À propos du respect des règles du jeu le singulier succès d’#OccupyWallStreet

, par  GRAEBER David, 葛列伯 大衛

L’anthropologue David Graeber est l’un des initiateurs du campement de Wall Street, de, ce faisant, de la dynamique « occupy everywhere » (« occuper partout »). Dans ce texte, il revient sur la genèse de l’occupation et sur son étonnant succès.

Il y a à peine quelque mois, j’ai écris un papier pour Adbusters, qui commençait par une discussion que j’avais eue avec une amie militante Égyptienne, Dina : « Tout au long de ces années », disait-elle, « nous avons organisé des marches, des manifestations… Et si 45 personnes seulement venaient, tu étais déprimé, si tu parvenais à 300, tu étais heureux. Et puis un jour, 200 000 personnes sont venues. Et tu es perplexe à un certain niveau, même si tu n’en as pas pris conscience, tu avais abandonné l’idée que tu pourrais vraiment gagner ». Au moment où le mouvement Occupy Wall Street s’étend à travers les Etats-Unis, et même à travers le monde, je commence soudainement à comprendre un peu ce qu’elle ressentait.

Le 2 août, à 19 heures, je me suis rendu à un meeting à Bowling Green, dont un ami anarchiste Grec que j’avais rencontré à une rencontre de militants au 16 Beaver Street [1], m’avait dit qu’il était censé préparé une sorte d’action à Wall-Street, à la mi-septembre. À cette époque, je connaissais à peine l’histoire : un mois auparavant, le magazine canadien Adbusters avait lancé un appel à « Occuper Wall Street », mais avait simplement laissé l’idée se diffuser sur Internet, accompagnée de quelques illustrations convaincantes, pour voir si elle prenait ; dans le même temps, une coalition locale contre les drastiques réductions budgétaire, regroupant des ONG, des syndicats et des groupes socialistes avait tenté de récupérer ce processus et appelait à une « Assemblée Générale » à Bowling Green [2]. L’appel s’est avéré être extrêmement trompeur. Lorsque je suis arrivé, je me suis rendu compte que l’événement avait effectivement été récupéré par un vieux groupe contestataire, le Worker’s World Party, célèbre pour avoir notamment créé ANSWER, l’une des deux grandes coalition anti-guerre, en 2003. Ils avaient déjà sortis leurs banderoles, leurs mégaphones, et faisaient des discours – après lesquels, nous expliqua quelqu’un, ils prévoyaient d’amener les 80 personnes qui formaient ce rassemblement hétéroclite à manifester devant la Bourse elle-même.

La réaction habituelle à ce genre de comportements est une résignation d’un genre un peu cynique et amère « je regrette qu’ils aient annoncé une ‘Assemblée Générale’ s’ils n’ont pas l’intention d’en faire vraiment une ». Je crois même que j’ai dit cela, voire quelque chose de bien moins poli, à l’un des organisateurs, un type étonnement gros, qui a aussitôt rétorqué « Très bien. Pourquoi tu ne te casses pas ? »

Mais en quittant le parc, j’ai remarqué quelque chose. Pour le dire dans le jardon militant : ce n’était pas vraiment une foule de verticaux – c’est-à-dire du genre de personnes dont la représentation de l’action politique est de défiler avec des panneaux sous le contrôle de tel ou tel mouvement contestataire hiérarchique. Il y avait visiblement surtout des horizontaux : des gens plus familiers des principes anarchistes d’organisation, des formes non-hiérarchiques de démocratie directe, et de l’action directe. J’ai rapidement aperçu au moins une Wobbly [3], une jeune militant Coréenne que je me souvenais avoir rencontré à au moins un événement « Food Not Bomb » [4], quelques étudiants portant un attirail zapatist, un couple d’Espagnols qui avait participé aux Indignados à Madrid, etc. J’ai retrouvé mes amis Grecs, un Américain que je connaissais depuis les batailles de rue de Québec, pendant le Sommet des Amériques de 2001, devenu depuis syndicaliste à Manhattan, un intellectuel militant Japonais que je connais depuis des années, etc. Mon ami grecque m’a regardé, et je l’ai regardée à mon tour, et nous avons tous les deux réalisé que nous pensions la même chose : « pourquoi sommes nous si gentils ? pourquoi est-ce qu’à chaque qu’on voit se passer quelque chose dans le genre, nous bredouillons quelques mots puis rentrons chez nous ? » - même si je crois que la manière dont nous l’avons dit ressemblait plus à « tu sais quoi ? ras le bol de cette merde. Ils ont annoncé une assemblée générale. Nous allons en faire une. ».

