Islam et Politique - contrepoints

, par  À contre sens

Sujet hautement polémique et passionnel, le rapport de la religion musulmane à la politique donne souvent lieu à des débats stériles et dangereux entre ignorants et autres simplificateurs. Pour l’appréhender plus sereinement, un vaste recul historique s’impose.

Nota Bene : le sujet de l’islam au XXe siècle est extrêmement vaste, et son traitement a nécessité certains choix. D’une part, nous ne rentrerons pas dans les détails de la politique internationale au XXe siècle (et notamment des relations entre Etats arabes), puisque le but est ici de dresser les traits généraux et les évolutions importantes de l’instrumentalisation politique de l’islam. D’autre part, et volontairement, certains aspects ou certaines questions ne sont pas traités, ou sont simplement évoqués : la question israélo-palestinienne (nous vous renvoyons pour cela aux sept contrepoints s’y rapportant) ; l’islam dans le sous-continent indien et plus généralement en Asie (voir pour cela le contrepoint traitant du Cachemire), ainsi qu’en Afrique noire et dans les Balkans ; enfin, la question des conversions à l’islam dans les pays « occidentaux » et de leur importance politique (notamment concernant les Noirs américains dès le début du XXe siècle et jusqu’à nos jours - question traitée dans les deux contrepoints sur le combat des Noirs américains). C’est donc essentiellement la question de l’islam au Maghreb et surtout au Moyen-Orient qui sera centrale ici.

« Nulle contrainte en religion ! » (Le Coran, 2-256)

L’importance actuelle des mouvements politiques radicaux se réclamant de l’islam, ainsi que la « visibilité » croissante des musulmans dans les pays européens, placent l’islam au centre de nombreux débats politiques, au sein de certains pays et sur la scène internationale (où règne le poids écrasant du discours axiologique américain). Or, l’exposition médiatique et politique de la religion musulmane en donne une vision réductrice et simplificatrice : cette vision est celle d’une religion fondamentalement politique, à l’emprise absolue sur les individus qui la pratiquent, et animée d’une prétention de prise en charge religieuse des sociétés et des Etats. Le récent exemple français du « débat » autour du port du voile islamique à l’école en témoigne : que toute femme portant le voile soit indubitablement considérée par certains comme une victime de l’oppression masculine ou comme un agent de prosélytisme dangereux, une certitude émerge : l’islam est une religion suspecte. Suspecte car les pires régimes politiques actuels s’en réclament (Arabie Saoudite, Iran, Soudan, etc.), tout comme des mouvements extrémistes porteurs de chaos (Al-Qaida, Hamas) ; suspecte aussi, et bien évidemment, pour des raisons propres aux sociétés occidentales, traversées par des vents racistes en réaction au multiculturalisme et par une mauvaise digestion des passés coloniaux.

Mais peut-on, parce que des groupes ou individus se réclamant de l’islam en font un instrument politique, se faire aussi affirmatif sur une soi-disant essence de l’islam, qui en ferait une religion fondamentalement différente des autres ? Doit-on considérer le Coran, qui fournit les arguments les plus efficaces aux extrémistes religieux (autour des notions de shari’a, de jihad, etc.), comme un livre générateur en lui-même d’une doctrine politique, d’un système institutionnel de domination autoritaire et anti-démocratique, sur les individus comme sur les sociétés ? Surtout, n’est-ce pas une grave erreur que de parler de l’islam comme d’une entité désincarnée et existant au-delà des individus, en rayant sa diversité spatiale et temporelle ?

Ces questions montrent à quel point une réflexion sur l’islam a besoin d’histoire. Non pas qu’une connaissance précise de l’histoire de l’islam permette de tout expliquer, de changer les regards ou d’enrayer le radicalisme religieux. Mais elle peut s’avérer nécessaire pour désamorcer l’aura mystique qui entoure toutes les religions et notamment leur naissance, comme si elles n’étaient pas avant tout des faits terrestres, ancrés dans des contextes politiques, économiques et sociaux, et vécus par les hommes. Une sérénité face aux religions ne peut qu’être bénéfique pour les appréhender, en évitant les écueils généralisateurs habituels, naïfs (« les religions sont responsables de tous les maux », « l’islam est une religion tolérante et pacifique ») et dangereux (« l’islam est incompatible avec la modernité, la démocratie, la laïcité »).

Ainsi, le parcours historique que nous proposons permettra d’abord de contester l’idée d’une essence politique de l’islam, en contextualisant les premiers temps de la religion et en analysant quelques éléments essentiels du Coran (à partir d’une synthèse d’éléments repris notamment dans l’ouvrage récent de Mohamed-Chérif Ferjani, Le politique et le religieux dans le champ islamique). Puis nous suivrons les évolutions historiques des instrumentalisations politiques de la religion musulmane (en distinguant les époques, les lieux, les obédiences) qui ont conduit jusqu’aux mouvements contemporains d’islam politique (l’islam politique, c’est-à-dire l’utilisation de l’islam à des fins politiques, étant ce qu’il convient proprement de nommer islamisme). Avec en tête une évidence : rien ne naît de rien.

L’Arabie centrale à la veille de la naissance de l’islam (fin du VIe siècle - début du VIIe siècle)

Les années qui précèdent la naissance de la nouvelle religion monothéiste sont pour l’Arabie centrale, et notamment la région du Hedjaz (ouest de la Péninsule, le long de la mer Rouge), une période de changements politiques, sociaux et économiques. Contrairement par exemple au Croissant fertile ou à d’autres parties de la Péninsule arabique (le sud, notamment l’actuel Yémen, et le nord - nord de l’actuelle Arabie Saoudite), cet « entre-deux » ne connaît au début de notre période pas de forme d’organisation politique stable. En effet, l’Arabie centrale est peuplée d’une multitude de tribus nomades (de bédouins) dont la structure est notamment animée par une dialectique entre guerre et paix, autour de la pratique de la razzia (pratique complexe, consistant principalement en le pillage les ressources des tribus adverses au fur et à mesure des déplacements) ; ces sociétés tribales sont relativement égalitaires, et ne peuvent s’accommoder d’une quelconque sédentarisation.

Or, à la fin du VIe siècle, le commerce caravanier, autrefois important dans le sud de la Péninsule, se déplace au nord (et plus particulièrement autour de La Mecque - déjà centre de pèlerinage pour les différentes croyances locales), et la naissance de relais commerciaux permanents entraîne dans certains espaces un phénomène de sédentarisation. Ce phénomène s’accompagne de changements dans les pratiques tribales, certaines tribus (les plus liées au commerce caravanier) tentant par exemple d’établir des interdictions ponctuelles des razzias. Or, cette sédentarisation entraîne de fortes inégalités sociales, entre grands propriétaires, petits agriculteurs, éleveurs et commerçants, nomades ruinés vivant autour de La Mecque, et enfin esclaves noirs africains. Cette période de transition voit donc d’importants changements à la fois sociaux et économiques, mais aussi politiques : d’une société de tribus nomades, la région s’achemine en effet vers une société dominée politiquement par une minorité citadine de riches commerçants.

Ces changements entraînent le développement d’une contestation de la part de nomades regrettant l’ordre tribal traditionnel, ainsi qu’un climat relatif d’attente messianique auquel répond le message islamique.

Muhammad : expérience religieuse et expérience politique

Né vers 570, Muhammad est le petit-fils du chef de la grande tribu Quraysh de La Mecque, tribu qui a contribué à l’unification de tribus nomades. D’abord commerçant pour une riche veuve de La Mecque, Khadija, qu’il épouse, le jeune homme se consacre fréquemment à des méditations mystiques. Il est reconnu comme un homme de confiance et arbitre des litiges entre communautés.

Sa prédication s’étale sur une période de plus de vingt ans, de 610 à 632, et on y distingue deux types de messages :

 les hadîths, textes compilés qui retracent les paroles ou les faits de Muhammad, et dont on dit couramment qu’ils forment la Sunna (« tradition »).
 le Coran, parole de Dieu révélée à Muhammad par l’intermédiaire de l’ange Gabriel. Cette distinction est en elle-même problématique, puisque les musulmans ne s’accordent pas sur la valeur des messages ainsi transmis. Certains considèrent en effet le Coran comme l’unique référence obligatoire en matière de religion, tandis que la plupart font de la Sunna une source indispensable pour comprendre le livre sacré, voire une correction ou une abrogation éventuelles de celui-ci.

