Hassan Mezine - Algérie
La lutte de l’homme contre le pouvoir, c’est la lutte de la mémoire contre l’oubli.Milan Kundera. Le Livre du rire et de l’oubli
Persuadé d’être à l’abri de toute contestation organisée, le régime d’Alger n’a pas anticipé, jusqu’à la dernière minute, la déferlante protestataire du Hirak du fatidique vendredi 22 février 2019. Les décideurs au sommet des appareils politico-policiers étaient convaincus de leur totale emprise sur la société. Tout comme la majorité des observateurs politiques, les généraux pensaient le peuple Algérien largement subjugué et soumis.
Quelques semaines avant l’annonce, le 10 février 2019, de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat présidentiel, la maîtrise policière de l’espace public était proclamée, avec une morgue caractéristique, par Ahmed Ouyahia [1], une des figures honnies du régime, aujourd’hui en prison pour corruption. Il est vrai que jamais l’organisation politique née du coup d’État de 1992 ne semblait autant contrôler la situation. Le double maillage territorial et institutionnel du pays par la police politique a fait la preuve de son efficacité. L’assurance des milieux dirigeants était telle que la réélection d’un grand malade âgé de 82 ans, déjà incapable en 2014 de s’exprimer en public et encore moins de mener campagne, était considérée comme une pure formalité.
La coupole sidérée par le Hirak
L’irruption de millions de manifestants dans les rues de toutes les villes du pays un certain vendredi 22 février 2019 a donc totalement pris de court le régime. L’annonce d’un cinquième mandat pour le président Bouteflika, intronisé en 1999 par le collège militaire qui dirige le pays, a été ressentie comme une insulte par la population. Cela a indéniablement constitué l’élément déclencheur qui a catalysé un malaise généralisé déjà très prégnant. En effet, le tsunami humain de ce vendredi inaugural n’a certainement pas été un orage dans un ciel d’été. L’opinion, au comble de l’indignation devant le spectacle de la prédation à laquelle se livrait la caste de gangsters arrogants à la tête du pays, protestait déjà depuis longtemps contre la détérioration de ses conditions d’existence – dont le phénomène des Harragas [2] reste un marqueur dramatique. Outrés et outragés mais certainement pas résignés, les Algériennes et les Algériens ont alors été invités, entre stupeur et mépris, à la tragi-comédie de mœurs interprétée par un personnel politique artificiel, subalterne et vulgaire, réduit à promener des portraits du président nominal pour figurer dans l’absurde complet une campagne électorale surréaliste.
Le mécontentement sourd de la population, parfaitement perceptible depuis des années, ne s’était jamais ainsi révélé à ciel ouvert de manière unitaire et non violente. L’ampleur des manifestations et leur extension à l’ensemble du territoire a autant surpris que la forme pacifique de la protestation. Autant que l’impressionnant effet de masse, l’absence de tout slogan subversif (entendre islamiste), la présence massive des femmes et l’ambiance souriante et apaisée des manifestations ont renforcé le caractère tout à fait inédit de l’événement. Les immenses cortèges, très composites et colorés, de manifestants détendus ne correspondent à aucun précédent dans le registre des expressions politiques nationales post-indépendance. L’unique précédent formellement comparable est celui des manifestations indépendantistes du 11 décembre 1960. Le régime, parfaitement habitué à gérer, entre répression et corruption des supposés « meneurs », des émeutes localisées qui éclatent régulièrement çà et là pour toutes les raisons du monde depuis des décennies, n’a pu retrouver la maîtrise du temps politique.
Les membres de la « Coupole » [3] ont été à l’évidence surpris par ce phénomène. Ils ont déployé en réaction un colossal dispositif de forces de police anti-émeutes et ont tenté sporadiquement au cours des premiers vendredis de protestation de provoquer les manifestants en engageant des actions répressives qui font des victimes [4]. Mais les généraux dirigeants ont pris rapidement conscience de l’impossibilité de recourir à la répression. Le souvenir de l’atroce guerre contre les civils des années 1990 était en effet dans toutes les mémoires. Même les généraux les plus déterminés et sans états d’âme n’envisageaient qu’avec réticence un recours à la force aux conséquences imprévisibles. L’ampleur de la mobilisation, son caractère non violent sous les yeux du monde entier et - ce n’est pas le moindre des arguments - le fait que les troupes ne soient pas sûres, ont contribué à interdire le saut dans un inconnu sanglant.
