Un jour à Porto Alegre

, par  Pierre Beaudet

Les années ont passé, mais plusieurs d’entre nous, les jeunes de cœur notamment, se souviennent de l’éblouissement qu’on a connu, au début des années 2000, dans cet immense vent d’espoir qui soufflait alors au Brésil. À l’instigation des mouvements populaires, une rencontre internationale avait été convoquée à Porto Alegre, cette grande ville du sud du pays. On s’est retrouvé quelques dizaines de milliers à réinventer le monde, dans une atmosphère incroyable, libre, conviviale, créative. Quelque chose qu’on n’avait pas connu depuis longtemps. Ainsi, ce « Forum social mondial » refusait la parole unique, le je-sais-tout-isme et ouvrait la discussion à tous les vents, en dehors du « périmètre » de la gauche traditionnelle.

Pourquoi Porto Alegre ?

Cette ville était alors le lieu d’une expérimentation sociale inédite. Le Parti des travailleurs (PT) avait la majorité au sein du conseil municipal. Cependant, ce parti qui se définissait à l’époque autour d’un socialisme démocratique voulait innover. Les groupes populaires, les comités de quartier, les syndicats, les associations, également les gens « ordinaires », étaient invités à intervenir dans l’établissement des priorités, via ce qui allait être connu plus tard comme le « budget participatif ». Au lieu d’être seulement « consultés », les citoyens et les citoyennes pouvaient décider de l’allocation des ressources. Observateur d’une des multiples assemblées citoyennes, j’avais été frappé par la vigueur des débats. Les fonctionnaires de la municipalité aidés par des experts de l’ONU insistaient sur la nécessité de renforcer les infrastructures sociales et éducatives dans les « favellas » (bidonvilles). Cela semblait normal et légitime, mais à ma grande surprise, les gens avaient dit non à cela, en argumentant sur la nécessité de désenclaver les quartiers populaires, via de meilleurs services de transport. Leur opinion était à l’effet que le problème des pauvres était moins les défaillances des structures que leur non-accès et leur marginalisation par rapport au reste de la population. Finalement, la municipalité a accepté cet argument et c’est ainsi que les favellas de Porto Alegre ont été intégrées davantage dans le tissu municipal.

Une autre politique est possible

C’est de cela et de bien d’autres choses encore dont on parlait jusqu’aux petites heures du matin au FSM. Il y avait des tas de Brésiliens, et aussi de plusieurs camarades d’Argentine, de Bolivie, de l’Uruguay, du Venezuela et de bien d’autres pays qui ont connu plus tard la « vague rose » qui a fait basculer l’Amérique latine vers la gauche. C’était inspirant, et aussi stimulant pour penser et repenser la transformation sociale. C’est ainsi qu’ont émergé d’autres pistes pour lutter pour la justice, encore là en dehors des sentiers battus, du côté de l’écologie, de l’économie sociale et de la transformation de notre façon de voir le développement, ce qui est devenu plus tard le « buen vivir », où la croissance pour la croissance et l’accumulation pour l’accumulation doivent être mises de côté. Dans tout cela, le principe qui s’est imposé est que la transformation doit venir aussi bien par « en bas » (citoyenneté organisée) que par en « haut » (changements du pouvoir politique). Quelques années plus tard, le Forum a migré vers l’Asie, l’Europe et l’Afrique et même un certain village d’Astérix sur le bord du fleuve Saint-Laurent, pour offrir aux mouvements populaires des plateformes pour aborder la place du féminisme dans la construction de l’identité populaire, pour dépasser le clivage séparant les gens des communautés autochtones, pour reprendre le dialogue avec la spiritualité. Une certaine gauche traditionnelle était insatisfaite du fait que le Forum ne devienne pas une nouvelle « Internationale » comme dans la tradition passée, mais par chance, cette voie a été écartée pour faciliter un « multilogue » nécessaire et fortifiant, sans imposer aux mouvements et aux participant-es une « ligne de parti » contraignante.

Une autre étape pour les mouvements populaires

Les succès du FSM et de la vague rose latino-américaine ont été des facteurs importants dans l’essor des mouvements populaires dans les années subséquentes. Les insurrections démocratiques (le « printemps arabe » et « africain ») ont balayé des dictatures en apparence inamovibles. L’irruption des masses a traversé la Méditerranée pour atteindre l’Europe du Sud, en Espagne, en Grèce, au Portugal, isolant, pour un temps au moins, le 1% et leurs infâmes appareils étatiques. Aux États-Unis, ce même esprit a débouché sur les centaines d’Occupy qui ont fait, dans une certaine mesure, basculé l’opinion. Au Québec, le mouvement étudiant et les Carrés rouges de 2012, ont également participé, sur leurs propres bases et sur leurs propres imaginaires, à ce mouvement de ré-enchantement citoyen.

