Iran : mutation sociale et contestation politique

, par  LADIER-FOULADI Marie

La République islamique d’Iran dissimule généralement le dynamisme de mouvements civils iraniens. Devenus acteurs incontournables de la société iranienne, les jeunes et les femmes se mobilisent malgré l’autoritarisme du régime en place. Dans cet article extrait de la revue Politique étrangère, Marie Ladier-Fouladi met en exergue les mutations sociales iraniennes observables depuis la Révolution de 1979 et les contestations politiques qui en découlent. Elle montre ainsi que la baisse du taux de natalité suscité par l’allongement de la durée des études des femmes est à l’origine d’une remise en cause du système patriarcal iranien. La découverte de nouveaux espaces de libertés pour les jeunes aurait également engendré un rassemblement de ces derniers contre le conservatisme du régime islamique iranien. Cristallisés dans le Mouvement vert de 2009, les mouvements sociaux d’opposition au Président Mahmoud Ahmadinejad se radicaliseraient alors en fonction de la répression dont ils sont victimes.

L’annonce précipitée, par le ministère de l’Intérieur, des résultats de l’élection présidentielle du 12 juin 2009, confirmant la réélection du président sortant, Mahmoud Ahmadinejad, a provoqué un tollé en Iran. Aussitôt, plusieurs centaines de milliers d’électeurs ont spontanément manifesté dans les rues des grandes villes iraniennes pour contester ces résultats. Ce mouvement protestataire postélectoral, baptisé Mouvement vert, le plus important qu’ait connu l’État islamique depuis sa fondation en 1979, a largement surpris l’opinion publique internationale, non seulement par son ampleur mais surtout par la modernité de son mode d’action. Les jeunes iraniens, hommes et femmes, en l’absence de journalistes étrangers, aussitôt expulsés d’Iran alors que les médias iraniens étaient rigoureusement surveillés, se sont systématiquement servis des derniers moyens électroniques de communication (téléphone portable, Twitter, Facebook) pour informer le monde entier de leur mouvement aussi bien que de la répression violente qui sévissait dans le pays. Ainsi, à travers les revendications exprimées lors de ces manifestations pacifiques, on pouvait constater que les femmes et les jeunes Iraniens, les principaux protagonistes du Mouvement vert, aspiraient à la liberté d’expression, à la démocratie et à l’établissement d’un état de droit.

Ces aspirations s’inscrivent dans un contexte social en mutation accélérée depuis la révolution de 1979. En effet, la société iranienne a été bouleversée par la transformation du modèle traditionnel de la famille, résultat de l’une des transitions de fécondité parmi les plus rapides de l’histoire[1]. Le recul spectaculaire de la fécondité a entraîné une forte réduction de la taille des familles qui, à leur tour, ont connu une modification des relations affectives entre conjoints aussi bien qu’entre parents et enfants. Par ailleurs, le contrôle de leur fécondité par les femmes elles-mêmes indique l’affaiblissement de l’ordre patriarcal et par là même celui du pouvoir du groupe de parenté au profit d’une logique d’autonomisation des familles et des individus. Ces mutations, qui sapent à la base l’ordre patriarcal, ont une incidence sociale et politique majeure. Elles génèrent des modifications en profondeur des dynamiques d’une société qui s’était structurée selon les règles d’un ordre désormais largement obsolète.

1979-2012 : LA SOCIÉTÉ IRANIENNE EN MUTATION

Au lendemain de la révolution, les nouveaux dirigeants se sont précipités pour islamiser le code civil et la législation pénale. Mais ils durent en même temps entreprendre, en dépit de la guerre Iran-Irak (1980-1988) et de son coût financier élevé, un vaste programme de développement socio- économique dans le souci de répondre aux attentes d’une population qui venait de renverser le régime monarchique et comptait sur le nouveau régime pour une amélioration de ses conditions de vie, de son accès à la santé, à l’éducation et au logement. Ce faisant, ils contribuèrent à moderniser en un temps très court le contexte socio-économique des zones urbaines et rurales et à orienter malgré eux – les dirigeants islamiques et la législation rigoristes de l’État n’avaient aucune ambition de ce type – la société iranienne vers la modernité.