Acculé et sans relais dans la société, il est vite apparu que le sommet du régime, déjà miné par de graves dissensions entre les trois pôles principaux du pouvoir réel – les chefs de police politique, ceux de l’armée et l’entourage familial et affairiste du chef de l’État – était incapable de maintenir un minimum de consensus et son agenda électoral.
L’état-major vainqueur de la guerre au sommet
Après une brève séquence d’atermoiements, marquée notamment par la proposition incongrue de l’entourage présidentiel de reporter l’élection d’un an, « le temps de préparer une transition démocratique », l’armée sort du bois, et le 2 avril 2019 dépose sans autre forme de procès Abdelaziz Bouteflika. Feignant d’avoir entendu la vox populi et se félicitant publiquement du Hirak, tout en le dénigrant dans leurs cercles internes, les chefs de l’ANP l’utilisent pour se maintenir au pouvoir, régler de vieux comptes en affirmant leur ascendant sur l’ensemble des appareils d’État.
La démission-révocation du Président en titre ouvertement assumée par le chef d’état-major (CEM), le général Gaïd Salah, ouvre une phase de règlements de comptes entre les groupes d’intérêts (les « clans » dans le langage courant) qui se partagent le pouvoir [5]. Ces regroupements par affinités diverses, dirigés par des généraux les plus influents sont composés de hauts fonctionnaires et d’affairistes (les « oligarques ») en prise directe sur la rente pétrolière et gazière. L’Algérie dépend des exportations de ces ressources fossiles pour l’essentiel de ses ressources en devises et de sa fiscalité. Les groupes d’intérêts qui cohabitent sans drame durant les périodes de prix élevés des hydrocarbures ont tendance à entrer en conflit dans les phases de contraction de la rente, car l’assiette de répartition de cette dernière rétrécit. Ce qui s’est déjà notamment produit au milieu des années 1980 et a abouti aux émeutes d’octobre 1988.
Sous le règne de Bouteflika, les dissensions nées de la concurrence entre groupes au sommet autour de la société pétrolière publique Sonatrach et de certaines de ses filiales apparaissent au grand jour dès 2010. La Coupole se scinde en trois pôles aux intérêts divergents, celui de la Présidence conduit par Saïd Bouteflika, frère du président et depuis les ennuis de santé de ce dernier véritable maitre du palais d’El Mouradia [6], celui du DRS incarné par le général de corps d’armée Mohamed Médiène, alias « Toufik » [7] ; et, en retrait et progressivement en position d’arbitre, le pôle militaire autour du tout puissant chef d’état-major, le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah. Les dissensions entre les deux premiers pôles se transforment en guerre de positions dans les mois qui suivent la chute des prix pétroliers en 2014.
Dès 2015, l’état-major en phase avec la présidence obtient le limogeage du général « Toufik ». Le pacte de coexistence passé entre le groupe de la présidence et celui de l’état-major fonctionne à la satisfaction des deux parties jusqu’à l’apparition du Hirak, où il vole rapidement en éclat. Dès la déposition du président Bouteflika, l’état-major procède au démantèlement du réseau politico-affairiste (et de ses ramifications militaires et policières) constitué autour de Saïd Bouteflika et à la mise à l’écart des affidés du général « Toufik » dans les services de renseignement, l’administration et le business. Le prétexte de la purge est connu et illustre les relations incestueuses des groupes au sommet du pouvoir. Saïd Bouteflika et Toufik Médiène, longtemps opposés, auraient tenté un rapprochement pour contrer les manœuvres de l’état-major et imposer une solution politique conforme à leurs intérêts.
Les deux têtes de groupes et certains de leurs comparses sont arrêtés le 5 mai 2019, jugés et condamnés en septembre de la même année à de lourdes peines de prison [8]. Le procès en appel tenu en février 2020 confirmera les décisions de première instance.
Le régime mis à nu par le Hirak
L’un des effets immédiats les plus tangibles du Hirak est très évidemment la démonstration irréfutable du contrôle de l’État par les chefs de l’Armée nationale populaire (ANP), institution suprême de facto du pays. À la suite de la déposition d’Abdelaziz Bouteflika, l’intérim présidentiel est assuré par Abdelkader Bensalah, personnage particulièrement falot, qui préside le Sénat, institution tout aussi factice que le Parlement et voie de garage pour vieux apparatchiks méritants.