Nous avons donc regroupé les quelques horizontaux manifestes, formé un cercle et essayer d’amener tous les autres à nous rejoindre. Presque immédiatement, des gens sont sortis du rassemblement principal pour nous interrompre, nous demandant de revenir en nous promettant qu’un forum vraiment démocratique allait bientôt débuté sur la scène. Nous avons obéi. Rien n’a changé. Mon amie grecque a fait un discours passionné et a fini par être chassé de la scène. Il y a eu des insultes et des vitupérations. Après environ une heure de drame, nous avons reformé le cercle, et cette fois-ci, presque tout le monde a quitté le rassemblement pour venir de notre côté. Nous avons décidé d’une manière de prendre les décisions (nous fonctionnerions par consensus-modifié [5]), nous sommes répartis en groupes de travail (sensibilisation, action, animation) et nous sommes ensuite réunis à nouveau pour permettre à chaque groupe de rendre compte de ses décisions collectives, et pour choisir les dates des prochaines réunions des petits et grands groupes. Il était compliqué de décider ce que nous devions faire dans la mesure où nous n’avions que six semaines, ce qui était loin d’être suffisant pour préparer une action importante, encore moins pour faire venir les milliers de personnes qui seraient nécessaires à vraiment fermer Wall Street – et de toute manière nous ne pourrions fermer Wall Street à la date prévue, puisque le 17 septembre, la date que Adbuster avait annoncée, était un samedi. Et nous n’avions pas d’argent du tout.

Deux jours après, à la réunion Sensibilisation, nous discutions de ce que nous devrions mettre sur notre premier tract. L’idée d’Adbuster avait été de se centrer sur « une revendication clef ». D’un point de vue marketing, c’était une idée géniale, mais d’un point de vue organisationnel, ça n’avait aucun sens. Nous l’avons donc rejetée immédiatement. Il y avait des questions bien plus importantes à régler. Par exemple : qui étions-nous ? qui souhaitions-nous mobiliser ? qui représentions-nous ? Quelqu’un – et cette fois je me souviens clairement que c’était moi, mais je ne serais pas surpris que si au moins une demi-douzaine d’autres avaient un souvenir aussi clair d’être le premier ou la première à avoir eu cette idée – a suggéré « bon, pourquoi ne pas nous appeler les ‘99%’ ? Si 1% de la population a accaparé l’ensemble des bénéfices des 10 dernières années de croissance économique, contrôle la richesse et les politiques… pourquoi ne pas dire que nous sommes tous les autres ? ». Le couple d’Espagnols a immédiatement commencé à préparer une brochure « nous sommes les 99% », et nous avons commencé à réfléchir à la manière de l’imprimer et de le diffuser gratuitement.

Au cours des semaines suivantes, un plan a commencé à prendre forme. Le cœur du groupe en train d’émerger, qui a commencé à se réunir régulièrement dans le parc de Tompkins Square [6], était composé de jeunes qui s’étaient fait leurs dents d’activistes lors du campement « Bloombergville » [7] face à la mairie plus tôt dans l’été ; il y avait également une poignée de militants qui avaient été liés au mouvement altermondialiste, avec des compétences à partager (j’ai dû en sortir un ou deux de leur retraite militante), et, comme évoqué, un certain nombre de New Yorkais originaires de Grèce, d’Espagne, voire de Tunisie, qui connaissaient et étaient en contact avec ceux qui y étaient, ou avaient été, impliqué dans les occupations. Nous avons rapidement décidé que ce que nous voulions vraiment faire était quelque chose de semblable à ce qui avait été fait à Athènes, Barcelone ou Madrid : occuper un espace public pour créer une Assemblée Générale de New York, une entité qui pourrait agir comme un modèle de démocratie réelle et directe, pour contrecarrer la mascarade corrompue qui nous est présenté comme la « démocratie » par le gouvernement US. L’action de Wall Street serait un tremplin. Il est malgré tout impossible de prévoir ce qui se passerait vraiment le 17. 90 000 personnes étaient censées nous suivre sur internet. Adbusters estimait qu’il fallait 20 000 personnes pour remplir les rues. Il était évident que ça n’arriverait pas. Mais combien allaient vraiment venir ? Nous étions pleinement conscients que le NYPD [8] prévoyait près de 40 000 agents pour surveiller les lieux ; Wall Street était de ce fait sans doute l’espace public le plus fliqué de toute la planète terre. Pour être complètement honnête, pour les vétérans, dont je suis, qui se démènent pour organiser les formations médicales et légales, des cours sur l’organisation des groupes affinitaires et la désobéissance civile non-violente et des séminaires sur l’animation des réunions, etc. la préoccupation principale durant ces semaines agitées était la question suivante : comment s’assurer que l’événement initial ne tourne pas au fiasco complet, avec des jeunes enthousiastes immédiatement frappés, arrêtés et psychologiquement traumatisés, pendant que les médias, comme toujours, auraient regardé de l’autre côté.

