l’endettement comme moyen d’occulter les graves problèmes. Cette « financiarisation » n’est pas nouvelle, elle revient périodiquement au moment où la phase B du cycle de Kondratieff s’impose. Mais cette fois-ci, elle atteint des sommets. Le capitalisme financier crée une série de bulles successives qui implique le système-monde entier : la dette des pays du tiers-monde et du bloc socialiste dans les années 1970, les obligations à haut risque des grandes entreprises dans les années 1980, l’endettement des consommateurs dans les années 1990, l’endettement du gouvernement de l’ère Bush, et le plus récemment, l’endettement immobilier. Depuis, le processus continue avec le renflouement des banques et l’émission de dollars. La dépression dans laquelle le monde est tombé va continuer à s’approfondir pendant longtemps. Elle est en train de détruire le dernier pilier de la stabilité économique relative dans le système-monde, soit le dollar américain comme monnaie de réserve Entre-temps, les principaux joueurs, États-Unis, Union européenne, les BRICS, tentent d’empêcher le soulèvement des chômeurs et des classes moyennes dont l’épargne et les pensions de retraite s’effondrent. Les gouvernements réagissent à ces dangers par un protectionnisme qu’ils n’avouent pas, et quand ils peuvent, par la création de monnaie avec laquelle ils espèrent limiter la colère populaire. De telles mesures peuvent reporter temporairement les dangers, en réduisant un peu les souffrances des gens ordinaires. Mais ces mesures risquent d’aggraver la situation à moyen terme. Cette défaillance du système prendra la forme de fluctuations toujours plus extrêmes, dont la conséquence principale sera une très grosse difficulté à prévoir le court terme. Ceci tendra à geler toute activité économique tout en augmentant les craintes des gens ordinaires, qui blâmeront à juste titre leur gouvernement.

La « tendance » de la phase B

Dans l’économie-monde capitaliste, il n’est pas vraiment difficile de savoir quelles sont les courbes qui importent le plus. Dans la mesure où le capitalisme est un système qui repose sur l’accumulation incessante de capital, et puisqu’on accumule du capital en faisant des profits sur le marché, le problème-clé de tout capitaliste consiste à produire au plus bas prix, pour vendre au plus haut prix possible. Il nous faut, dès lors, distinguer ce qui relève des coûts de production et ce qui détermine les prix. Logiquement, il y a trois types différents de coûts de production : le personnel, les inputs, la fiscalité. Au fil du temps, tous ces coûts ont augmenté. Bien sûr, les capitalistes font des efforts pour les réduire, et pendant les phases B, ils réussissent, mais en partie seulement. Pourquoi en est-il ainsi ? Commençons avec les coûts de personnel, qu’il faut analyser en trois catégories principales : les travailleurs peu qualifiés, les cadres intermédiaires, et les PDG et autres hauts dirigeants. Les coûts des travailleurs peu qualifiés tendent à augmenter pendant les phases A sous la pression de l’action syndicale. Quand ces coûts deviennent trop élevés, les entrepreneurs peuvent délocaliser leur production vers des régions où les salaires sont plus bas et où existe une main d’œuvre d’origine rurale à bon marché. Évidemment, les capitalistes ne délocalisent pas à la légère parce que cela augmente les coûts de transaction de l’entreprise. Mais dans une phase B, le transfert de site peut créer suffisamment d’économies salariales pour en valoir la peine. Après un certain temps, souvent le temps d’une génération, l’action syndicale se développe également dans ces régions. Les salaires montent, et l’on pense à délocaliser à nouveau. Ces délocalisations successives sont onéreuses, mais efficaces. On observe cependant un effet de cliquet à l’échelle mondiale. Les réductions salariales n’éliminent jamais totalement les hausses. Et la répétition de ce processus durant les dernières décennies a épuisé les lieux de délocalisation disponibles, d’où la déruralisation du système-monde.