Une autre distinction essentielle est à faire à l’intérieur des messages prophétiques, distinction non plus qualitative mais temporelle, dont on ne peut faire l’économie pour appréhender les textes, tant la connaissance du contexte peut s’avérer cruciale. La date charnière, qui opère la distinction, est 622, année de l’hégire (et début de l’ère musulmane) :

 de 610 à 622, la communauté rassemblée autour de Muhammad (des membres de sa famille comme son cousin Ali, des victimes des bouleversements sociaux et économiques) à La Mecque fait figure de minorité persécutée, en raison même de la teneur de son propos : ses invectives contre l’usure, ses messages de fraternité et de justice correspondent à la nostalgie de l’ordre tribal et vont à l’encontre de la société voulue par les riches mecquois ; mais la persécution demeure limitée grâce notamment à la protection d’un oncle influent du prophète, qui meurt en 622.
 de 622 à 632 : obligés à l’exil dans la future Médine, Muhammad et sa communauté multiconfessionnelle (rassemblant des clans juifs, chrétiens, arabes) adhérant à une charte (çahifa, parfois abusivement traduit par le terme de « constitution ») inspirée de l’ancienne organisation tribale, forment une communauté autonome, puis hégémonique et conquérante. Cette expérience a forgé le mythe d’un « Etat islamique », d’une « théocratie musulmane », revendiqués par des islamistes, mythe qui tourne le dos à la réalité. Cette période est guerrière, et plusieurs batailles opposent la communauté de Médine aux Mecquois, dans le but de soumettre la ville à Muhammad. Finalement, en 629, La Mecque tombe aux mains des musulmans, et les notables de la ville adhèrent à l’islam, accélérant ainsi l’adhésion des tribus nomades et des habitants d’Arabie (tandis qu’entre temps, les tribus juives ont été chassées de la communauté - dont une massacrée).

Or, ce contexte a un impact sur la teneur du message délivré par le prophète : dans la seconde période, le message est plus offensif et parfois très violent, répondant sans conteste à une sorte de réalisme politique, dans la bataille qui oppose les musulmans aux Mecquois. Certes, la première période n’est pas exempte de promesses de châtiments aux persécuteurs, mais un souffle utopique y règne, ainsi que des messages de tolérance. Faudrait-il alors considérer que seul le message mecquois (première période) constitue le message religieux ? Les activités de Muhammad durant la seconde période seraient-elles alors uniquement politiques ? Ces questions divisent les interprètes, et sont à l’origine de conceptions diamétralement opposées de la religion musulmane : certains affirment que toute l’expérience de Muhammad fait partie de sa mission de prophète et engage tous les musulmans (conférant ainsi nécessairement une dimension politique à l’islam), tandis que d’autres, s’appuyant sur les versets de tolérance assurant notamment que la religion ne peut contraindre, distinguent clairement les deux périodes. Or, la difficulté est bien que ces deux interprétations (entre lesquelles s’intercalent une multitude d’autres) peuvent trouver des fondements dans le livre saint : le texte religieux peut être l’objet des instrumentalisations politiques les plus diverses et contradictoires.

Le Coran et la politique : questions d’interprétations

Le Coran fournit-il une doctrine politique, une « loi » d’origine divine, ou encore les bases d’un « Etat islamique » ? Il n’est évidemment pas question ici de rentrer dans les détails du livre ni dans ceux des querelles interprétatives, tant les exégèses des livres sacrés monothéistes sont un phénomène complexe, où se superposent poids spatial, temporel, et orientations idéologiques. Cependant, une rapide analyse de certains termes et de leur usage dans le Coran ne peut qu’être intéressante, et n’est pas de la pure analyse sémantique : c’est bien en se penchant sur les textes que l’on peut tenter de comprendre les dérives interprétatives qu’ils provoquent, mais aussi d’enrayer celles-ci… tout en gardant bien-sûr à l’esprit que ce sont les hommes et les idéologies qui manipulent les mots (même divins), et non l’inverse.

Le Coran, tout comme la Bible, n’offre pas, dans de nombreux domaines, de recommandations ou de réponses claires et univoques. Et cela est particulièrement vrai dans le domaine politico-juridique. Les versets dits « normatifs » (bien qu’ils soient difficiles à quantifier, la différence entre « descriptif » et « prescriptif » n’étant pas clairement établie) sont assez peu nombreux dans le Coran (entre 200 et plus de 600 selon les exégètes, sur plus de 6000 versets). Surtout, ils sont bien difficiles à définir et à interpréter, pour plusieurs raisons propres au livre :

 la plupart des versets normatifs datent de la période médinoise (période de « réalisme politique »), alors que la plus grande part du Coran date de la période mecquoise.
 le Coran comprend parfois des énoncés contradictoires, et il faut tenir compte de ce que le livre lui-même appelle « l’abrogation » : la plupart des théologiens musulmans ont toujours considéré que lorsque deux énoncés coraniques se contredisent, le dernier en date annule le premier.
 le Coran lui-même insiste sur la distinction entre ce qui est « clair » et constitutif de la « matrice » du livre, et ce qui est « équivoque » et générateur de « divisions » au sein du message divin (« il s’y trouve des versets sans équivoque, qui sont la matrice du Livre, et d’autres versets qui peuvent prêter à des interprétations diverses » 3-7 ), sans que soit clairement précisé qui est capable d’interpréter, et ce qui est clair ou équivoque. Chacun peut donc décider de ce qui est clair ou équivoque… mais la plupart des exégètes se sont entendus sur l’idée que les versets dits « normatifs » peuvent être largement considérés comme équivoques (ce qui empêche de fait d’en faire des « normes » intangibles).

Ces raisons expliquent les divergences interprétatives, selon les points de vue et les idéologies des exégètes, quant à la détermination du statut de l’aspect normatif et politico-juridique du Coran. Il convient donc, à titre d’exemple, de confronter quelques notions traditionnellement politisées par les tenants de l’islam politique à leur emploi dans le Coran.

 l’évolution historique de la notion coranique de shari’a

Quatre versets évoquent cette notion, que l’on retrouve dans les discours islamistes dans le sens de « loi d’essence et d’origine divines », loi établie à partir des « versets normatifs ». Cependant, l’étymologie et l’usage coranique du terme sont loin d’une telle idée : shari’a renvoie en effet à l’idée d’une source d’eau et de voie menant à la source, et les exégètes et spécialistes de la langue arabe lui donnent ainsi le sens de « religion », la religion étant la voie de salut proposée aux humains, et la source ou le réservoir de sens et de valeurs pour ses adeptes. Des versets coraniques ont en ce sens toujours servi, comme source parmi d’autres, aux législateurs et aux auteurs de doctrines morales et politiques, mais ils ne constituent pas une « loi » qui serait immuable et sacrée.

Ce n’est que tardivement, au XIXe siècle, avec l’apparition des codifications juridiques inspirées par les conceptions liées à l’Etat-nation moderne, et avec l’avènement d’une volonté d’unifier les juridictions séculières, coutumières et religieuses des sociétés musulmanes, que le terme shari’a a pris ce sens de « loi religieuse » - englobant les codes établis à partir du XIXe siècle dans les cadres des réformes inspirées des législations européennes (ce sont d’ailleurs parfois des militaires et des agents de l’administration coloniale qui ont participé à l’élaboration de ces codes, avec l’assentiment de religieux qui voyaient là un moyen d’élargir la sphère de leur autorité au détriment des confréries et juridictions coutumières qui leur ont toujours échappé - ainsi en a-t-il été en Algérie). Et aujourd’hui, toutes les autorités religieuses orthodoxes ou proches de l’islam politique s’accordent pour affirmer qu’il existe un droit et une législation d’origine et d’essence divines à prendre en compte comme source principale ou exclusive de toute législation ; dans des Etats comme l’Iran ou l’Arabie Saoudite, convoquer cette notion permet au pouvoir de faire passer la désobéissance à la loi comme une forme d’hérésie.

On a donc assisté, concernant la notion de shari’a, à un glissement de son sens premier, renvoyant à la religion comme « voie », « source », ou « réservoir de sens et de valeurs », à celui de « loi islamique » et de « droit musulman », avec l’illusion qu’il s’agit d’une loi implacable, immuable, sacrée. Ce glissement a pour origine la politisation des « normes » coraniques pour des raisons politiques, cela entraînant l’occultation du statut « équivoque » de tout ce qui est normatif dans le Coran et dans les faits fondateurs de l’islam.