Par ailleurs, la participation très active des femmes aux côtés des hommes lors des journées révolutionnaires de 1978-1979 ne pouvait que les inciter à prendre confiance en elles et en leur capacité à sortir de leur soumission traditionnelle pour peser sur leur destin. Ainsi, l’avènement de la République islamique coïncida paradoxalement avec l’apparition d’un nouveau rapport entre les sexes, qui se distinguait de celui préconisé par les traditions millénaires et renforcé par la religion musulmane. C’est dans ce nouveau contexte socioculturel que la fécondité des femmes commença à baisser à un rythme effréné, passant de 6,4 enfants en moyenne par femme, en 1986, à 1,9 enfant en 2011. Ce déclin rapide de la fécondité, observé depuis la seconde moitié des années 1980 sous la République islamique, est l’illustration par excellence de la modernisation des comportements de la population iranienne. Ce processus d’importance, qui témoigne de mutations notoires de la situation de la femme au sein de la famille, peut être apprécié à travers l’examen de la tendance de l’âge au premier mariage des femmes et de leur pratique contraceptive.

En effet, depuis le début des années 1980, l’âge moyen au premier mariage des femmes n’a cessé d’augmenter, en raison de l’allongement des études et de la modernisation des aspirations familiales. Il est passé de 19,7 ans en 1976 à 24 ans[1] en 2006. En ce qui concerne la pratique contraceptive, seulement 11 % des femmes mariées âgées de 15 à 45 ans avaient recours aux moyens contraceptifs modernes en 1978, alors qu’en 2000, près de 74 % des femmes mariées âgées de 15 à 49 ans employaient un moyen contraceptif[2].

La clé de voûte de cette révolution sociale est sans doute le progrès de l’instruction scolaire des jeunes générations de femmes depuis le début des années 1980. En 1976, seulement 28 % des femmes en âge de procréer (15-49 ans) étaient alphabétisées et leur scolarité ne durait, en moyenne, que 1,9 an. Après la révolution de 1979, l’école s’est diffusée de manière plus large. Malgré des insuffisances dans l’organisation de la scolarité et dans l’alphabétisation, notamment au début des années 1980, cette ouverture massive de l’école fut particulièrement bénéfique aux femmes, dont l’accès au savoir progressa à une cadence accélérée. De sorte qu’en 2006, la proportion des femmes alphabétisées âgées de 15 à 49 ans s’élevait à 87,4 % et leur scolarité durait en moyenne 8,9 ans.

Plus notoire encore fut la réduction de l’inégalité entre les hommes et les femmes appartenant aux mêmes générations dans l’accès au savoir. À ses débuts, l’école iranienne ne profitait qu’aux garçons. Il fallut attendre la diffusion massive de l’école pour que les petites filles y accèdent enfin. Dès lors, les jeunes générations de femmes, en allongeant la durée de leur scolarité, n’ont cessé de se rapprocher du niveau d’instruction des hommes, voire de le dépasser dans les villes. En 2006, la scolarité des femmes âgées de 20 à 24 ans (la génération née en 1982-1986) durait 10,4 ans en moyenne, contre 9,9 ans pour les hommes d’une même classe d’âge.

Le recul de la fécondité et, en conséquence, la réduction de la taille de la famille ont partout modifié les relations affectives entre conjoints et entre parents et enfants. Dans le cas de l’Iran, cette transformation signifie la fin de la traditionnelle hégémonie de l’âge et du sexe masculin dans l’espace familial. De sorte que l’ordre patriarcal qui a longtemps dominé la famille iranienne a été, contre toute attente, ébranlé sous la République islamique. Désormais, les relations établies au sein de la famille sont fondées sur le dialogue et sur le respect réciproque, comme le confirment les résultats d’une enquête sociodémographique que nous avons réalisée en Iran[3] en 2002. En effet, une grande majorité des femmes interrogées déclarent décider avec leur conjoint des questions en rapport avec les enfants aussi bien que des questions plus matérielles. Elles refusent ainsi de jouer exclusivement le rôle d’épouse soumise et de mère de nombreux enfants. La plupart d’entre elles sont en faveur de l’égalité des droits entre hommes et femmes dans l’accès à l’éducation, à l’emploi et dans le choix du conjoint. Ce sont surtout les plus jeunes et les plus instruites d’entre elles qui aspirent à une égalité entre les sexes aussi bien dans le domaine familial que dans le domaine sociopolitique, même si le contexte politique et juridique ne s’y prête pas[4]. Ces expériences cumulées et le nouveau rapport qu’elles semblent vivre avec leur conjoint sont sans doute à l’origine de leur prise de conscience, qui les conduit à contester le système politique et les discriminations faites aux femmes.