Nous avions évidemment vu les choses se passer comme ça dans le passé. Cette fois, ça n’a pas été le cas. Bien sûr, il y avait tous les conflits prévisibles. La plupart des anarchistes hard-core et grincheux de New York refusèrent de nous rejoindre, et nous ont moqués de l’extérieur comme étant réformistes ; pendant que les anarchistes avec un « a miniscule », plus ouverts, qui étaient pour beaucoup dans l’organisation de l’animation et des formations, s’affrontaient aux verticaux du groupe pour s’assurer que nous n’allions pas instistuer quelque chose qui se transformerait en structure formelle de direction, comme des négociateurs avec la police ou un service d’ordre. Il y avait également des batailles amères à propos du site internet, ou encore des crises mineures à propos de la participation de quelques groupes marginaux, allant des adeptes de Lyndon LaRouche [9] à une femme d’un groupe brumeux qui s’appelle « US Day of Rage », et que nous avons parfois suspecté de ne pas avoir plus d’un membre, qui a systématiquement bloqué toute nos tentatives de nous relier aux syndicats parce qu’elle estimait que nous devions être capables d’attirer les membres dissidents du Tea Party. Le 17 septembre même, j’ai d’abord été inquiet de constater que seulement quelques centaines de personnes semblaient être venues. Mais c’était plus lié au lieu que nous avions choisi pour notre Assemblée Général, une place devant la Citibank, qui avait été fermée par la ville et entourée de hautes clôtures. Néanmoins, le Comité tactique avait repéré d’autres lieux potentiels, et distribué des cartes : vers 15 heures, l’info a circulé que nous nous rendions au lieu n°5 – le Parc Zucotti – et le temps d’y arriver, je me suis rendu compte que nous étions entourés d’au moins 2000 personnes.

Le vrai mérite pour ce qui s’est passé après cela – en l’espace de quelques semaines, un mouvement qui s’est étendu à plus de 800 villes, avec des soutiens qui jaillissent de groupes radicaux d’opposition aussi loin que la Chine – revient principalement aux étudiants et aux autres jeunes qui se sont littéralement retranchés et ont refusé de partir, malgré les actes permanents (qui sont dans de nombreux cas clairement illégaux) de répression policière conçue pour intimider et rendre la vie dans le parc si difficile (en refusant d’autoriser les militants à protéger leurs ordinateurs avec des bâches pendant les orages, et d’autres choses du même genre) que ses habitants finiraient inévitablement par être démoralisés et abandonneraient le projet. Et, au fil des semaines, contre des actes réfléchis de terrorisme impliquant des matraques et du gaz lacrymogène. Pourtant, dans le passé, des militants obstinés ont héroïquement tenu bon, dans des conditions équivalentes, mais le monde les a tout simplement ignorés. Pourquoi n’est-ce pas le cas cette fois ? Après tant d’années de vaines tentatives pour raviver la ferveur du mouvement altermondialiste qui sont toutes retombées à plat, j’en suis venu, comme Dina, à me demander « qu’est-ce que nous avons bien fait ? ». Ma première idée de réponse sur la question m’est venu quelques jours plus tard, quand le Guardian m’a demandé d’écrire une tribune sur Occupy Wall Street. À ce moment là, j’étais inspiré principalement par ce que Marisa Holmes, un autre organisatrice brillante de l’occupation initiale, avait découvert dans son travail de vidéaste documentaire, en faisant des interviews avec des autres campeurs au cours des deux premières nuits place Zucotti. Elle a entendu la même histoire encore et encore : « j’ai fait tout ce que j’étais censé faire. J’ai travaillé dur, j’ai étudié dur, je suis allé à l’université. Maintenant, je suis chômeur, sans perspective, et avec 50 à 80 000 dollars de dette ». C’était des jeunes qui avait respecté les règles du jeu, et en étaient récompensé par un avenir de harcèlement constant, s’entendant dire qu’ils étaient des mauvais payeurs inutiles par les agents de ces mêmes institutions financières qui – après avoir échoué de manière évidente à respecter les règles du jeu, et de ce fait, mis l’économie mondiale en faillite, furent sauvées et choyés par le gouvernement par tous les moyens par lesquels les américains ordinaires tels que ces jeunes, de manière tout aussi frappante, ne l’étaient pas.