Une évolution du même ordre peut être constatée pour la notion de hukm, terme présent trente-trois fois dans le Coran. Les exégèses classiques et contemporaines inscrivent ce terme et ces dérivés dans le registre du jugement et de l’arbitrage. C’est pourtant à partir de ce terme de hukm que l’islam politique contemporain (en la personne du théoricien indien Mawdudi) a élaboré dans l’après-Première Guerre mondiale la théorie de la hâkimiyya (« pouvoir ») de Dieu en le rapprochant du terme hukûma (« gouvernement »), absent du Coran. Cette théorie fut ensuite reprise par la plupart des islamistes. On peut signaler dans le même ordre d’idée, bien que cela n’entraîne pas de dérives politico-religieuses notoires, l’interprétation aujourd’hui largement admise du terme umma comme signifiant exclusivement « communauté musulmane », alors qu’il désigne dans le Coran toutes les communautés quelles qu’elles soient, et notamment la communauté multiconfessionnelle de Médine.

 combat et paix dans le Coran

Le Coran est traversé, comme on l’a signalé, par une dialectique de la paix et de la guerre. Chacun peut donc y trouver des arguments pour justifier la paix et la tolérance, comme la guerre ou l’intolérance (on pourrait d’ailleurs en dire de même de La Bible). La notion la plus controversée est sans aucun doute celle de jihad, qui renvoie à la notion général d’« effort » que beaucoup interprètent comme étant d’abord le « combat contre soi-même ». Cependant, l’usage coranique de ce terme (plus de trente fois sous ses différentes formes) n’exclut pas le sens guerrier. De même, le terme qital (« combat mortel ») revient une trentaine de fois sous la forme d’appels au « combat sur la voie de Dieu », contre « les infidèles », etc. Certains musulmans considèrent que les versets appelant au respect de la liberté de conscience, à la tolérance, et à la recherche de la paix sont abrogés par les versets appelant à « combattre sur la voie de Dieu ». Au contraire, les partisans de la tolérance, ceux qui voient l’islam comme religion de paix et de fraternité, rapprochent les quarante-neuf versets comprenant les notions de silm et salam d’exemples dans la vie même de Muhammad avant l’hégire ou dans la charte de la communauté de Médine, qui selon eux abrogent les versets guerriers.

 pouvoir de Dieu et pouvoir du Prince dans le Coran

Une idée répandue affirme, comme on a pu abondamment le voir en France lors des débats précédant la loi sur la laïcité en 2003-2004, que l’islam en général et le Coran en particulier ne conçoivent pas et sont incompatibles avec l’idée d’une séparation des pouvoirs politiques et religieux, temporels et spirituels. En clair, il n’y aurait pas en islam d’équivalent de la célèbre phrase de Jésus : « Eh bien ! rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ! » (Luc, chapitre 20 ; 25)

Comme le montre M.-C. Ferjani dans son ouvrage, cette idée est doublement fausse, quant à l’islam et quant au christianisme. En effet, l’interprétation de cet épisode biblique par Saint-Paul (Epître aux Romains) fait de la phrase du Christ un principe de sacralisation de l’autorité : « que toute personne soit soumise aux autorités supérieures, car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu (…) il est donc nécessaire d’être soumis ». Ce n’est qu’a posteriori que cette phrase est devenue légitimation d’une séparation des pouvoirs.

Or, cette phrase qui a servi à sacraliser l’autorité a son « équivalent » coranique : ce que les exégètes appellent le « verset des princes » : « Ô les croyants ! Obéissez à Dieu, et obéissez à son Prophète et à ceux d’entre vous qui ont la charge des affaires ! » (4-59). Pourquoi ce verset ne serait-il pas le fondement d’une séparation entre pouvoir politique et pouvoir religieux, comme plusieurs hadîths qui distinguent ce qui relève de la religion de ce qui relève des questions mondaines ? De même, peut-on à partir du livre saint parler de l’existence possible d’une autorité religieuse ou politico-religieuse sur terre, alors que le Coran et la Sunna insistent sur le rapport direct, sans intermédiaire, entre Dieu et chaque croyant ?

S’il est au final difficile d’affirmer que le Coran tranche dans le sens d’une séparation des pouvoirs, il est clair qu’il n’y a pas de « système politique » dans le livre, ni de principes pour un « gouvernement » ou un « Etat » islamiques, ni enfin de « loi » présentée comme sacrée et intangible. Finalement, les deux principes « politiques » les plus clairs qui ressortent du livre sont :

 d’une part, l’obéissance au prophète et à celui qui détient l’autorité (amr) politique légitimement
 d’autre part, l’obligation pour le chef de consulter (shura) ceux qu’il dirige.

En ce sens, autorité et consultation seraient les deux pôles de toute formation étatique voulant s’inspirer du Coran. Deux pôles qui seront repris au XXe siècle par les revendications démocratiques se réclamant de l’islam.

Après avoir vu le contexte des premiers temps de l’islam et le rapport du Coran au politique, il convient de revenir sur la question de la succession politique de Muhammad. En effet, Muhammad disparaît en 632 sans désigner de successeur, et les quelques années qui suivent sa mort sont essentielles pour le devenir de l’islam. D’une part, la question de la succession est à l’origine des grandes divisions entre musulmans qui perdurent aujourd’hui, autour de la question de l’autorité politique et/ou religieuse. D’autre part, les conquêtes commencent à dresser la géographie de l’islam : en 632, la religion n’est pas répandue sur plus des deux-tiers de la Péninsule arabique ; en 732, Charles Martel repousse les arabo-musulmans à Poitiers : l’islam s’est répandu et continuera à se répandre des montagnes pyrénéennes à l’ouest jusqu’en Asie du Sud-Est (Indonésie) en passant par les Balkans ou l’Inde, sous l’action des Arabes puis des Ottomans. Nous nous bornerons cependant ici aux questions des divergences doctrinales, et laissons de côté l’histoire de l’expansion de l’islam.

Le Califat de Médine : inflexions politico-religieuses

Il semble bien que, conformément aux normes tribales, Muhammad n’ait pas désigné de successeur politique à sa mort. Les Compagnons du prophète, installés à Médine, désignent donc, tandis que plusieurs prétendants s’affirment, Abu Bakr comme calife (« successeur »). Or, la notion même de calife, si elle est présente dans le Coran, est imprécise et son contenu va changer au cours des siècles. Très vite, le calife va en effet conjuguer pouvoir politique et pouvoir religieux, avant qu’au XIe siècle, l’autorité politique passe entre les mains du sultan ottoman. Abu Bakr est donc choisi, puis il désigne Omar à sa mort pour le remplacer, qui lui-même fait désigner Othman comme troisième calife, avant qu’Ali (cousin du prophète) ne devienne le quatrième et dernier calife de Médine, jusqu’en 661. Ce Califat est ainsi l’occasion de plusieurs inflexions politico-religieuses, qui se démarquent nettement du message coranique :

 d’une part, les pratiques de transmission du pouvoir (principe héréditaire, désignation testamentaire), ou le recours à la force pour prendre le pouvoir (les califes meurent assassinés) et s’y maintenir font oublier la notion de consultation présente dans le Coran (avant qu’elle ne réapparaisse dans le monde contemporain comme argument coranique à l’appui des revendications démocratiques).
 les califes prennent d’autre part le titre de « successeurs du prophète », de « commandeurs des croyants », qui donnent à l’autorité politique le rôle d’une autorité religieuse, ce qui est contraire au Coran et à la Sunna : le livre comme les expériences de la tradition insistent en effet comme on l’a vu sur le rapport direct, sans intermédiaire, entre Dieu et chaque croyant, ce qui ne peut laisser de place à une autorité religieuse sur terre.
 enfin, les califes convertissent la razzia, que pratiquaient les tribus nomades entre elles, en jihad pour répandre l’islam. Cette pratique est à la fois légitimée par l’expérience médinoise de Muhammad et certains versets du Coran, et contredite par nombre d’autres versets. En réalité, cette conquête apparaît comme un moyen d’orienter vers l’extérieur l’énergie guerrière des tribus nomades au nom de la religion, et ainsi de pacifier une Arabie sous contrôle califal.

L’empire que se bâtit progressivement le Califat de Médine bouleverse les microsociétés tribales d’Arabie, et ces évolutions expliquent en partie les tensions et graves conflits internes à la société et aux factions, notamment sous le califat d’Ali, qui se termine par la bataille de Siffyne, bataille qui oppose les troupes d’Ali à celles du gouverneur de Syrie (un Omeyyade), et qui débouche sur un « arbitrage » en 657 (l’arbitrage de Siffyne).

Prémisses des doctrines théologico-politiques sous les Omeyyades

La dynastie des Omeyyades prend le pouvoir après l’assassinat d’Ali en 661 et s’installe à Damas, où elle hérite des structures de l’administration byzantine. Elle voit une consécration de la prééminence du calife et du principe d’hérédité au détriment de la consultation (shura), ainsi qu’une tendance à la centralisation des pouvoirs. Le calife est avant tout le roi des arabes (chef des tribus), tout en revendiquant le statut de chef de la communauté musulmane (« calife de Dieu »), le passage de « chef de tribu » à celui de « roi » nécessitant en fait une inscription du pouvoir politique dans le religieux.

Malgré la réussite d’importantes conquêtes, une opposition croissante au pouvoir omeyyade se constitue. Or, les différents mouvements contestataires trouvent dans la religion des arguments à l’appui de leur mécontentement. Ces conflits politiques entraînent la naissance de doctrines théologico-politiques au sujet du Califat, de l’Imamat, des questions relatives à la guerre, à l’attitude à avoir par rapport à l’autorité, aux critères de légitimité, etc. Ce sont ces doctrines qui seront proclamées plus tard par les différentes obédiences comme étant les « doctrines politiques de l’islam », en occultant leurs origines historiques profanes. Ainsi, les titres d’imam ou encore de « commandeur des croyants » étaient destinés au départ à légitimer par la religion un système monarchique ; ce n’est que par la suite que les théologiens leur ont donné une cohérence doctrinale.