La nouvelle génération de jeunes s’est donc construite dans cet environnement sociodémographique. La crise économique endémique, d’une part, et la modernisation du marché du travail ainsi que celle des aspirations familiales, d’autre part, ont conduit la jeunesse iranienne à allonger la durée de sa scolarité, notamment dans le but d’augmenter ses chances de décrocher un emploi stable. Par conséquent, l’âge au premier mariage des jeunes n’a cessé de croître, contribuant au prolongement de la durée de cohabitation des jeunes avec leurs parents et par là même à l’allongement de la durée de la « jeunesse[5] ». Cette configuration est inédite dans l’histoire de la famille iranienne. Pour la première fois au sein de ces familles cohabitent durablement des jeunes dont le niveau scolaire dépasse celui de leurs parents, notamment celui des pères. Ainsi, à la hiérarchie des classes d’âge succède la hiérarchie du savoir, qui modifie ainsi les relations intergénérationnelles[6]. Elles sont désormais établies davantage sur le dialogue, et peut-être même sur le conflit, que sur les traditionnels comportements d’obéissance et de soumission émanant de l’ordre patriarcal. La nouvelle jeunesse a adopté les mêmes principes dans sa contestation politique, cherchant un cadre légal pour débattre avec un État islamique dont elle ne remettait pas en cause la légitimité.

LUTTER CONTRE LES DISCRIMINATIONS ENVERS LES FEMMES

La mise en cause des traditions ancestrales et des lois islamiques par des femmes a commencé au lendemain de la révolution de 1979. Les mêmes générations de femmes qui avaient massivement participé à la révolution se sont engagées dans la lutte contre les inégalités entre les sexes. Elles ne formaient cependant pas un bloc homogène. Une partie d’entre elles étaient issues du milieu moderne, formées et diplômées sous l’Ancien Régime, et s’inspiraient des Droits de l’homme et du concept de l’égalité entre les sexes. Les autres, plus jeunes, islamistes ou musulmanes pratiquantes, appartenaient aux couches sociales moyennes ou aisées. Elles faisaient une lecture différente des textes religieux et mettaient en avant l’idée d’une « complémentarité » entre hommes et femmes[7].

Les deux courants féministes qui se sont principalement engagés dans les activités journalistiques et d’édition intervenaient régulièrement sur le terrain juridique pour tenter d’obtenir des réaménagements des lois relatives aux droits des femmes, notamment dans la période plus libérale de la présidence de Mohammad Khatami (1997-2005). Les résultats de leurs efforts ne s’avérèrent toutefois pas à la hauteur de l’espoir suscité par les progrès réalisés dans l’opinion publique iranienne. Certes, une conseillère du président fut nommée chef du Centre des affaires des femmes mais ni le président ni le courant politique réformateur ne prirent explicitement position sur les droits des femmes. À part la légère révision de quelques articles de lois relatifs à la famille, elles n’obtinrent pas d’avancées notables sur des lois encore plus discriminatoires. Ce succès plus que modeste s’explique par un choix d’actions et d’interventions a minima. En effet, ces féministes s’étaient souvent contentées de diffuser leurs opinions par les canaux de communication habituels et d’organiser des manifestations pacifiques sporadiques. Elles ne surent pas mobiliser les femmes dans un véritable mouvement protestataire contre les lois discriminatoires à l’échelle du pays.