L’intérim à compter du 2 avril 2019 est initialement destiné à couvrir la période restante du mandat du chef d’Etat révoqué et à organiser des élections présidentielles au terme de cet interrègne. La démarche illustre bien une des compulsions du régime qui consiste à manifester un respect scrupuleux d’un formalisme juridique vidé de toute substance. L’objectif de cette observance parodique de la lettre de la constitution est de démontrer, aux partenaires étrangers essentiellement, que le système est une organisation basée et fonctionnant selon des règles de droit…
La bureaucratie militaro-policière s’est débarrassée de certaines de ses figures parmi les plus corrompues, mais son incompétence demeure inaltérée. Incapable de tenir un rendez-vous, le régime confirme que les élections présidentielles prévues en avril puis en juillet sont reportées au mois de décembre 2019 et la mission du président intérimaire est prorogée de plusieurs mois, en violation flagrante de la Constitution que le CEM s’était engagé à respecter scrupuleusement. Mais la parole donnée, les proclamations et promesses n’engagent que ceux, fort rares, qui accordent du crédit à un système et des hommes incapables d’adhérer aux règles qu’ils ont eux-mêmes fixées.
Tout changer pour ne rien changer
Ayant balayé ses concurrents, la Coupole est monopolisée par l’état-major. La police politique en restructuration permanente depuis le limogeage de « Toufik », qui fut 25 ans durant son chef inamovible, est mise au pas et les relais de l’entourage présidentiel sont démantelés. Les généraux et officiers supérieurs soupçonnés d’appartenir aux deux réseaux défaits sont mis à la retraite, emprisonnés ou prennent la fuite à l’étranger (en emportant pour certains des informations sensibles).
La purge déclenchée par l’état-major frappe des hiérarques du régime, Premiers ministres et ministres, mais également hommes d’affaires aux fortunes colossales édifiées sous la protection de chefs de groupes d’intérêts en déconfiture. Les procès expéditifs et bâclés qui se succèdent à un rythme soutenu permettent néanmoins d’entrevoir l’énormité des détournements en dévoilant certains pans du fonctionnement mafieux du système.
Ce vaste règlement de comptes est présenté comme une version locale de l’opération italienne « mani pulite », gage de la volonté sincère de l’armée de répondre aux attentes du peuple. Il n’en est rien, bien entendu : cette purge cathartique ne vise qu’à convaincre urbi et orbi que le régime se réhabilite en éliminant ses branches les plus pourries. Selon le storytelling du CEM, la contestation populaire n’aurait de ce fait plus de raison d’être. À moindre frais, sans qu’il soit besoin de mettre en question la nature autoritaire et délinquante du régime, les généraux appliquent ainsi à leur manière la célèbre recommandation du Guépard de Lampedusa [9] ….
Le moins que l’on puisse dire est que cette stratégie cousue de fil blanc n’a pas vraiment convaincu. Jusqu’à sa suspension pour cause de pandémie à la mi-mars 2020, les manifestants du Hirak n’ont cessé de réitérer sur tous les tons les mêmes slogans appelant l’armée à quitter le pouvoir pour que le pays soit, enfin, régi par un État « civil ». Pour eux, il n’y a pas de bons ou mauvais groupes d’intérêts au sommet, tous les dirigeants militaires appartiennent à la même « ‘Issaba » au même « Gang » … Le pouvoir est le monopole d’un seul « clan », celui des chefs militaires.
Le rejet complet de leur agenda par le Hirak avéré, les généraux de l’Etat-Major tentent diverses approches pour reconstituer, en la renouvelant peu ou prou, leur base et convaincre de la sincérité de leur volonté de changement. Peu de temps après la nomination du président par intérim, d’anciens ministres, en retrait sous le règne de Bouteflika, sont successivement chargés d’animer des forums de dialogue ou des conférences nationales [10]. La pseudo-société civile subventionnée, créée de toutes pièces par la police politique, est réanimée pour tenter de donner une substance à un débat en décalage profond avec les réalités politiques et la dynamique du mouvement populaire. Ces manœuvres font toutefois long feu et finissent par être abandonnées. Le régime met alors le cap sur les élections présidentielles du 12 décembre 2019.