De même, c’est à cette époque qu’apparaissent les notions de dâr al-harb (« domaine de la guerre ») par opposition au dâr al-islam (« domaine de l’islam ») - notions inexistantes dans le Coran comme dans la tradition du prophète. La notion de dâr al-harb est créée pour légitimer la guerre menée par les révoltés dans les territoires dominés par les Omeyyades, et non pour faire la guerre dans un territoire où l’islam n’a aucune présence. En réponse, le pouvoir invente la notion de dâr al-islam, affirmant que toute guerre menée sans l’aval de l’autorité est illicite d’un point de vue religieux. Les islamistes contemporains ont donc, comme souvent, fait subir une dérive à ces notions pour en faire des concepts pseudo-islamiques de distinction entre pays d’islam et pays « mécréants ».

La question de l’autorité au cœur des divisions doctrinales

Les théories politiques des principales obédiences de l’islam sont liées à des conflits politiques, émergeant notamment au cours de l’arbitrage de Siffyne, contesté par exemple par une partie des partisans d’Ali (les muhakkima), qui ne reconnaissent plus la légitimité d’Ali et finissent par l’assassiner en 661. Les muhakkima (dont sont issus les ibâdhites, communauté toujours existante dans le monde musulman et majoritaire à Oman) défendent l’idée que les croyants peuvent vivre sans se soumettre à une autorité - sauf en cas de besoin d’un arbitrage. La question - profondément politique - qui est au point de départ des divergences est donc la suivante : les musulmans sont-ils obligés de faire allégeance à une autorité politico-religieuse après le prophète ? Si oui, quels sont les critères d’une autorité légitime, et quelle attitude avoir face à une autorité illégitime ? A ces questions, les chi’ites et les sunnites (obédiences au sein desquelles de multiples subdivisions existent) donnent des réponses différentes :

 le chi’isme (10% des musulmans aujourd’hui)

Les chi’ites (désignés comme tel depuis le VIIIe siècle), qui se distinguent notamment par l’existence d’un clergé religieux, sont, étymologiquement, les « partisans d’Ali » :

 pour eux , Muhammad avait désigné Ali, son cousin et mari de sa fille Fatima, comme successeur. Les Compagnons du prophète lui auraient désobéi en désignant Abu Bakr, beau-père du prophète, considéré comme illégitime, comme premier calife.
 suite à la mort d’Ali, ils appuient ses fils Hassan et Hussein ; ce dernier combat la dynastie omeyyade et est tué avec l’ensemble de sa famille et de ses partisans en 680, à Kerbela. Le martyre devient alors pour les chi’ites un symbole de la lutte contre l’injustice ; d’où un culte des martyrs, très présent dans le terrorisme contemporain.
 un des points essentiels de la doctrine chi’ite réside dans la place accordée à l’imam (au sens de commandeur suprême des croyants), qui ne peut être qu’un descendant d’Ali et de Fatima. Après le califat d’Ali, les chi’ites accordent la dignité d’imam à onze descendants du prophète. Le douzième meurt à l’âge de 8 ans. Selon la tradition, il s’est « occulté », caché au regard des hommes et il reviendra à la fin des temps (mythe de « l’imam caché ») : ce sera le mahdi, qui libérera le monde.
 or, cette idée que seul l’imam caché serait une autorité légitime peut entraîner un non-respect systématique de l’autorité (ce sera un des arguments clés du chi’isme révolutionnaire contemporain).
 enfin, dans cette doctrine, l’imam est vénéré comme le représentant infaillible de Dieu sur terre et le gardien du sens caché de la révélation. C’est cette vénération qui a pu permettre l’utilisation par Khomeyni en Iran dans les années 1980 de la thèse du « pouvoir du théologien », lors de la Révolution islamique. Selon cette thèse, le théologien est au même rang que le prophète et au-dessus des gouvernants, ce qui a débouché sur un système totalitaire visant à imposer le « règne de Dieu ».
 le sunnisme (90% des musulmans aujourd’hui)

Les théories politiques sunnites se sont constituées plus tard (IXe-Xe siècles), progressivement et en réaction à celles des chi’ites :

 elles affirment d’abord la légitimité des quatre premiers califes de Médine, accompagnée d’une sacralisation des Compagnons du prophète.
 elles imposent ensuite l’obligation de faire allégeance à tout imam, qu’il soit juste ou injuste, parallèlement à la condamnation de tout recours aux armes contre leur autorité. La conception sunnite de l’autorité est fondamentalement conservatrice, car elle vise à la défense de l’ordre établi (en s’appuyant notamment sur le « verset des princes » : « obéissez…")
 cependant, une contestation qui renverse l’autorité et devient à son tour autorité est de la même manière considérée comme devant être respectée. Il n’est ainsi pas difficile de retourner le conservatisme apparent de cette doctrine contre le pouvoir en place, en faisant de la révolte un jihad, et en légitimant le tyrannicide (en s’appuyant sur un hadîth stipulant qu’« aucune obéissance n’est due à une créature en désobéissance par rapport au créateur »).

Rapide survol historique, des Abassides aux Ottomans

Après ce regard essentiel sur les premiers temps de l’islam, nous choisissons ici de dresser un très rapide survol historique du monde musulman pendant un millénaire, afin de parvenir aux XIXe et XXe siècles, pendant lesquels se produisent de véritables bouleversements dans les rapports de l’islam au politique, à travers la colonisation et les luttes de libération nationale, et la construction chaotique depuis cinquante ans des Etats peuplés de musulmans.

Au milieu du VIII siècle, les Abbassides, descendants d’un oncle du prophète, renversent les Omeyyades. Ils s’installent dans l’actuelle Irak où ils bâtissent la ville de Bagdad. Mais le pouvoir arabo-musulman est éclaté, entre les souverainetés abasside (Badgad, régnant sur l’Iran et l’Irak), fatimide (Le Caire, régnant sur l’Egypte, la Syrie et l’ouest de l’Arabie) et andalouse (Cordoue, régnant sur l’Espagne et le Maghreb), qui forment des califats indépendants.

A partir du Xe siècle, les divisions s’accroissent et les entités politiques sont fluctuantes. Parmi les faits et les dates essentiels qui marquent le monde musulman, on peut signaler très sommairement :

 l’entrée en scène des Turcs, avec la prise de pouvoir au détriment des Abassides par des Turcs sunnites, les seljoukides, qui adoptent le titre de sultan (« détenteur du pouvoir »).
 la prise de Bagdad au XIIIe siècle par les tribus mongoles et turques d’Asie (qui se convertissent à l’islam).
 le renversement du pouvoir du Caire par Saladin (d’origine kurde) qui repousse les Croisés européens (XIIe siècle).
 la Reconquista espagnole, permise par la division du califat andalous et qui s’achève en 1492, entraînant le repli des arabo-musulmans en Afrique du Nord.
 la prise de Constantinople en 1453 par les Turcs (Ottomans), qui la rebaptisent Istanbul. L’Empire ottoman se présente alors en protecteur du monde musulman et entraîne la fin des autres dynasties : il annexe le Moyen-Orient puis une partie de l’Afrique du Nord, avant de s’étendre notamment dans les Balkans, et met en place une autorité qui perdurera jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Islam, colonisation, et lutte de libération nationale

Hormis la Turquie et une partie de la Péninsule arabique, tous les pays musulmans ont connu la domination d’une puissance coloniale européenne (et suite à la Première Guerre mondiale - traité de Sèvres en août 1920 -, les puissances occidentales accroissent leur influence dans le monde arabo-musulman au détriment des Ottomans : Syrie, Liban, Palestine, Irak passent sous tutelle française ou anglaise). De manière générale, la colonisation européenne dans les territoires de l’Empire ottoman a suspendu les réformes entreprises avant son avènement, et qui visaient d’abord à doter les pays ou provinces de moyens institutionnels pour résister aux visées coloniales. L’administration coloniale a souvent fait appel aux forces sociales et politiques qui s’étaient opposées à ces réformes, qui étaient pourtant inspirées de modèles européens.

Les idéologues de la « colonisation civilisatrice » (notamment en France) attribuent souvent à l’islam, au moment des conquêtes, l’image d’une religion résignée, fataliste, acceptant le monde tel qu’il est car considérant que rien ne se fait sans la volonté de Dieu. Mais l’islam apparaît pourtant au même moment comme une religion dangereuse, subversive, en raison des théories de l’autorité que l’on a esquissées. Ce sont ces représentations ambivalentes qui sont à l’origine de certaines politiques coloniales face à l’islam - et notamment d’un contrôle à double tranchant : les puissances coloniales ont en effet pu contribuer au poids croissant de la religion, même lorsque les institutions religieuses étaient contrôlées. A ce titre, on peut à nouveau noter que la notion de droit musulman est une notion moderne codifiée lors de la colonisation, les oulémas (« docteurs de la loi », interprètes du Coran) des villes ayant été appelés à la rescousse par certaines puissances coloniales pour codifier une juridiction jusqu’alors éclatée entre les différentes communautés.