L’intégrisme affiché du président de la République Mahmoud Ahmadinejad (élu en juin 2005) convainquit les féministes que les politiques discriminatoires ciblant les femmes pouvaient s’intensifier. Tirant de nombreux enseignements de leurs expériences du passé et conscientes surtout de la limite du système politique de la République islamique, elles changèrent alors de stratégie. En juin 2006, elles organisèrent un meeting pacifique à Téhéran pour protester contre les discriminations faites aux femmes. C’est lors de ce rassemblement que fut décidée l’idée d’une campagne de collecte d’un million de signatures pour obtenir l’abrogation des lois discriminatoires à l’encontre des femmes. La « campagne de collecte d’un million de signatures pour changer les lois discriminatoires, changement pour l’égalité », connue aujourd’hui sous le nom de Campagne d’un million de signatures, fut officiellement lancée en août 2006. C’était la première fois que les femmes contestaient directement de nombreux articles des codes civil et pénal. Elles s’appuyaient même pour cela sur les avis de certains dignitaires religieux, selon lesquels la modification des lois incriminées n’était pas en contradiction avec les principes de l’islam.

Cette collecte d’un million de signatures était avant tout une opération symbolique. L’objectif de cette campagne était en réalité d’organiser un véritable mouvement social. Ce fut un tournant décisif dans le mouvement contestataire des Iraniennes. Des militants femmes et hommes recueillaient des signatures dans les lieux publics. D’autres faisaient du porte-à-porte. Ces opérations leur permirent d’entrer en contact direct avec des individus issus de toutes les catégories sociales et de débattre avec eux des questions relatives à la législation discriminatoire en vigueur. Ce mouvement prit d’autant plus d’ampleur que chaque signataire devenait d’office membre de la campagne et pouvait, s’il le désirait, s’engager à son tour. De surcroît, épaulées par de nombreux juristes défenseurs des Droits de l’homme, les féministes multipliaient les séminaires et les ateliers débats autour des lois ségrégationnistes et des objectifs de la campagne. Grâce à un site Internet[8] créé dès le lancement de l’opération, elles s’offrirent un nouvel espace public dans lequel elles diffusaient des informations concernant leur mouvement, de façon à rester en contact direct avec les militants féministes résidant à l’intérieur mais aussi à l’extérieur du pays. Ce puissant outil de communication et de mise en réseau permit à la campagne de se faire très rapidement connaître auprès du grand public et propagea largement les revendications des féministes. Son succès sur Internet conduisit ses promoteurs à créer, en janvier 2008, L’École féministe[9], une revue électronique d’informations, d’analyses, de réflexions et de débats autour des mouvements féministes et des questions portant sur le genre en Iran et ailleurs.

À travers cette campagne, ses initiateurs visaient un autre objectif : ouvrir le mouvement des femmes à tous les militants du changement social en Iran. Leur tâche n’était pas simple, en raison de l’intransigeance des autorités iraniennes. Plusieurs dizaines de militantes considérées comme les pionnières du mouvement, aussi bien à Téhéran qu’en province, furent d’ailleurs arrêtées ou convoquées par les tribunaux au motif qu’elles portaient atteinte à la sûreté de l’État, puis furent condamnées à des peines de prison ferme ou avec sursis. C’était la première fois qu’une telle accusation était infligée aux militantes des droits des femmes en Iran ; ce qui témoigne de l’état d’inquiétude de la République islamique face à l’influence grandissante de ce mouvement sur la scène sociale et politique. Mais ces condamnations n’ont pas ébranlé les militantes, dont le nombre est difficile à estimer dans la mesure où, pour les protéger, le site de la campagne ne communique aucune information les concernant. La réaction brutale du régime eut même pour conséquence de sensibiliser davantage l’opinion publique iranienne à la question du statut des femmes mais aussi, et surtout, à celle des libertés individuelles.

Originale et moderne, cette action collective naissante met en évidence la maturité acquise par les militantes des droits des femmes au cours de ces dernières années pour se donner enfin les moyens de mobiliser les femmes dans un véritable mouvement social. Une nouvelle ère a alors commencé en Iran, une ère qui a révélé le changement important des mentalités touchant d’abord les populations urbaines, puis rurales.