15 ans plus tard

Aujourd’hui cependant, l’heure n’est plus trop à la fête. La semaine passée à Porto Alegre justement, quelques centaines de citoyens et de militants brésiliens faisaient le point, notamment sur la dislocation du projet initié au départ par le PT et les mouvements populaires. Comme tant d’autres partis progressistes, le PT est retombé dans le trou noir de la gestion de l’austérité. Il a dans une large mesure capitulé devant les énormes pressions du 1% brésilien et mondial, soucieux de faire payer leurs crises par les populations et d’aller encore plus loin dans la mantra néolibérale. Plusieurs gouvernements progressistes se retrouvent sur la sellette, attaqués par la droite et l’impérialisme, critiqués en même temps par les communautés qui attendaient mieux et qui surtout espéraient que la politique sorte des ornières de la manipulation, du mensonge et de la corruption. Ailleurs, les « printemps » se sont refroidis et ont permis le retour d’anciens pouvoirs, ce qui est facilité par les divisions non surmontées au sein des mouvements populaires. Et il y aussi l’impact dévastateur des conflits et des guerres qui font bien l’affaire du dispositif du pouvoir, car alors l’espoir de la transformation devient fragilisé. Pour autant, de nouvelles mobilisations sont en cours pour retrouver le chemin de la transformation dont on avait perçu le contour il y a quelques années. On leur souhaite bonne chance, on se souhaite bonne chance !

Rendez-vous à Montréal

Dans quelques mois, le FSM va faire un grand détour vers le « nord », cette zone « froide » non seulement du point de vue climatique, mais relativement en retard par rapport aux avancées sociales et politiques d’autres parties du monde. Cette décision s’est imposée dans le réseau qui compose le FSM comme un virage qui permettra de lier davantage, justement, les luttes et les mouvements du « sud » et ceux du « nord ». Avec en prime, l’accès à un des mouvements populaires les plus intéressants dans le monde, c’est-à-dire, NOUS (sans se vanter !). Ce festival du peuple aura donc lieu du 9 au 14 août à l’instigation de centaines de mouvements et de réseaux, non seulement au Québec mais dans plusieurs pays dans le monde. On attend entre autre d’importantes délégations du Brésil, du Maroc, de France et de plusieurs autres endroits, y compris des États-Unis, où le mouvement populaire relève la tête contre le 1%, ce qui se traduit, notamment, par la montée de Bernard Sanders, le seul politicien américain qui s’affiche « socialiste » !

Le temps long et le temps court

L’histoire se décline autour de périodes d’incubation et d’accumulation s’échelonnant sur plusieurs années, parfois même, de décennies. On ne voit pas toujours cela au jour le jour et c’est normal. On cherche surtout à changer les choses tout de suite, pas dans 10 ans ! Il faut cependant être en mesure de comprendre que les transformations se font sur un « temps long », avec des avancées, des reculs, des tâtonnements, des hésitations, des illuminations. Il n’y a jamais de raccourcis, ni encore moins de « plans magiques » pour sauter les étapes. La transformation doit survenir également à l’ « intérieur », dans la conscience, la subjectivité et la confiance des grandes masses et des mouvements populaires. C’est un processus qui repose sur l’auto-organisation et l’auto-éducation, et cela prend du temps. Les optimistes, comme notre vieux sage Immanuel Wallerstein, disent qu’on est en plein dans cette reconstruction des projets d’émancipation amorcés au tournant des années 1970 avec les résistances populaires au sud et les nouveaux mouvements au nord, et qu’il faudra encore plusieurs années pour non seulement redéfinir nos projets mais pour penser l’impensable : vaincre ! Tout en étant confiants (« optimistes de la volonté » comme le disait Gramsci), il faut aussi être réalistes, pas nécessairement pessimistes, mais prudents. Les dominants disposent d’immenses ressources. Ils ont leurs « intellectuels organiques » qui manipulent les institutions et les médias pour inculquer la résignation, la peur, l’impuissance, sans compter l’atroce idéologie du tout-le-monde-contre-tout-le-monde. La bataille est très loin d’être gagnée…

Pierre Beaudet

PS : Les travaux de mise en place du FSM de Montréal sont en cours. On peut participer aux nombreux comités et mobiliser son milieu : https://fsm2016.org/

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