« Nous observons », écrivais-je, « l’émergence de l’affirmation de soi provocante d’une nouvelle génération d’Américains, une génération qui va terminer son éducation sans emploi, sans futur, mais accablée par une dette énorme et impardonnable ». Trois semaines plus tard, en observant de plus en plus d’éléments de l’Amérique quotidienne nous rejoindre à bord, je crois que c’est toujours vrai. D’un certain côté, la base démographique d’OWS est aussi éloignée que possible de celle du Tea Party – avec laquelle elle est trop souvent, et de manière si confuse, comparée. La base populaire du Tea Party a toujours été composée de Républicains blancs d’une cinquantaine d’années, résidant dans des banlieues, avec de faibles moyens économiques, anti-intellectuels, terrifiés par le changement social – pour l’essentiel parce crainte de voir ce qu’il considère être l’un de leurs derniers restes de privilège (au fond, le fait qu’ils soient blancs) ne soit remis en cause. Par opposition, le cœur d’OWS est un mouvement de jeunes qui regardent vers l’avant, un simple groupe de gens qui regardent vers l’avant, qui ont été stoppés brutalement sur leur chemin, aux origines diverses, mais avec une part significative de gens issus de la classe ouvrière ; dont le trait commun principal est qu’ils ont un très haut niveau d’éducation. Ce n’est pas un hasard que l’épicentre de l’occupation de Wall Street, ainsi que de nombreuses autres occupations, soit une bibliothèque improvisée : une bibliothèque n’est pas seulement un modèle d’économie alternative, où l’on prête un fonds commun, à 0% de taux d’intérêt, et où la monnaie qui est prêtée est le savoir, et les ressources pour comprendre.

D’une certaine manière, il n’y a là rien de bien neuf. Les coalitions révolutionnaires ont toujours eu tendance à ressembler à une sorte d’alliance entre enfants des classes supérieures qui rejettent les valeurs de leurs parents et enfants talentueux des classes populaires parvenus à grappiller une éducation bourgeoise, pour se rendre compte au final qu’une telle éducation ne donne aucunement accès en réalité au statut de bourgeois. On peut voir se répéter cette structure révolutionnaire à chaque fois et dans tous les lieux : que ce soit la rencontre de Zhou Enlai et Mao Zédong ou celle de Che Guevara et Fidel Castro. Même les experts américains en contre-révolution ont reconnu depuis longtemps que les signes avant-coureurs les plus certains d’une situation révolutionnaire, où qu’elle se produise, résident dans la croissance d’une population de diplômés sans travail et appauvris : c’est-à-dire de jeunes gens débordant d’énergie, disposant de temps, de toutes les raisons d’être en colère et d’embrasser l’histoire entière de la pensée radicale. Aux Etats-Unis, le saccage du système des prêts étudiants a conduit inévitablement de tels révolutionnaires en devenir à désigner les banques comme leur premier ennemi. Ils ont compris du même coup le rôle du gouvernement fédéral dans cette affaire – gouvernement qui soutient le programme de prêts étudiants, assurant que les emprunts pèseront sur leurs existences pour toujours, même en cas de banqueroute. Le gouvernement conforte ainsi le contrôle absolu que le système bancaire exerce sur chaque parcelle de la vie future des étudiants.