Dans ce nouveau contexte, la question de l’égalité des sexes a gagné une légitimité croissante chez la majorité des femmes. Les expériences cumulées au cours de ces dernières années et la prise de conscience, notamment par les jeunes femmes, des discriminations de toutes formes à leur encontre ont donné naissance, pour la première fois, à une véritable action collective, réfléchie et efficace.

L’influence et le prestige acquis au bout de trois années d’activités intenses et continues ont fait du mouvement féministe l’un des plus sérieux interlocuteurs issus de la société civile sur lesquels devaient compter les candidats à l’élection présidentielle de juin 2009. C’est la raison pour laquelle les campagnes et programmes électoraux des deux candidats « réformateurs » ont pris un ton de plus en plus favorable aux droits des femmes. L’entrée des thèmes chers aux féministes dans la campagne électorale explique grandement la participation massive des femmes, issues de toutes les couches sociales, au scrutin de juin 2009 ainsi qu’aux manifestations protestataires postélectorales qui l’ont suivi. La détermination et la capacité de mobilisation des féministes les ont conduites à occuper une place de premier ordre au sein du Mouvement vert.

Aujourd’hui, fortes de cette position, les féministes exigent que leurs revendications s’ajoutent explicitement à celle plus globale du mouvement d’opposition. Avec cette transformation majeure et inédite dans l’histoire sociale de l’Iran, on peut même penser que les femmes continuent leur révolution, aussi bien démographique que sociale et politique.

LA JEUNESSE IRANIENNE CONTESTE L’AUTORITARISME DE L’ÉTAT ISLAMIQUE

La majorité écrasante de la nouvelle génération de jeunes vit dans des familles restreintes, au sein desquelles s’est établi un nouveau rapport entre les membres, fondé sur le respect mutuel et le dialogue.

Une grande partie de la nouvelle jeunesse, notamment celle issue des couches moyennes urbaines, n’a pas adhéré aux valeurs religieuses et traditionnelles que la République islamique tentait de répandre afin de rétablir une autorité structurée sur le modèle patriarcal. Un modèle qui n’était pour ces jeunes qu’un archaïsme insupportable. En quête de ses propres cadres sociaux pour vivre collectivement sa « situation » de jeune, cette jeunesse s’est alors heurtée à l’ordre moral établi par la République islamique, qui a considérablement réduit les libertés individuelles en imposant des règles telles que le port du voile islamique, le port de vêtements « décents » pour les hommes, l’interdiction de fréquenter une personne de sexe opposé avec laquelle le lien n’est pas légitime du point de vue religieux, le contrôle des espaces de loisir[10], etc. Cette nouvelle jeunesse, qui jouit dans la sphère familiale de conditions lui permettant enfin de se réaliser en tant qu’individus, n’est évidemment pas disposée à s’incliner devant les principes de l’État islamique. Les contestations de ces jeunes s’expriment par la transgression continue de ces interdits, particulièrement dans les grandes villes. Appréciant ce qu’elle connaît du modèle des démocraties occidentales et suivant avec intérêt les activités d’une société civile montante, la principale revendication de la nouvelle jeunesse est donc l’établissement d’un état de droit respectueux des individus en Iran – condition qui lui semble indispensable pour pouvoir, à l’instar des jeunes occidentaux, se construire une identité et s’affirmer en tant que « jeune » face au « monde adulte ».

Pour ces revendications sociales et politiques, la nouvelle génération a décidé d’adopter la même ligne de conduite qu’elle avait établie au sein de la famille, c’est-à-dire la discussion avec un État islamique dont elle ne remettait pas en cause la légitimité intrinsèque mais plutôt les pratiques et les normes. De son côté, la République islamique n’avait pas non plus à recourir à la violence, inutile contre une telle forme de contestation diffuse et, qui plus est, éminemment dangereuse par le risque de rupture du dialogue qu’elle pouvait entraîner. Elle concéda donc, partiellement et progressivement, des espaces de liberté à partir des années 1990. Ce nouveau contexte politique conduisit à l’arrivée au pouvoir des « réformateurs », suite aux diverses élections qui eurent lieu entre 1997 et 2001, scrutins auxquels les jeunes participèrent massivement.