La vendetta du général Ahmed Gaïd Salah
Au cours de la même période et à un rythme d’au moins un discours hebdomadaire au cours de visites d’inspection à travers le territoire (ce qui aurait finalement eu raison de sa santé selon la narration autorisée), c’est bien Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’ANP, unique porte-voix autorisé du régime, qui est le véritable animateur de la vie politique du pays. Jusqu’à sa mort, officiellement des suites d’une crise cardiaque, entre imprécations, menaces et feinte aménité, le vieux général (79 ans) tentera de mettre un terme au Hirak tout en poursuivant de sa vindicte tous ceux qui se sont opposés à lui dans l’armée ou les services.
Sa détermination est d’autant plus grande qu’Ahmed Gaïd Salah est persuadé que le Hirak est avant tout le produit de menées déstabilisatrices coordonnées par les services de police politique restés fidèles au général « Toufik » Médiène, son rival en perdition. Il est notamment convaincu que ce sont ces réseaux, notamment en Kabylie, qui sont les véritables instigateurs du soulèvement populaire. C’est sur la base de cette conviction, et pour jouer sur des divisions linguistiques très surévaluées, qu’un tour de vis répressif (et provocateur) est décidé en juin 2019. Ce tournant sécuritaire se traduit notamment par l’interdiction de l’emblème Amazigh pendant les manifestations, prétexte aux premières arrestations arbitraires d’activistes du Hirak.
Selon son entourage, les slogans dénonçant le chef d’état-major et sa collusion notoire avec les Émirats arabes unis [11] proviendraient de la boîte noire toujours très active de l’ex-DRS. La fixation paranoïaque du général de corps d’armée ne correspond pas à la réalité. Même si des milieux proches de l’ancien chef des « moukhabarate » ont, à côté ou de concert avec d’autres segments de la nomenklatura, très probablement tenté d’instrumentaliser le Hirak. Car le rejet du système dans sa totalité militaire et policière est au cœur des revendications populaires. Pour ses contempteurs, la « ‘Issaba » [12], quelles que soient ses contradictions internes, est une totalité insécable. Aucune figure actuelle ou déchue de la Coupole ne trouve grâce aux yeux de la majorité de la population, qui identifie précisément les chefs réels des réseaux de corruption et de commissionnement illégal. Grâce à un bouche-à-oreille efficace qui a appris de longue date à déjouer les fake news de la police politique, l’opinion algérienne est également bien informée des alliances externes du pouvoir et, s’agissant des connexions du CEM, connaît le rôle politique régional dévolu aux Émirats arabes unis en tant qu’agent actif de la réaction arabe [13]. Personne n’ignore non plus le rôle de recycleur de capitaux joué par Abu-Dhabi, place financière d’un pays avec lequel l’ANP est associée, sans aucune justification rationnelle, dans des secteurs ultrasensibles [14].
C’est dans une lourde atmosphère de boycott que se déroule en décembre 2019 l’élection présidentielle, formalité aussi peu probante que toutes celles qui l’ont précédée – plus de 85 % d’abstentions selon tous les observateurs crédibles. « L’élu » Abdelmadjid Tebboune, protégé du CEM, est un cadre sans relief d’un régime qui, au fil de sa reproduction « par amputations successives » selon le mot fameux d’Hocine Aït-Ahmed, est réduit à prélever ses personnels dans un gisement régressif, obsolescent et d’un niveau à chaque fois plus médiocre. Mais la Coupole a précisément besoin de ce type de profil, inséré dans le système, malléable et discipliné. Plus que jamais auparavant, le palais présidentiel d’El Mouradia apparait pour ce qu’il est : une caserne de plus dans la cartographie du pouvoir réel.
La Covid 19, divine surprise du régime
Le décès brutal le 23 décembre du général Gaïd Salah semble marquer une trêve de la vendetta de l’état-major contre les réseaux du DRS. La disparition du très vindicatif et prolixe CEM intervient d’ailleurs à point nommé pour faciliter la recomposition des équilibres du régime.