Traditionnellement, cependant, la condition des diplômés endettés ne faisait pas partie des questions auxquelles pouvaient se montrer sensibles des membres du Syndicat des Transports New-Yorkais, pour ne donner qu’un exemple. À l’heure où j’écris ces lignes pourtant, ce syndicat ne se contente pas de soutenir l’occupation, mais poursuit en justice le Département de Police de New-York (NYDP) pour avoir réquisitionné des bus afin de procéder à une arrestation massive de militants OWS qui bloquaient le Pont de Brooklyn. Pourquoi une manifestation de la jeunesse fraîchement diplômée rencontre-t-elle un tel écho à travers toute l’Amérique – d’une manière qui ne se serait probablement pas vue en 1967 ou même en 1990 ? De façon claire, cela a à voir avec la financiarisation du capitalisme. Il se pourrait bien désormais que la plupart des profits de Wall Street ne soient plus du tout obtenus indirectement à travers le système salarial, mais bien pris directement dans les poches des citoyens ordinaires. Je dis « il se pourrait » parce que nous ne sommes pas en possession des chiffres qui nous permettraient de l’affirmer avec certitude. Mais le fait que nous n’ayons pas ces chiffres parle de lui-même : malgré toutes les données statistiques disponibles en quantité infinie sur tous les aspects de notre système économique, il m’a été impossible de trouver un économiste capable de m’indiquer quelle part d’un revenu moyen annuel aux Etats-Unis, sans parler même de la part de ce revenu tout au long de la vie, finit par être accaparée par l’industrie de la finance sous la forme de paiements d’intérêt, de commissions, d’agios ou frais divers. Cependant, étant donné que le versement d’intérêts représente 15 à 17% du revenu d’un ménage [10] (un chiffre qui n’inclut pas les prêts étudiants) et que les agios concernant les comptes bancaires ou les cartes de crédit, peuvent souvent doubler le montant que l’on devrait normalement payer, il ne serait pas surprenant du tout qu’au minimum 1 dollar sur chaque 5 dollars gagnés par un américain, et ce tout au long de sa vie, atterrisse dans les coffres de Wall Street d’une manière ou d’une autre. La proportion pourrait même bien approcher le montant qu’un américain moyen paie en impôts. En fait, pour les américains les moins riches, cette proportion a sans doute déjà dépassé depuis longtemps ce montant.

Tout ceci a de sérieuses implications sur notre manière de nous représenter le type de système dans lequel nous vivons. Lorsque j’étais étudiant, j’ai appris que la différence entre le capitalisme et le féodalisme –ou ce que l’on appelle parfois « le mode de production tributaire »– tient au fait que l’aristocratie féodale obtient sa richesse par des mécanismes d’ « exploitation politique et juridique directe ». Les membres de l’aristocratie féodale prennent simplement à ceux qui n’appartiennent pas à leur caste, et en toute légalité, les choses qu’ils désirent. Le capitalisme était supposé être un peu plus subtile [11]. Cependant, aussitôt qu’il a eu achevé sa domination totale sur le monde, le capitalisme semble avoir presque immédiatement commencé à revenir à un système qui pourrait bien être décrit comme féodal [12]. Ce faisant, il a mis à jour l’alliance de la finance et du gouvernement, qui ne peut plus être ignorée. Dans les années qui ont suivi la crise de 2008, nous avons vu de nombreux exemples, du plus comique (comme lorsque les sociétés de recouvrement dans le Massachusetts ont envoyé en masse leurs employés faire du porte à porte pour le compte d’un candidat au Sénat (Scott Brown) qui, soutenaient-ils, allait se montrer favorable à des lois plus sévères contre les débiteurs) jusqu’au plus absolument scandaleux : renflouées par les impôts des citoyens, certaines qu’on ne les laisserait pas s’effondrer et ce quel que soit leur comportement, ne payant pas d’impôt, des institutions « trop grosses pour faire faillite » à l’image de Bank of America ont ainsi distribué aux législateurs de fortes sommes d’argent, puisées dans leurs profits toujours plus grands, afin que ces derniers en viennent à accepter que des lobbyistes leur tiennent la main pour rédiger les textes censés « réguler » le comportement des banques. Arrivé à ce point, les raisons pour lesquelles une institution comme Bank of America ne saurait être considérée comme une partie du gouvernement fédéral ne sont pas entièrement claires, à moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’assurer qu’elle puisse conserver ses profits pour elle seule.

Cependant, l’indignation que suscite la collusion du gouvernement et du secteur financier pourrait s’expliquer par le fait que la corruption, dans les faits, a été rendue légale en Amérique, un pays qui prétend cependant aller partout dans le monde se présentant comme le phare de la démocratie. Mais cela n’explique pas le rejet global auquel on assiste aujourd’hui de toute institution politique, quelque forme qu’elle prenne.