Par ailleurs, la religion ou le langage islamiques ont souvent été mobilisés comme un des ressorts de l’idéologie nationaliste ou de résistance : le jihad pouvait être selon les cas présenté comme une lutte de libération nationale au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (en reprenant les « quatorze points » du président américain Wilson), ou comme une « guerre sainte » pour se défaire de la domination des « infidèles » ou des « nouveaux croisés ». Et dès le début du XXe siècle, en lien avec les luttes puis les indépendances, s’affirment progressivement les idéologies de l’islam politique contemporain.

Ce double aspect de la religion musulmane pendant la colonisation (contrôlée mais participant à la subversion) est bien illustré par l’exemple de l’Algérie, sous domination française de 1830 à 1962.

L’islam dans l’Algérie française : un exemple de l’ambivalence de la période coloniale

 le contrôle de l’islam algérien par l’Etat colonial

Dès la conquête au début du XIXe siècle, les Français savent que contrôler l’islam algérien est indispensable pour maintenir l’ordre, tant un potentiel subversif est attribué à la religion. Cela s’inscrit d’ailleurs dans une tradition de mise sous contrôle de la religion par les pouvoirs en place dans les pays musulmans : contrôle qui passe traditionnellement par la répression, mais aussi par des dispositifs de recherche du consensus - par exemple par le biais du corps des oulémas.

Dès 1830, les Français réquisitionnent les habous, instituts de droit musulman assimilables à des fondations pieuses et qui financent les imams, les maîtres d’écoles religieuses, l’entretien des mosquées, etc. ; ces habous sont annexés au domaine de l’Etat, ce qui revient à une fonctionnarisation du culte musulman, ou si l’on veut à une « cléricalisation » de l’islam. Et sous le Second Empire, l’administration dote l’islam algérien d’un « clergé » encadré dans la fonction publique, et crée des medersas (écoles supérieures musulmanes) d’Etat pour y former un personnel « fiable ». Le processus continue sous la IIIe République, République laïque. Ainsi, malgré un décret de 1907 « portant application » dans les départements algériens de la loi de 1905 (séparation de l’Eglise et de l’Etat), la loi n’est pas appliquée pour l’islam, puisque son application signifierait la remise en cause de tout le dispositif de contrôle du culte, et la restitution d’une certaine indépendance aux religieux. Dès lors, l’Association des oulémas tout comme le Mouvement national algérien n’ont de cesse de revendiquer une séparation de l’islam et de l’Etat ! Certes, il s’agit là d’une revendication qui s’inscrit dans le combat contre la tutelle coloniale, mais il semblerait que l’Algérie du milieu du XXe siècle était traversée par un début de sécularisation des mentalités… fait que détruira la faction du FLN arrivée au pouvoir en 1962, en organisant un islam d’Etat.

 des « Français musulmans » à la « nation algérienne » : glissements sémantiques significatifs

Les habitants de l’Algérie conquise sont désignés dès 1830 par leur confession. C’est le terme « musulman » qui désigne couramment les colonisés d’Algérie, mais ce terme a une connotation plus large, d’ordre politique (et on ne se privera pas de faire un parallèle plus qu’évident avec les récents propos de Nicolas Sarkozy préconisant la nomination en France d’un « préfet musulman »). Ainsi, en 1865, un sénatus-consulte voté sous Napoléon III affirme : « l’indigène musulman est Français », précisant toutefois qu’« il continuera à être régi par la loi musulmane », ce qui en réalité justifie l’assimilation incomplète des Algériens. En effet, pour devenir pleinement citoyen français et jouir d’une totale égalité des droits, le colonisé algérien doit abandonner son statut personnel régi par la religion ; c’est ce que l’administration française nomme la procédure de « naturalisation », qui fait du « Français musulman » un « Français » à part entière (moins de 6 000 Algériens seront naturalisés dans toute la période - ce qui témoigne d’un rejet manifeste de cette assimilation).

Cette procédure est intangible, comme en témoigne la répression du mouvement « assimilationniste » des « jeunes Algériens » dans les années 1920 puis dans l’entre-deux-guerres, mouvement qui réclamait que les musulmans soient représentés au Parlement et acquièrent une nationalité française pleine et entière, sans avoir à abandonner les lois islamiques du statut personnel.

Cependant, cette religion qui colle à la peau des indigènes (dont sont distingués les Juifs algériens naturalisés par le décret Crémieux en octobre 1870) constitue un puissant facteur de rassemblement et de solidarité dans lequel trouve son origine une partie du mouvement nationaliste. En témoignent le succès des oulémas notamment pendant l’entre-deux-guerres (dont l’action peut être assimilée à une résistance à l’acculturation occidentale - enseignement, scoutisme musulman, etc.), tout comme la prégnance de la référence ottomane, dont la domination n’avait pas entraîné un tel sentiment de dépersonnalisation. De même, l’appartenance religieuse apparaît essentielle dans l’assimilation qui est faite entre trahison politique et trahison envers l’islam (« celui qui vote est un apostat », dit-on après la création de l’Assemblée algérienne dans l’après-guerre), ou encore dans le choix des pays pour les migrations : si des hommes seuls partent travailler en France, les migrations de famille se font de manière privilégiée en direction de pays arabo-musulmans (Maroc, Tunisie, Syrie, etc.).

L’évolution du vocabulaire algérien désignant la nation permet d’ailleurs de retracer l’avènement d’une conscience nationale : le sentiment national est embryonnaire en Algérie au XIXe siècle, les individus se définissant par l’appartenance familiale, clanique, et religieuse. L’idée de nation germe en fait pendant la colonisation, et notamment dans l’entre-deux-guerres autour de Messali Hadj et de l’Etoile nord-africaine. Or, il est intéressant de constater l’utilisation du terme umma par les nationalistes, qui l’extirpent de son sens habituel (de communauté musulmane) pour désigner la nation algérienne, avant d’utiliser le terme watan (qui possède une dimension territoriale).

La religion musulmane est donc à la fois dans l’Algérie coloniale :

 côté français : un danger à surveiller et à encadrer, et une légitimation de l’assimilation incomplète.
 côté algérien : un puissant facteur de solidarité face à la domination coloniale.

Origines et facteurs d’un nationalisme laïc dans les sociétés musulmanes colonisées

Dans les sociétés colonisées, les élites influencées par le mode de vie occidental aspirent à la domination ou au contrôle de l’appareil d’Etat, et contribuent à donner leurs orientations aux dynamiques anti-colonialistes. Les mouvements de résistance à la colonisation, devenus mouvements de libération nationale, ne demandent souvent pas autre chose que l’application des principes démocratiques dont se réclament les colonisateurs. On peut citer en ce sens les exemples du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques en Algérie (MTLD), le vieux et le Néo-Destour en Tunisie, ou les ancêtres de l’Istiqlal au Maroc.

Or, ces aspirations démocratiques sont liées à un nationalisme laïc (ce qui ne signifie pas anti-religieux), qui se développe dans l’entre-deux-guerres. Plusieurs facteurs expliquent le caractère laïc de ce nationalisme - des facteurs internes aux sociétés colonisées et des facteurs plus proprement politiques face aux puissances coloniales :

 d’une part, la laïcité apparaît comme un élément nécessaire d’un projet qui cherche à rattraper un « retard » vis-à-vis du modèle occidental, modèle triomphant, en rompant avec l’héritage ottoman et islamique.
 d’autre part, pour se faire entendre, les mouvements savent qu’ils doivent dépasser la seule légitimité religieuse, sans quoi leurs revendications risquent d’être jugées réactionnaires par le pouvoir colonial comme par les élites colonisées. C’est le cas du parti nationaliste Wafd dans l’Egypte sous tutelle britannique, qui se présente comme le défenseur d’un libéralisme politique à vocation nationale et rejette l’utilisation de la religion à des fins politiques.
 enfin, les formes mêmes de la domination sont différentes d’une région à l’autre et entraînent des revendications différentes : dès lors, il est plus efficace de fédérer des populations autour de la défense d’un territoire national au nom du principe wilsonien du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » qu’autour d’un projet religieux.

Ainsi, les partis politiques qui succèdent peu à peu aux modes traditionnels de comportement politique cherchent à élaborer un sentiment d’identité nationale, à un moment où l’idée même de nationalité ne va pas de soi, comme on l’a vu dans l’exemple algérien. Néanmoins, la composante islamique n’est pas totalement absente de ce nationalisme d’apparence laïc. Ainsi, si le Néo-Destour tunisien critique la sacralisation de certains rites, il emprunte toutefois au vocabulaire de l’islam. En fait, dans les nationalismes arabes, les références à la religion restent souvent implicites, et c’est la dimension culturelle qui est privilégiée. Ainsi, dans le nationalisme égyptien, c’est davantage la langue arabe qui est mise en valeur, les références religieuses demeurant sous-jacentes. On peut d’ailleurs noter à ce stade qu’en dehors du monde arabe, dans l’Inde colonisée par la Grande-Bretagne, la religion musulmane s’affirme comme un facteur discriminant au sein du nationalisme : la lutte de libération d’Ali Jinnah et de la Ligue musulmane se fonde sur les différences confessionnelles et prône une indépendance séparée entre deux Etats, dont un musulman (le futur Pakistan).