Le général Saïd Chengriha (74 ans), nouveau chef d’état-major, ne nourrit pas en effet les mêmes griefs à l’endroit de l’autre pôle militaro-policier, le groupe dirigé par l’ancien chef de la police politique. Et pour cause : responsable d’unités des forces spéciales de l’armée et du DRS qui s’illustrèrent de façon particulièrement sanglante dans la guerre contre les civils des années 1990, il fait partie des criminels contre l’humanité de l’époque, aujourd’hui dominants à la tête de l’armée et de la police politique, et donc du pouvoir réel [15]. De surcroît, le nouveau CEM sait que l’Algérie se dirige vers une zone de tempête économique et sociale, et que le régime a donc plus que jamais besoin de ressouder ses rangs et de s’unifier pour faire front. En attendant, son objectif prioritaire est de mettre un terme au Hirak et de revenir au statu quo ante débarrassé des scories les plus indéfendables de l’ère Bouteflika. Fort discrètement, le général Chengriha, confirmé dans son poste de chef d’état-major en juillet 2020, entreprend une opération de rapprochement avec des figures proches de l’ex-DRS.
Ainsi des officiers à la retraite, proches du général Toufik, sont nommés à des postes importants à la présidence de la République, alors que d’autres, jugés et condamnés à des peines infâmantes, sont libérés de prison sans tambours ni trompettes [16]. Ne restent sacrifiés sur l’autel punitif du changement que les membres de l’entourage de Saïd Bouteflika dont la vocation expiatoire est due à leur non-appartenance au cœur du dispositif militaro-policier, sacrifiables à merci car dénués de capacités de nuisance.
La réconciliation interne à pas comptés (Toufik est toujours en prison…) menée par le général Chengriha, convaincu que la Coupole doit retrouver son unité pour faire face au Hirak, est confortée par l’apparition de la pandémie de la Covid-19. Le virus est une divine surprise pour le pouvoir, sur la défensive depuis plus d’un an. Ce que toutes les manœuvres des services d’action psychologique des moukhabarate n’ont pas réussi à provoquer est réalisé par le nouveau coronavirus. Le Hirak décide à la mi-mars 2020 la suspension des marches hebdomadaires.
La fenêtre d’opportunité qui s’ouvre alors pour reprendre le contrôle de la situation politique est une aubaine que le régime tente, à sa manière caractéristique entre répression et manipulation, d’exploiter. Sur le front de l’agit-prop, la thèse d’un changement d’époque martelée par les communicants est accréditée par un énième projet de révision constitutionnelle. Ce rituel bureaucratique est observé à chaque changement de chef d’État, le message toujours identique étant de signifier le caractère civil du régime, de signifier un engagement vers une plus grande ouverture démocratique et d’attester le rôle de leader du président récemment intronisé par l’ANP. Évidemment, bien peu nombreux sont ceux qui accordent la moindre substance à cette clause de style [17]. La Constitution est notoirement un texte sans valeur contraignante pour un système dont la direction réelle, en dehors des institutions, ne rend aucun compte et ne respecte aucune règle.
Aux proclamations d’un chef d’État aux prestations médiatiques particulièrement inconsistantes, ne répond que la dérision des téléspectateurs. Les « pitches » autour de la « nouvelle République » ou de l’« Algérie nouvelle », qu’il entend incarner et promouvoir, sont en complet porte à faux avec l’exacerbation de la répression. En effet, l’intense campagne de harcèlement et d’arrestations lancée par les appareils policiers qui surveillent de près les réseaux sociaux constitue le démenti ouvert et incessant du catalogue de bonnes intentions ressassées à chacune de ses interventions télévisées.
Depuis plusieurs mois, des dizaines d’activistes sont embastillés, jugés et lourdement condamnés pour avoir seulement usé de leur droit à l’expression. Dans l’histoire sombre des atteintes aux libertés perpétrées par la dictature, hormis la répression du FIS au début de la sale guerre, jamais autant de citoyens n’ont été jetés en prison pour avoir osé s’exprimer sur la situation politique de leur pays. Ces dizaines de prisonniers d’opinion rejoignent des journalistes et des militants politiques derrière les barreaux, ainsi que les détenus oubliés de la guerre contre les civils des années 1990. Des sites d’information sont censurés et bloqués [18], des journaux sont publiquement menacés par l’exécutif, qui a retrouvé, le savoir-faire en moins, les mœurs de l’époque lointaine du parti unique [19].