Les raisons de la hausse des coûts du personnel d’encadrement sont différentes. Premièrement, l’augmentation de la taille des unités de production requiert plus de personnel intermédiaire. Deuxièmement, il faut faire face au danger qui résulte de l’organisation syndicale, et ce en créant une strate intermédiaire plus importante, qui sert d’allié à la strate dirigeante. De plus, l’existence de cette strate intermédiaire constitue un « modèle » d’ascension sociale pour la majorité non qualifiée, ce qui réduit sa capacité de mobilisation. Quant aux strates de direction, ce qui permet une hausse signifiante de leur salaire dérive de la séparation de la propriété et de la direction. Cette séparation permet aux dirigeants de s’approprier sous la forme de rente des portions toujours plus importantes des revenus de la firme, réduisant la part qui revient aux « propriétaires » sous la forme de profits ou de réinvestissements dans la firme. Cette augmentation a été particulièrement spectaculaire durant ces dernières trente années.

Quant aux coûts d’inputs, les capitalistes s’efforcent toujours de les externaliser, c’est-à-dire ne pas payer l’intégralité de la note, comme par exemple pour la gestion des déchets toxiques, le renouvellement des ressources et la construction d’infrastructures. Pendant longtemps, cette externalisation des coûts est considérée comme normale, mais dans les années 1960, cela commence à changer. Peu à peu, des communautés se rendent compte des coûts de cette externalisation, notamment sur la santé, et elles exigent que l’assainissement et le contrôle environnemental soient pris en charge par l’État. Mais le problème s’aggrave à la suite de phénomènes comme la croissance démographique et les pénuries de sources d’énergie, d’eau, de forêts, de sols, de poisson et de viande. En découle une compétition féroce pour l’accès à ces ressources. Par rapport aux infrastructures, les entrepreneurs qui n’ont jamais payé qu’une faible part du montant réel des infrastructures résistent à prendre en charge l’augmentation des coûts Les gouvernements se retrouvent en difficulté. La conséquence est une détérioration sérieuse des équilibres budgétaires. Ainsi, le monde est devant une crise structurelle. La question n’est plus de savoir comment le système capitaliste va reprendre sa course à la croissance. Elle est de savoir ce qui remplacera ce système et ce qui pourra émerger de ce chaos. Chose certaine, le résultat est imprévisible, et ce pour des raisons inhérentes à ce qu’est un système, mais la nature de cette lutte est très claire.

Le chemin de Davos et le chemin de Porto Alegre

Il est possible que le monde « choisisse » un nouveau système qui ressemble pour l’essentiel au système actuel–hiérarchisant, exploiteur et polarisant. Appelons cela le camp de Davos, du nom de cette ville où les élites du monde se réunissent chaque année. Aujourd’hui, le camp de Davos est profondément divisé. Il y a ceux qui souhaitent créer un système hautement répressif propageant une vision du monde qui consacre le rôle d’un petit groupe de dirigeants privilégiés en face de sujets serviles. Ceux-là ne se contentent pas de propager une telle vision ; ils proposent aussi l’organisation d’un réseau d’agents armés pour écraser l’opposition. Toujours dans le camp de Davos, un autre groupe pense que la voie du contrôle et du privilège passe par un système méritocratique qui coopterait un grand nombre de cadres indispensables au maintien d’un système fonctionnant avec un minimum de force et un maximum de persuasion. Ce groupe parle la langue du changement radical, utilisant les slogans issus des mouvements anti-systémiques – un monde « vert », une utopie multiculturelle, etc. Ils veulent offrir des opportunités méritocratiques à tout le monde – tout en maintenant un système qui, à la longue, ne peut qu’être inégalitaire et polarisé