Le choix de la laïcité est beaucoup plus radical dans le cas de la Turquie de l’entre-deux-guerres, et il est nécessaire de s’attarder sur ce cas pour comprendre l’évolution de l’islam politique - au sein des sociétés colonisées puis des Etats musulmans.

La naissance de la Turquie laïque

Tandis que la majorité des pays musulmans sont sous domination coloniale, la Turquie, rescapée de l’éclatement de l’Empire ottoman, connaît des bouleversements considérables après la Première Guerre mondiale. En 1919, Mustafa Kémal crée un mouvement nationaliste dit des « Jeunes-Turcs », qui arrive au pouvoir en 1920 et entreprend le démantèlement des institutions théocratiques, avec une volonté claire de laïciser non seulement l’Etat mais la société turque. Il abolit le sultanat (qui regroupait pouvoir politique et religieux) en 1923, transférant l’intégralité de la souveraineté politique au peuple turc, tandis qu’un califat purement spirituel est mis en place. Mais Kémal considère que cette dualité d’institutions est contraire à son projet de République laïque, et il abolit finalement le califat en mars 1924, en invoquant l’illégitimité historique (et religieuse !) de cette institution ; le califat n’est en effet pas d’origine divine mais est une pure création humaine, car absente du Coran sous cette forme : c’est donc aux musulmans de faire le choix du gouvernement le mieux approprié.

Ces mutations politiques ne sont pas sans conséquences sur la façon dont les croyants vivent leur foi : l’islam connaît, sinon un déclin, du moins une évolution dans certaines couches sociales. La construction de villes nouvelles et le développement des moyens de transport altèrent les liens entre les habitants ; les restaurants, cafés, cinémas sont aussi des lieux qui propagent un nouveau mode de vie. Kémal tend à rejeter l’islam hors de la place publique, notamment à travers la disparition des tribunaux cadi (de juridiction musulmane), de la fermeture des medersas (écoles religieuses), ou du mouvement de libération des femmes (droit de vote, abolition de la polygamie et du port du voile islamique).

Le « réformisme » et l’apparition de l’islam politique contemporain

La notion d’islam politique est apparue en réaction au développement de la revendication démocratique qui marque une rupture avec les conceptions traditionnelles de la légitimité politique : alors que, comme nous l’avons vu, le Coran légitime toute autorité comme provenant de Dieu (tout en donnant une place importante à la notion de consultation), la démocratie affirme que le pouvoir ne peut être légitime que s’il est l’expression de la volonté générale du peuple.

Parmi les facteurs d’émergence et d’évolution de l’islam politique, on peut signaler les réformes entreprises dès la fin du XVIIIe siècle en terres musulmanes, l’impact de la colonisation, et l’abolition du califat par Mustafa Kémal ou, plus tard, les processus de « modernisations » chaotiques (après les indépendances).

Cette mouvance « réformiste », aussi hétéroclite soit-elle, n’est pas dépourvue d’une unité reposant sur des orientations communes que les mouvements islamistes ont eu tendance à radicaliser :

 il s’agit d’abord d’une nébuleuse qui entend accepter une certaine évolution de l’islam par la pratique de l’ijtihad (exercice discipliné de la raison d’interprétation du Coran) tout en préservant les « valeurs » de la société islamique face à l’influence occidentale. Ainsi, le maître mot des théoriciens réformistes Rashid Rida et Chakib Arslan est : « nous tenons à nous moderniser tout en restant nous-mêmes ». Cela passe par exemple par une reconnaissance du besoin d’éduquer les femmes tout en maintenant une distance entre elles et les hommes.
 l’idée principale demeure le refus d’une vision laïque de l’Etat. Persuadés que l’islam peut servir de fondement à une société, grâce à ce qu’ils nomment ses « lois » et ses « doctrines », ces mouvements « réformistes » sont confirmés dans leurs idées par la création d’un Etat sur ses bases : l’Arabie Saoudite d’Ibn Sa’ud, où le wahhabisme est fait religion d’Etat.
 les réactions à l’abolition du Califat

L’abolition du Califat crée un vide de pouvoir à la tête du monde islamique, et cristallise les oppositions entre certains musulmans, selon qu’ils sont partisans ou non du retour au Califat.

 Ali Abd al-Raziq affirme que l’umma n’est pas un Etat, et la religion et la politique deux domaines séparés (notamment dans son ouvrage L’Islam et les fondements de l’autorité politique, publié en 1920). Il souligne qu’il n’est jamais fait mention du califat en tant qu’institution politique dans le Coran, et que le prophète n’a pas été envoyé pour fonder un Etat.
 à l’opposé, un des plus ardents défenseurs de la restauration du Califat est le Syrien Rashid Rida. Il propose que le calife soit désigné parmi les magistrats religieux et doté du pouvoir de légiférer en pratiquant l’interprétation de ce qu’il nomme la « loi religieuse » : l’islam serait dirigé par un gouvernement califal que l’auteur appelle un « Etat islamique ». Cette conception marque un véritable tournant, avec l’apparition du concept d’Etat. Or, cette idée d’Etat est reprise par des groupements politiques qui apparaissent dans l’entre-deux-guerres, dont les Frères musulmans.
 la naissance du mouvement des Frères musulmans

En 1928, Hassan al-Banna fonde en Egypte le mouvement des Frères musulmans, qui ne reconnaît comme gouvernement légitime que celui qui agirait conformément à la shari’a, et dont le but proclamé est de « promouvoir le bien et interdire le mal ». Le mouvement naît notamment d’une contestation populaire du processus d’occidentalisation de l’Egypte, critiqué par les « réformistes » musulmans comme Rashid Rida dont al-Banna est un disciple. L’organisation, qui prend pour modèle le régime saoudien en formation, entend réorganiser la société et lutter contre l’islam populaire. Cependant, la doctrine du mouvement reste floue sur la forme de gouvernement préconisée au sein de « l’Etat islamique » ; les Frères musulmans se réfèrent notamment au principe coranique de « consultation » (shura), sans que l’on sache bien ce qu’ils entendent par ce terme. L’association se dote d’un programme économique et social (sécurité sociale et assurance, droit au travail, etc.), soutient le roi égyptien dans sa lutte contre le Wafd, et s’intéresse particulièrement à la question de Palestine, au nom d’une solidarité religieuse avec les musulmans de Palestine. Les Frères musulmans sont par ailleurs assez sensibles au nationalisme, même si pour eux, il n’existe pas de différences de nationalités en islam, selon leur conception de l’umma, communauté religieuse par définition transnationale.

 l’influence des « réformistes » sur les mouvements nationalistes dans les sociétés colonisées

Face à la crainte de la perte d’un héritage et d’une identité, comme on l’a vu, le mouvement dit « réformiste » cherche à restaurer la place de l’islam dans la société, et cela passe notamment par une influence sur les mouvements de résistance nationale. Peu à peu, le nationalisme laïc est amené à multiplier ses rapports avec les mouvements ou les thèses « réformistes », dont les thèmes sont encore bien ancrés dans les masses. Rida et Arslan ne cessent de rapprocher le réformisme du nationalisme arabe et invitent les leaders des mouvements nationalistes tels que Habib Bourguiba (en Tunisie) ou Messali Hadj (en Algérie) à adopter une tonalité et des références islamiques. En ce sens, Hassan al-Banna déclare : « Si l’on vous dit que vous faîtes de la politique, répondez que l’Islam ne reconnaît pas ces distinctions ».

Toutefois, si l’intégration de l’islam au combat politique se fonde sur des intérêts communs, cette association n’est pas dépourvue d’ambiguïtés. Les thèmes réformistes ne sont pas les vecteurs de l’idée de souveraineté nationale (elles ne reconnaissent pas d’identité nationale), puisqu’elles demeurent basée sur leur idée de l’umma. Ainsi, Chakib Arslan développe des thèses arabo-islamistes qui penchent pour une confédération d’Etats liés par une communauté religieuse, culturelle, et linguistique.

Quoi qu’il en soit, le nationalisme intègre peu à peu et notamment au cours des années 1930 certains éléments issus des thèses « réformistes » attachées au respect des « traditions » et des « valeurs » musulmanes, ainsi qu’à une conception de la justice issue d’interprétations radicales du Coran.

Les contradictions des Etats indépendants face à l’islam

A l’indépendance, les groupes s’étant fixés des objectifs communs contre les puissances coloniales éclatent. Que ce soit les Frères musulmans ou des groupes d’influence communiste, il s’agit souvent d’unir nationalisme, justice sociale et religion, mais cela ne peut masquer des orientations divergentes. Ces dernières sont illustrées notamment par le conflit entre le président Nasser et les Frères musulmans en Egypte dans les années 1950. Les Frères musulmans, exilés en Arabie saoudite depuis 1954, accusent le gouvernement égyptien d’utiliser le langage de l’islam pour couvrir une politique fondamentalement laïque. Le pouvoir nassérien riposte durement, et Hasan al-Banna est assassiné et Sayyid Qutb exécuté en 1966.