Le Guide suprême et les conservateurs semblaient alors assommés par les écrasantes victoires des réformateurs et en particulier par l’élection triomphale de Mohammad Khatami en mai 1997 : 20 millions de votes (soit 70 % des suffrages) exprimés en sa faveur dès le premier tour.

Tout laissait alors croire que le processus de démocratisation de la vie politique s’était mis en marche. Mais les dirigeants au sommet de l’État islamique n’étaient, en réalité, qu’anesthésiés. Ce fut l’émeute des étudiants de la cité universitaire de Téhéran[11] en juillet 1999, soutenue par une large partie des Téhéranais, au cours de laquelle des étudiants scandèrent des slogans hostiles à la République islamique et au Guide en particulier, qui leur offrit paradoxalement l’occasion de se relever politiquement. En répondant à l’appel lancé par le Guide en personne, les conservateurs constituèrent un « front des fondamentalistes » pour préparer une reprise en main des institutions électives de l’État, destinée à interdire aux réformateurs de toucher aux fondements de l’ordre politique et moral instauré en 1979. Dans cet objectif, ils profitèrent largement de la défection d’une grande partie de l’électorat, les jeunes et les femmes notamment, déçus de la frilosité des réformateurs et de leurs promesses non tenues : les élections de la première moitié des années 2000 se caractérisèrent en effet par la hausse de l’abstention.

C’est, entre autres, en raison de ce climat de désenchantement et de désillusion politique que Mahmoud Ahmadinejad réussit à remporter l’élection présidentielle de 2005. Ce dernier, soutenu par Ali Khamenei, le Guide suprême, opta pour le verrouillage de l’espace public et pour la fin du dialogue avec les jeunes. Son gouvernement renforça l’appareil répressif et réduisit l’espace des libertés, imposant un sévère ordre moral et multipliant les interdictions. Cette politique liberticide suscita l’hostilité des jeunes, notamment des couches moyennes urbaines, à l’égard du gouvernement de M. Ahmadinejad, mais sans trouver de débouché politique ni de levier permettant de mettre en échec le pouvoir dans un contexte de très fortes tensions internationales qui inhibait la contestation interne des élites « responsables ».

Le durcissement de l’ordre moral qui visait avant tout à contrôler les relations entre les deux sexes, dans un contexte où les jeunes se mariaient plus tardivement, conduisit la jeunesse des villes à inventer un nouvel usage des espaces public et privé afin de créer, cette fois avec la complicité de leurs parents, ses propres cadres sociaux pour vivre collectivement la situation de « jeune ». Dans les grandes villes, en particulier, les jeunes hommes et les jeunes femmes, issus des couches moyennes, transformèrent des cafés en espaces privés, de manière à se retrouver ensemble et à faire tout ce qui était frappé du sceau de l’interdit. Ils convertirent des sous-sols ou des jardins de grandes maisons en salles de spectacle, organisant par exemple des concerts de musiciens locaux issus de la nouvelle génération de l’Iranian underground music. Grands adeptes d’Internet et des blogs, ces jeunes firent de cette sphère un nouvel espace public dans lequel ils pouvaient s’exprimer librement et compenser les restrictions qu’ils subissaient au quotidien. Bref, ces jeunes revivifièrent la pratique sociale de contestation des interdits.

Les jeunes étudiants qui avaient pu se regrouper au sein de diverses associations et organisations syndicales au cours des années précédentes réagirent également de manière décidée à ce changement de cap de l’État islamique. Leurs sites Internet respectifs constituaient d’efficaces dispositifs pour diffuser des informations concernant leurs mouvements, de façon à rester en contact direct avec les militants. Ils manifestaient dans les enceintes universitaires pour revendiquer le droit d’élire librement leurs représentants. L’une de ces manifestations, particulièrement marquante, fut celle des étudiants de l’université Amir Kabir de Téhéran, lors de la visite de M. Ahmadinejad en décembre 2006. Plusieurs centaines de ses étudiants, bravant tous les risques, organisèrent une manifestation pour protester contre les mesures répressives appliquées dans les universités depuis l’élection présidentielle de 2005. Le gouvernement réprima ces protestations et emprisonna nombre de manifestants. La violence de la répression et la sévérité avec laquelle l’État islamique avait répondu à des manifestations pacifiques ne firent que consolider ces mouvements, dont les revendications devenaient de plus en plus directement politiques. Bien que dissemblables dans leurs approches idéologiques et politiques, les associations estudiantines[12] décidèrent non seulement de se soutenir réciproquement, mais de joindre leurs forces aux féministes, ainsi qu’aux ouvriers et aux instituteurs syndicalistes arrêtés et condamnés à des peines de prison ferme. En dépit des risques d’emprisonnement, ces jeunes organisèrent régulièrement des manifestations de protestation, dénonçant l’absolutisme de l’État islamique et critiquant ouvertement le gouvernement de M. Ahmadinejad. Le divorce entre une grande partie des jeunes urbains et la République islamique semblait consommé.