« Algérie nouvelle » : incompétence et autoritarisme renouvelés
Le pouvoir sclérosé, de longue date dans une phase terminale qu’il s’évertue à prolonger coute que coute, se replie ainsi sur les méthodes à la source de son ADN politique. L’autoritarisme et l’arbitraire pour terrifier la société sont les recours mécaniques d’une organisation qui ne saurait supporter la moindre ouverture, au risque de s’effondrer. La volonté de réduire le Hirak se traduit donc par la traque de citoyens coupables d’avoir émis des opinions, d’emprisonner des journalistes et se conjugue à des campagnes de calomnie et diabolisation d’acteurs politiques tout à fait honorables. Les communicants habituels sont mobilisés pour produire une sous-littérature présentant certaines figures du mouvement populaire comme des agents de l’étranger [20].
L’influence retrouvée des services d’action psychologique d’obédience Toufik, qui ont fait leurs armes lors de la « sale guerre », se manifeste publiquement avec la reprise du discours de l’éradication et de la diabolisation de l’Islam politique. Les manœuvres de division du Hirak s’articulent nettement autour de la pseudo-contradiction entre oppositions laïque et islamiste.
Le contexte est cependant dominé par la gestion chaotique de la crise sanitaire. La grave désorganisation à tous les niveaux (anarchie de la gestion hospitalière, non-respect du confinement…) illustre bien le dysfonctionnement global et l’incurie de l’administration. Les déclarations triomphalistes de l’exécutif sur sa prétendue « maîtrise de la situation » confirment la perte de contact avec les réalités. L’impossibilité de mettre en œuvre le confinement autrement que par des méthodes relevant d’un état de siège qui ne dit pas son nom — comme la fermeture de tous les accès terrestres de la capitale à la veille de l’Aïd El Adha pour prévenir autant que possible le sacrifice rituel — en dit long sur l’éthique d’une bureaucratie cynique et répressive.
Le régime est également incapable de prendre les mesures minimales pour aider les opérateurs économiques à effectuer de difficiles soudures ni à assurer un revenu de base vital à des dizaines de milliers de travailleurs, en particulier ceux employés dans le secteur informel, au chômage depuis le début de la pandémie. Cette situation est aggravée par la désorganisation complète des administrations, la pénurie de liquidités qui touche le secteur bancaire en est une illustration extrêmement pénalisante dans un pays ou aucune autre forme de règlement n’est disponible. Dans le désordre et la confusion créés et entretenus, l’inflexibilité militariste, le cynisme brutal et manipulatoire ainsi que le mépris du peuple forment la grammaire immuable du pouvoir.
En dépit des dénégations incantatoires de ses porte-voix, la direction de facto du pays sait qu’elle devra faire face à des échéances économiques et sociales inéluctables. La contraction des revenus des hydrocarbures a très fortement réduit le niveau des réserves de change, qui ne couvrent plus aujourd’hui qu’une année d’importations (contre trois ou quatre ans en 2013). Tout aussi préoccupant, ayant épuisé tous les expédients monétaires, les gouvernants ne peuvent que constater l’ampleur d’un déficit budgétaire disproportionné. Le régime est ainsi inexorablement dépouillé des marges de manœuvres financières et des moyens d’anesthésier la colère sociale. Au bout de tous les mécomptes, de l’incurie et du pillage, le coût de la crise économique sera assumé par les catégories les plus vulnérables, qui endurent déjà des conditions plus que déplorables. La reprise des mouvements migratoires clandestins vers l’Europe, la « harga », est un indicateur éloquent de la dégradation générale. Qu’en sera-t-il demain, dès la fin de l’année 2021, quand les revenus annuels ne suffiront plus à régler la facture des importations incompressibles ? Quelles issues possibles pour le régime quand la disponibilité et les prix des produits de première nécessité seront entre raréfaction et pénurie, hors de portée des petites bourses ?
Dictature figée et société en mouvement
Quels miracles, quelles aides de pays « amis » ou d’institutions financières « compréhensives » pourront combler les déséquilibres gravissimes d’un pays de plus de 44 millions d’habitants ? Comme l’histoire le montre, cette aide est toujours bien plus discursive et diplomatique que concrète. Le pouvoir peut tabler néanmoins sur l’appui politique de ses relais externes, comme on a pu le voir en juillet 2020 lors du grotesque épisode de la restitution par la France des crânes de résistants historiques. Le mode de gestion de cet acte à la forte charge symbolique, dont la date a été pensée comme un cadeau de communication du sponsor néocolonial au régime d’Alger, a surtout exposé la nature de sa relation avec l’ex-métropole [21] …
Si la crise sanitaire a donné un sursis inespéré au régime, il n’en a rien fait pour évoluer et répondre, a minima, aux attentes du peuple. Le pouvoir algérien, plus que jamais concentré entre les mains des principaux chefs militaires et policiers, tente de se réorganiser et se regrouper pour empêcher par tous les moyens le retour du Hirak à l’issue de la crise pandémique. Hantise de la dictature, cette résurgence est pourtant inscrite dans le cours naturel de l’histoire du pays. La gestion désastreuse de la crise sanitaire a permis de mesurer la déréliction de l’Etat en nourrissant davantage indignation et colère. La fracture qui s’élargit entre le pouvoir et la société est telle qu’aucun retour au statu quo qui a prévalu avant le 22 février 2019 n’est envisageable.