Les pouvoirs en place dans les nouveaux pays indépendants doivent structurer l’Etat et lui donner les bases d’un développement économique et social. L’influence de Mustafa Kémal (mort en 1938) est forte dans le monde arabe d’après-guerre, et notamment sur les partis socialistes (tels le ba’th en Syrie). Ces partis relèguent souvent l’islam au second plan et entendent préparer l’entrée des pays arabes dans la « modernité ». A cet égard, le socialisme est un moyen de lutter contre le conservatisme social et religieux tout en faisant référence à l’islam « primitif » désigné comme égalitaire et social. A contrario, la nécessité pour ces Etats de définir une identité nationale peut entraîner une certaine étatisation de l’islam : ainsi en Algérie, où un islam d’Etat est instauré, et où des religieux jouent un rôle important - par exemple dans l’enseignement de l’arabe. Dans cette utilisation politique de l’islam germent les contradictions des gouvernements nationalistes : d’une part, ils affirment le contrôle de l’Etat sur le religieux ; d’autre part, leur quête de pouvoir ou d’influence les amène souvent à prendre appui sur l’islam pour renforcer leur écoute populaire.

L’utilisation de l’islam à des fins de politique internationale : les limites du panarabisme

Développé par Nasser depuis la crise de Suez et sa victoire contre le trio France-Angleterre-Israël en 1956 et jusqu’à la fin des années 1960, le panarabisme use de la religion de manière ambiguë. Ce mouvement s’évertue notamment à affirmer l’unité du monde arabe dans sa politique internationale neutraliste et anti-impérialiste, à un moment où le monde arabo-musulman est l’objet d’une lutte d’influences : outre la présence française au Maghreb et la question palestinienne, les pays arabes détenteurs de pétrole doivent faire face à une domination économique occidentale. Face aux deux blocs (américain et soviétique), la neutralité apparaît comme un gage d’indépendance.

Or, en vertu de son autorité, Nasser parle au nom de l’islam, moyen pour fédérer les différents pays, faisant s’apparenter le panarabisme à un panislamisme. Par de puissants appels de soutien à la cause palestinienne, par une utilisation du langage de l’islam, Nasser se présente comme le chantre légitime de l’identité arabo-musulmane au point de stigmatiser les souverains saoudiens wahhabites qu’il qualifie d’« ennemis de Dieu ».

Mais cette pseudo-résurrection de l’umma connaît certaines limites. En effet, le panarabisme, doctrine selon laquelle « l’unité arabe doit se réaliser par le bas », est confronté à des obstacles qui dévoilent l’instrumentalisation de la religion. Le neutralisme et le nationalisme développés par Nasser comportaient une dimension socialiste : or, les appels à des révolutions socialistes ont engendré une certaine méfiance des gouvernements monarchiques (Maroc, Libye, Jordanie, Arabie Saoudite) et des pays du pacte de Bagdad (Turquie, Iran, Irak). D’autre part, l’échec de la République Arabe Unie en 1961 (regroupant Syrie et Egypte) discrédite l’entreprise nassérienne, et l’existence d’une communauté d’intérêts arabes est douteuse, comme en témoigne la guerre civile au Yémen en 1962 : d’un côté, les intellectuels libéraux ayant pris le pouvoir à la mort de l’imam Zaydite sont appuyés par l’Egypte ; de l’autre, l’Arabie Saoudite soutient les provinces rurales fidèles au pouvoir de l’imam.

Or, cette intégration et cette utilisation de l’islam au sein du nationalisme arabe et panarabe ont conduit les groupes islamistes à radicaliser leurs thèses, et à les enrichir de nouveaux éléments visant à conquérir les masses, comme la revendication d’un équilibre social et moral basé sur la protection des « valeurs anciennes » face aux déséquilibres importés par des Etats qui « singent » l’Occident.

Les facteurs de l’essor de l’islam politique : la modernité en question

Pour les partisans de l’islam politique en effet, l’indépendance acquise ne doit pas seulement être territoriale et économique : il faut qu’elle soit sociale et morale. Cette idée se fonde sur un rejet essentiel : celui de la modernisation d’influence occidentale, liée ou entraînant notamment l’exode rural et des difficultés économiques diverses (crise du logement, etc.), et créatrice de frustrations et de contestations. Mais le rapport de l’islamisme contemporain à la « modernité » et aux « traditions » n’est pas aussi simple qu’il y paraît.

 une génération de ruptures

C’est une logique du repli que prône l’islamisme en tentant d’allier nationalisme et préservation des « valeurs traditionnelles », en réaction à une évolution rapide qui introduit une certaines instabilité au sein des sociétés arabes. Il s’agit, pour les courants de l’islam politique contemporain, de rompre avec l’occidentalisation : c’est contre la modernisation initiée par leurs Etats que se regroupent les forces religieuses radicales. Les problèmes engendrés par les évolutions dans des pays pas toujours prêts à les intégrer (réforme agraire en Iran en 1962) et les mécontentements qu’ils font naître sont récupérés par des religieux déjà froissés par les mesures laïques. Les forces religieuses participent de plus en plus massivement à l’opposition politique - et l’ayatollah Khomeiny est par exemple expulsé d’Iran dans les années 1960. Le progressisme des Etat arabes est de plus en plus stigmatisé, ses concepts laïcs sont considérés comme des preuves de la corruption occidentale qui apparaît aussi comme la cause des troubles sociaux, économiques et éthiques qui naissent dans la société.

Mais de quelles « valeurs traditionnelles » s’agit-il ? En effet, les courants d’islam politique, qui se prétendent l’incarnation d’une « authenticité islamique » face aux importations occidentales (nationalisme, libéralisme, socialisme), sont également en rupture avec la tradition de la civilisation de l’islam classique dont ils condamnent bien des aspects. De plus, l’islamisme - qui s’organise autour d’hommes instruits - apparaît paradoxalement comme le produit même de la modernisation. Il est en effet en partie le résultat de politiques d’éducation menées par les différents régimes depuis les indépendances. L’alphabétisation de masse crée donc une autre rupture - générationnelle celle-ci, avec les générations précédentes généralement illettrées et pratiquant un islam populaire souvent superstitieux (largement réprimé par exemple par le régime saoudien).

Cette ambiguïté des islamistes face à la « modernité » se manifeste jusque dans leurs doctrines : leur vision totalitaire et autoritaire, leur constitution en idéologie ne procède pas de la souplesse et de la diversité de l’islam ancien. Les différents islamismes (sauf celui d’inspiration saoudienne) proviennent en fait directement d’emprunts aux idéologies occidentales - ils en ont adopté les formes et ont ajouté des contenus islamiques, ce qui fait dire à Mohamed-Chérif Ferjani que « l’Etat ou le gouvernement islamiques revendiqués ont tous les traits des systèmes totalitaires modernes ».

 affaiblissement de l’arabisme et montée en puissance de l’islamisme (fin des années 1960 - début des années 1970)

La réaction à l’Occident et notamment à l’impérialisme américain permet à une nouvelle utopie mobilisatrice de surgir : l’action culturelle menée par les mouvements islamistes dans les années 1960 investit peu à peu la politique et la société dans les années 1970. L’importance de la question israélo-palestinienne est ici centrale. En effet, la défaite des pays arabes lors de la guerre des Six jours contre Israël en 1967 a laissé un profond traumatisme dans le monde arabe, et semble marquer le double échec du nationalisme incarné par Nasser. D’abord un échec dans sa lutte contre l’impérialisme et l’Etat d’Israël ; d’autre part un échec dans sa volonté de réunir les différents Etats arabo-musulmans.

Cet échec amorce le basculement de toute une nouvelle génération d’intellectuels, d’étudiants, de jeunes urbains pauvres que la modernisation des Etats indépendants a laissé de côté. Le renouveau de l’islamisme et son attraction tient aussi pour une large part à la crise pétrolière de 1973 : devant les difficultés éprouvées par les Etats progressistes égyptien et syrien, l’initiative de la mise en place d’un embargo contre les alliés occidentaux d’Israël par les pétro-monarchies et notamment par le régime wahhabite saoudien permet à celui-ci de se présenter comme le défenseur de la cause arabe. La signature des accords de Camp David en 1978, tout comme la guerre civile au Liban, contribuent également à discréditer les Etats progressistes. Le message arabiste est profondément affaibli. Peu à peu, ce sont donc les forces qui prétendent incarner l’islam et rester solidaires de la cause palestinienne qui s’emparent de la lutte anti-impérialiste.