C’est dans ce climat de forte tension que le gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad dut préparer l’élection présidentielle de juin 2009. Alors que la rivalité entre les réformateurs et les fondamentalistes était à son apogée, Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi, les candidats des premiers, employèrent des moyens de grande envergure pour mobiliser les jeunes et les femmes. Chez ces derniers, le désir de changement était si intense qu’ils se laissèrent manifestement convaincre une nouvelle fois par les réformateurs. Après cinq années d’abstentionnisme actif (entre 2003 et 2008), ils se mobilisèrent massivement pour participer au vote de 2009, dans le but d’empêcher la réélection de M. Ahmadinejad.

Sa réélection provoqua plus que la surprise, mais l’indignation du corps électoral iranien, et notamment des jeunes et des femmes. Exaspérés par un pouvoir politique autoritaire qui ignorait tout simplement leurs aspirations et revendications et menaçait de réduire à néant les quelques espaces de liberté péniblement gagnés dans les années 1990, ces jeunes transformèrent rapidement les manifestations postélectorales en une contestation radicale du système politique. Ainsi, le Mouvement vert échappa en partie au contrôle de ses chefs, tous deux issus du sérail, qui, eux, confirmaient leur loyauté envers le régime islamique. Pourtant, la répression violente des manifestants et opposants n’a cessé de radicaliser le mouvement contestataire des jeunes, dans une logique de subversion de plus en plus affirmée, inscrite dans un rapport d’hostilité directe avec le pouvoir exécutif et ses organes.

***

Les mutations sociodémographiques survenues au cours de ces trois dernières décennies ont conduit à un nouveau contexte dans lequel les femmes et les jeunes se sont érigés en principaux protagonistes des changements. Leur désir d’un nouveau modèle politique capable de prendre en considération cette nouvelle donne socioculturelle les a poussés à protester contre les lois discriminatoires à l’égard des femmes, contre l’ordre moral et contre l’absolutisme de la République islamique. Grâce à leurs modes d’actions modernes et originaux, les féministes et les jeunes ont réussi à donner naissance à de véritables actions collectives que la répression d’État ne savait pas comment entraver. Les réformateurs, qui avaient bien saisi les aspirations modernistes des femmes et des jeunes et l’importance de leurs mouvements, ont donné de nombreux gages pour qu’ils soutiennent leurs candidats à l’élection présidentielle de 2009. La participation active de ces acteurs des mouvements sociaux à la campagne électorale a suscité l’enthousiasme pour cette élection. Le jour du scrutin, la tension était à son apogée. C’est donc ce climat électrique qui a précédé la naissance du Mouvement vert.

Les dirigeants au sommet de l’État islamique, qui sentaient leurs prérogatives menacées par cette entrouverture de la sphère politique, ont décidé d’y mettre rapidement fin. En l’espace de quelques semaines, les leaders des associations estudiantines et du mouvement féministe Campagne d’un million de signatures ont été arrêtés et aussitôt condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement. De surcroît, le gouvernement de M. Ahmadinejad, afin de couper les activistes de leurs bases militantes, a aussitôt filtré leurs sites Internet et ralenti le débit du réseau. Les simples manifestants ont été également touchés par cette vague d’arrestations illégales, dont le nombre échappe logiquement aux registres officiels. Les activistes, eux, déclarent plusieurs milliers de personnes arrêtées à travers tous le pays et quelques dizaines de personnes disparues, tuées ou exécutées.