La société algérienne a avancé au cours des dernières décennies et, par la force de l’ère numérique, s’est grandement ouverte sur les enjeux contemporains. Le Hirak a conforté cette maturation politique et culturelle et l’a présenté au monde dans sa pluralité pacifique et démocratique. Le logos du régime est à des années-lumière d’une société en mutation rapide qu’il entrave systématiquement dans ses aspirations à l’Etat de Droit et au développement.
Constitué autour de l’armée et des moukhabarate, liberticide et prédateur, le système demeure intact dans son organisation, inentamé dans son refus du droit et invariant dans ses méthodes. La dictature militaro-policière, hors du temps, figée dans un autoritarisme brutal et une rare incompétence mène l’Algérie vers des zones chaotiques.
Demain ?
Les perspectives au sortir du confinement sont particulièrement inquiétantes. Le régime issu du putsch du 11 janvier 1992, souvent favorisé par les circonstances, escompte-t-il un renversement de tendance des marchés pétroliers pour retrouver des prix élevés et une certaine aisance financière ? L’économie politique d’un pouvoir prédateur et stérile, manifestement incapable de se réformer, est, en dépit de sa contraction draconienne, entièrement fondée sur la rente pour garantir sa pérennité, en achetant ses soutiens et anesthésiant les protestations populaires. La répression policière servie pas une justice avilie et les manœuvres d’action psychologique sont les ultimes instruments d’un système aux abois. Il n’est nul besoin d’être grand clerc pour mesurer les dégâts causés par ces méthodes et les implications multidimensionnelles d’une posture de fuite en avant jusqu’au désastre. Sous cet angle il apparait encore plus nettement que le pouvoir mène une bataille d’arrière-garde. Le pouvoir se recompose autour de ses fondamentaux et se prépare à une confrontation violente avec la société. Les chefs de l’armée qui comptent parmi les exécutants les plus féroces de la sale guerre contre les civils estiment sans doute avec d’autres termes qu’une « défibrillation » [22] du corps social serait le prix d’un retour à la normalité de la dictature.
Sans même envisager cette stratégie du pire, dans une situation de crise générale exacerbée les risques d’effondrement de l’Etat ne sont pas de pures hypothèses.
Le tableau est sombre, mais l’Histoire le montre, le pire n’est pas une fatalité. La crise économique peut être affrontée, des voies de redressement sont parfaitement possibles. D’autres pays ont traversé des zones de turbulences encore plus problématiques et en ont émergé prospères et renforcés. La clairvoyance politique dont a fait preuve le Hirak, la créativité populaire et les immenses ressources de compétences inexploitées mais disponibles forment la base d’un contrat politique reconnu, respectueux de la dignité de chacun. C’est bien à ce niveau que se situe le préalable essentiel à la résolution de la somme de problèmes auxquels le pays est confronté.
Il est illusoire de rechercher des issues à la crise générale, économique, politique et sociale, dans de vaines approches techniques ou financières. La sortie du modèle rentier, la création d’une base productive moderne et la réhabilitation de l’Etat passent nécessairement par le dépassement des formes autoritaires de gouvernement d’un pouvoir ossifié. Tout comme la reconstruction nationale est conditionnée par le respect des libertés publiques et de l’Etat de Droit. C’est à ces conditions que la société libérée retrouvera confiance dans son destin ; que le peuple pourra enfin mobiliser les moyens de reconstruire un Etat viable dans lequel il se reconnait pleinement ; que l’Algérie, dans sa très ancienne dynamique d’émancipation et sa soif de liberté, soit à même d’organiser, enfin, un futur où toutes et tous trouveront des raisons de vivre et d’espérer.