Les principaux courants de l’islamisme contemporain

Après s’être construit sur le plan culturel dans les années 1960, l’islamisme tend donc à revendiquer la gestion des affaires publiques et à récupérer les oppositions au régime. A partir de centres de réflexion se construisent et se diffusent les grands courants de l’islam politique contemporain : le mawdudisme depuis le Pakistan ; le chi’isme révolutionnaire depuis Nadjaf en Irak ; et le wahhabisme depuis l’Arabie Saoudite.

 l’évolution des Frères musulmans vers le terrorisme

L’association renaît en Egypte grâce aux mesures de libéralisation politique du président Sadate. Suivant les orientations de Sayyid Qutb, pendu en 1964, le mouvement élimine toute référence à l’arabisme et s’oriente vers une contestation violente du régime égyptien. L’organisation est en rupture avec l’islam officiel, ses membres sont formés hors des institutions religieuses. Des incidents éclatent entre les Frères musulmans et les Coptes, population chrétienne d’Egypte qui s’oppose à la politique de « conciliation » de Sadate avec les islamistes et que les islamistes désignent comme « agents de l’Occident ». Finalement, suite à la répression menée par Sadate sur les deux communautés, le président est assassiné par les Frères musulmans en 1981. Les Frères musulmans agissent également en Syrie, où ils s’opposent au parti au pouvoir (le ba’th), qui écarte les sunnites du pouvoir alors qu’ils forment 70% de la population syrienne. Les Frères musulmans perpétuent des attentats ; la répression du régime syrien est sanglante et fait environ 15 000 morts. Quelques années plus tard, le mouvement égyptien contribue très largement à la création du Hamas en Palestine.

 le wahhabisme et l’Arabie Saoudite

Le wahhabisme est un mouvement puritaniste, religion officielle de l’Arabie Saoudite. Avec l’accroissement considérable de ses revenus dans les années 1970 dû à la rente pétrolière, l’Arabie Saoudite lance la prédication wahhabite dans le monde musulman pour combattre l’arabisme. Le roi Faysal fait des villes saintes de l’islam des centres de formation religieuse, et il entreprend une politique de subvention des oeuvres religieuses (construction de mosquées dans le monde entier). Depuis les années 1960, les Etats-Unis soutiennent cette politique de prédication qui leur apparaît comme un excellent moyen de combattre l’arabisme révolutionnaire et le communisme. Le wahhabisme n’ayant pas pour ambition de bouleverser l’ordre social, il est considéré par les Américains comme un facteur de stabilité politique au Moyen-Orient, ce qui légitime aux yeux des Etats-Unis le soutien inconditionnel à l’un des pires régimes liberticides au monde.

 le mawdudisme

L’affirmation politique de l’islam pakistanais a surtout à l’origine une vocation identitaire nationale face à l’hindouisme. Mais le problème des rapports de cette religion avec l’Etat se pose dans le Pakistan contemporain. Certains penseurs religieux ont envisagé la constitution d’un Etat islamique : c’est le cas de Mawdudi, mort en 1979 : il prône un islam totalitaire et l’application exclusive de la « loi religieuse », et rejette l’islam institutionnel (à la manière des Frères musulmans). Il a notamment influencé la résistance afghane à l’occupation soviétique dans les années 1980 ainsi que des mouvements islamistes dans les pays occidentaux - voir le cas d’immigrés maghrébins formés par des confréries mawdudistes en France ou en Angleterre partis ensuite prêcher dans leurs pays d’origine, ou que l’on retrouve dans les brigades de volontaires à travers le monde musulman, notamment pour mener le jihad en Afghanistan occupé au début des années 1980 (jihad financé par l’Arabie saoudite et aidé par les Etats-Unis).

 le chi’isme révolutionnaire et la révolution iranienne

En raison de la croyance mystique en un imam caché, certains chi’ites ne reconnaissent aucune légitimité aux autorités en place. Deux attitudes sont alors possibles : le refus de la vie politique, ou le combat contre les pouvoirs jugés illégitimes. En Irak, où les chi’ites représentent 60% de la population, des religieux, établis autour de la ville sainte chi’ite de Nadjaf (où l’iranien Khomeyni est exilé), élaborent une doctrine politique qui repose sur l’instauration d’une « République islamique », et Khomeyni affirme que seuls les religieux sont compétents pour la mettre en oeuvre.

La Révolution islamique iranienne de 1979 consacre le triomphe du chi’isme révolutionnaire : la contestation du régime du Shâh d’Iran et de ses réformes de modernisation est commune aux milieux bourgeois, étudiants, paysans, et est peu à peu fédérée par le clergé chi’ite. C’est lui qui récupère et oriente le dynamisme contestataire créé par les réformes agraires, libérales ou relatives à l’éducation et au travail des femmes. La régénérescence de l’identité culturelle musulmane est revendiquée pour lutter contre l’immoralisme introduit par la perversion occidentale et contre les inégalités. La shari’a est présentée comme le remède aux maux des sociétés. Cette opposition triomphe en février 1979, et Khomeiny proclame la République islamique. Le premier vendredi du mois de Ramadan, il choisit comme lieu de prêche et de prière l’université de Téhéran, seule susceptible d’accueillir un million de fidèles. Par ce geste d’islamisation d’un lieu profane - et pas n’importe quel lieu, il met en évidence l’absorption de la société par le religieux.

La révolution iranienne a contribué au réveil islamiste de la fin du XXe siècle, accompagné d’une nouvelle appréhension des relations entre Etats : le critère religieux s’impose pour ces courants comme élément déterminant les associations ou les rivalités. Le détachement entre arabisme et islamisme se concrétise, et le premier apparaît aux yeux du second comme l’outil illégitime utilisé par des Etats progressistes pour transcender (en vain) leurs clivages. Aussi, au cours des années 1980, les régimes progressistes de Syrie et du Liban font face à cette montée de l’islamisme au sein même de leur territoire. Cette opposition est encore plus significative dans la guerre Iran-Irak (1980-1988), de laquelle le régime iranien sort d’autant plus renforcé par sa victoire face à l’Irak « laïque » de Saddam Hussein.

Une autre conséquence de la Révolution iranienne est l’exacerbation de la rivalité entre sunnisme et chi’isme (doit on voit l’importance aujourd’hui en Irak). En effet, l’Arabie saoudite gardienne du sunnisme et l’Iran chi’ite se livrent une guerre d’influence au sein du monde arabo-musulman. La propagande de Téhéran s’appuie sur les minorités chi’ites notamment hors d’Iran, s’adresse à l’islam du peuple et l’incite à s’en prendre à l’impiété des dirigeants même lorsqu’ils se réclament du Coran. Elle s’oppose ainsi au système de propagation saoudien s’articulant autour de la Ligue islamique mondiale et de l’Organisation de la conférence islamique. Néanmoins, cette lutte d’influence a pu être oubliée au profit d’un but commun : la lutte contre l’impérialisme, et des militants des deux bords s’engagent par exemple dans la lutte contre l’armée soviétique en Afghanistan à partir de 1979.

Nous laissons de côté les vingt dernières années - pour lesquelles il est aisé de se documenter (guerre civile en Algérie, régime taliban et sa chute en Afghanistan, essor du terrorisme international notamment autour d’Al-Qaida, politique américaine, etc.) et qui ne consacrent pas d’évolutions idéologiques fondamentales dans l’instrumentalisation politique de l’islam.

Pour conclure…

Le radicalisme religieux (et plus généralement l’utilisation de la religion à des fins politiques) est une plaie du monde contemporain, plaie qui se nourrit entre autres de bouleversements culturels des sociétés musulmanes, de questions de politique internationale, de frustrations sociales et d’exclusions économiques. Ce point historique permettra sans doute de contester, pour reprendre une distinction de Mohamed-Chérif Ferjani :

 d’une part les essentialistes qui stigmatisent l’islam comme une religion fondamentalement politique et incompatible avec la modernité.
 d’autre part les relativistes qui légitiment le fanatisme religieux, les régimes théocratiques dictatoriaux, et le terrorisme international comme étant exclusivement une réponse proportionnée aux horreurs de la domination occidentale.

Encourager les courants démocratiques dans les pays musulmans, contester la vision binaire américaine, clarifier enfin les relations internationales des pays occidentaux avec les anciennes colonies ou les pays du « Sud » : voilà autant de nécessités et de buts à atteindre qui devraient animer les forces politiques dans le monde entier. Et surtout, sur le plan intérieur, dans les pays européens, mettre fin à la paranoïa ambiante face à l’islam et aux politiques d’exclusion qui lui sont concomitantes, et combattre les maux à leur source en ne se trompant pas de cible.

Sources

 Mohamed-Chérif Ferjani, Le politique et le religieux dans le champ islamique (Fayard, 2005)
 Marc Ferro, Le choc de l’islam, XVIIIe-XXIe siècles (Odile Jacob, 2002)
 Albert Hourani, Histoire des peuples arabes (Seuil, 1993)
 Henry Laurens, Paix et guerre au Moyen-Orient, L’Orient arabe et le monde de 1945 à nos jours (Armand Colin, 1999)
 Vincent Cloarec et Henry Laurens, Le Moyen-Orient au XXe siècle (Armand Colin, 2000)
 Sylvie Thénault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne (Flammarion, 2005)
 Anna Bozzo, « Islam et République, une longue histoire de méfiance », article in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (dir.), La Fracture coloniale (La découverte, 2005)
 Le monde arabe, histoire et devenir, dossier disponible sur le site internet de l’Institut du monde arabe

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