Certes, cette répression violente a mis en échec le Mouvement vert mais a radicalisé, en revanche, le mouvement contestataire des jeunes et des femmes. Aujourd’hui, ces derniers cherchent le moyen pour le réanimer en s’inspirant du « printemps arabe ». Les féministes aussi bien que les étudiants militants ont réussi à remettre en fonction leurs sites Internet, afin de diffuser des informations relatives à leurs revendications et au sort des activistes détenus, mais aussi pour continuer à dénoncer la violation des Droits de l’homme en Iran.

Le feu des contestations sociale et politique couve sous la cendre. Le Mouvement vert ayant réussi à remettre en cause la légitimité du régime, la République islamique vit aujourd’hui sa plus grande crise politique depuis son avènement en 1979. Une crise qui, compte tenu du contexte local, régional et international, risquerait de précipiter le pays dans un avenir politique singulièrement inquiétant.

NOTES

class=1

M. Ladier-Fouladi, Iran, un monde de paradoxes, Nantes, L’Atalante, 2009.

class=2

M. Ladier-Fouladi, Iran, un monde de paradoxes, op. cit.

class=3

Iran Demographic and Health Survey, Téhéran, UNICEF, 2000. Il faut peut-être rappeler que l’islam n’interdit pas la contraception. Après l’instauration de la République islamique en 1979, l’usage des contraceptifs a été clairement autorisé par l’ayatollah Khomeiny. En 1989, l’État islamique a adopté une politique ouverte de contrôle des naissances, autorisant même la vasectomie et la ligature des trompes. En 2005, le Parlement iranien a adopté une loi légalisant l’avortement thérapeutique durant les quatre premiers mois de grossesse si « la vie de la mère est en danger ou si les médecins constatent une malformation du fœtus ».

class=4

M. Ladier-Fouladi, « Démographie, femmes et famille : relations entre conjoints en Iran post-révolutionnaire », Revue Tiers Monde, vol. 46, n 182, 2005, p. 281-305.

class=5

M. Ladier-Fouladi, Iran, un monde de paradoxes, op. cit.

class=6

M. Ladier-Fouladi, « La nouvelle jeunesse iranienne : principale protagoniste du changement »,Espace, Populations, Sociétés, n 2, 2011, p. 291-293.

class=7

P. Fargues, Générations arabes : l’alchimie du nombre, Paris, Fayard, 2000.

class=8

F. Khosrokhavar, « Le féminisme en Iran », in C. Ockrent et S. Treiner (dir.), Le Livre noir de la condition des femmes, Paris, Éditions XO, 2006, p. 327-335.

class=9

Il va sans dire que, depuis sa création, ce site a été filtré ou bloqué à plusieurs reprises par le gouvernement, mais les féministes ont chaque fois réussi à le remettre en fonction. Actuellement, l’adresse du site est la suivante : [a(http://we-change.org) we-change.org] /.

class=10

L’adresse du site est : [a(http://www.feministschool.com) www.feministschool.com] /.

class=11

F. Khosrokhavar et O. Roy, Iran : comment sortir d’une révolution religieuse, Paris, Seuil, 1999.

class=12

Cet été-là, une protestation estudiantine, organisée par la Confédération des associations islamiques des étudiants du pays (Bureau de la consolidation de l’unité) contre la fermeture d’un quotidien pro-Khatami, s’était transformée en émeute à la suite d’une intervention armée dans la cité universitaire de Téhéran. L’émeute dura cinq jours et le gouvernement de M. Khatami ne condamna pas l’extrême violence exercée contre les étudiants.

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La plupart de ces associations estudiantines ne sont pas officiellement homologuées. Contraintes dès lors de mener leurs activités dans la semi-clandestinité, elles ne communiquent pas le nombre de leurs adhérents. Traditionnellement, les activistes politiques et les étudiants militants se retrouvent au sein de ces associations et organisent des manifestations pour des revendications syndicales aussi bien que politiques. Ce qui est certain, c’est la grande capacité de ces militants à mobiliser les étudiants pour organiser différentes actions et manifestations contestataires.

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