Le camp de Porto Alegre (ville du Brésil où est né le Forum social mondial) souffre également de divisions internes. Il y a ceux qui envisagent un monde aussi décentralisé que possible. Ce groupe parle le langage d’une crise civilisationnelle. Il rejette la croissance économique comme objectif prioritaire, en y substituant l’idée d’une discussion rationnelle sur l’utilisation des ressources mondiales. Il se réfère à ce que les mouvements autochtones en Amérique latine appellent le « bien vivir ». Il n’accepte pas le rôle d’une caste d’experts coupés de la société civile. Pour ces partisans, un vrai universalisme peut se seulement construire à partir d’une incessante combinaison de sagesses multiples produites par l’humanité passée et à venir, respectée dans la diversité de ses créations culturelles. Au sein du camp de Davos, un second groupe est davantage attiré par l’idée d’une transformation mise en œuvre par des cadres et compétents, qui pensent y voir plus clair que les masses. Loin de l’idée de décentralisation, il envisage un système-monde plus coordonné et intégré ; il est partisan d’un égalitarisme formel qui n’a pas à attendre d’innovations imprévisibles ni l’hypothétique construction d’un universalisme réellement universel, c’est-à-dire pluriel. Il reste axé sur la nécessité du « développement », surtout dans les pays du Sud. C’est une situation déroutante –intellectuellement et politiquement – encore une raison pour insister sur l’imprévisibilité du résultat.

Le papillon

Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse rien faire, mais plutôt, qu’il n’y a pas de plan d’action fait d’avance. Je mettrais en tête de liste certaines actions à mettre en œuvre tout de suite. Par exemple, des actions qui peuvent minimiser les dommages inhérents à l’effondrement du système existant. Ces actions ne sauveront pas le système. Elles ne sont pas une solution à long terme, mais les individus ne vivent pas dans le long terme. Ils vivent dans l’immédiat. Et on ne peut jamais négliger l’immédiat, pour des raisons à la fois politiques et morales. Pourtant, en même temps, il faut engager un sérieux débat intellectuel sur les paramètres du système-monde que nous désirons voir, et sur la stratégie de transition qui lui correspond. Dans ce débat, il est impératif d’écouter toutes les personnes de bonne volonté, surtout celles qui ne partagent pas notre point de vue. Un débat permanent peut offrir plus de compréhension de ce qu’il faut faire, consolider une plus grande camaraderie dans le camp de Davos. Il faut éviter le sectarisme qui, historiquement, a toujours mis en échec les mouvements anti-systémiques.

En outre, je suis partisan d’efforts pour construire, ici et là, à petite ou grande échelle, des modes de production alternatifs, démarchandisés. Il se peut qu’en faisant cela, nous apprenions les limites des méthodes cherchant à assurer une production intelligente et soutenable, au-delà de cette dépendance par rapport au profit qui est au fondement du système actuel. Nous devons mettre au premier plan de la réflexion la lutte contre les trois inégalités fondamentales que l’on trouve au niveau mondial : les inégalités de genre, de classe, et de race/ethnicité/religion/sexualité. C’est la tâche la plus difficile de toutes, car aucun de nous n’est innocent, aucun de nous n’est pur. Toute la culture dont nous avons hérité résiste même à cette évolution.

Finalement, nous devons fuir comme la peste la croyance selon laquelle l’histoire serait de notre côté, selon laquelle la bonne société adviendra inévitablement. L’histoire n’est du côté de personne. D’ici un siècle, nos descendants pourraient regretter tout ce que nous avons fait. Nous avons au mieux 50 % de chances de créer un système-monde meilleur que celui dans lequel nous vivons aujourd’hui. Mais 50 %, c’est beaucoup.

Qui l’emportera dans cette bataille ? Nul ne peut le dire. Ce sera le résultat d’une infinité de nano-actions par une infinité de nano-acteurs lors d’une infinité de nano-moments. A un moment donné, la tension fera basculer définitivement la balance en faveur de l’une des deux solutions alternatives. De là naît l’espérance. Ce que chacun de nous fait à chaque instant sur chaque question concrète a son importance. Certains parlent d’« effet papillon » : le battement d’aile d’un papillon peut provoquer une tornade à l’autre bout de la planète. En ce sens, aujourd’hui, nous sommes tous de petits papillons.

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