C’est ici que je dois reconnaître que ma propre position est particulièrement confuse. D’un côté, c’est exactement le genre d’attitude que j’ai défendue depuis des années. J’aimerais me décrire précisément comme un anarchiste ordinaire, sans « a » majuscule. Ce qui veut dire que je crois aux principes anarchistes - ceux de l’aide mutuelle, de l’action directe, je crois à l’idée de construire la société libre et nouvelle dans la coquille de l’ancienne – mais je n’ai jamais senti la nécessité de faire allégeance à quelque école anarchiste que ce soit (Syndicalisme, Plateformisme, etc.). Par-dessus tout, je suis heureux de travailler avec tous ceux, quelque soit le nom qu’ils se donnent, désireux de le faire sur la base de principes anarchistes – ce qui, aux Etats-Unis aujourd’hui, en est venu à signifier un refus de travailler avec ou au sein du gouvernement ou d’autres institutions qui, ultimement, ont recours à la menace de la force. Il s’agit au contraire de chérir toute forme de démocratie horizontale, ce qui implique de se traiter les uns les autres comme nous pensons que des hommes et des femmes libres, dans une société authentiquement libre, se comporteraient les uns vis-à-vis des autres. Même l’adhésion à l’action directe, si souvent confondue avec le fait de briser des vitrines ou avec des gestes du même genre, renvoie en réalité au refus de toute politique de protestation qui en appelle simplement au changement de comportement des autorités politiques. L’action directe entend promouvoir au contraire le fait d’agir pour soi-même, et de faire ce que l’on pense être juste, sans se demander constamment ce que dit la loi ou la hiérarchie. La Marche du Sel menée par Gandhi, pour illustrer ce propos, est un exemple classique d’action directe. Le squat du Parc Zuccotti n’est pas autre chose qu’une action directe. Il s’agit d’un espace public ; nous étions le public ; et le public ne devrait pas avoir à demander la permission d’ouvrir une assemblée politique pacifique dans son propre parc. Aussi nous ne l’avons pas demandée.

En agissant de la sorte, nous n’avons pas seulement agi d’une manière que nous jugions juste, nous avions dans l’idée aussi de servir d’exemple pour d’autres actions : commencer à réclamer les ressources communes, qui ont été appropriées par certains dans le but d’en tirer un profit privé, afin qu’elles soient à nouveau dévolues à un usage commun – comme elles n’auraient jamais dû cesser de l’être dans une société vraiment libre. Il y avait là matière à créer un précédent exemplaire de ce à quoi un usage authentiquement commun pourrait bien ressembler. Pour ceux qui désirent créer une société fondée sur le principe de la liberté humaine, l’action directe est simplement une forme de défi appuyé à agir comme si notre société était déjà libre.

Les anarchistes sans majuscules comme moi-même ont été au cœur du mouvement anti-nucléaire dans les années 70, et très présents dans le mouvement pour la justice globale entre 1998 et 2001. Tout au long de ces années, nous avons consacré beaucoup de notre énergie créatrice à développer des formes de processus politiques égalitaires qui, dans les faits, fonctionnent. Je voudrais mettre l’accent sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’un projet anarchiste. En effet, le développement de procédures de consensus, qui est sans doute la plus grande réussite de ce mouvement, émerge tout autant de la tradition du féminisme radical, et s’appuie sur les traditions spirituelles des nations indiennes (native americans) jusqu’à celles des Quakers. C’est là que tout le langage exotique du mouvement prend sa source : facilitation, « microphone du peuple » [13], conseils de parole, quartiers ; bien qu’augmenté et transformé dans le cas d’OWS par l’expérience des mouvements d’assemblée générale qu’a connue le monde méditerranéen.

De toute évidence, ce qui s’est produit est exactement ce que nous espérions voir se produire La politique d’action directe est fondée, jusqu’à un certain degré, sur la confiance dans l’idée que la liberté est contagieuse. Il est presque impossible de convaincre l’américain moyen que l’établissement d’une société vraiment démocratique peut être envisageable. On peut seulement le lui montrer. Mais l’expérience effective qui consiste à observer un groupe de mille ou deux mille personnes prenant collectivement des décisions sans présence d’une structure hiérarchique, sans parler de milliers de gens dans les rues, s’accrochant les uns aux autres par les bras pour tenir leur position contre une phalange de policiers anti-émeutes, motivés seulement par des principes et la solidarité, peut changer les visions fondamentales de ce à quoi la politique, ou, plus exactement dans le cas présent, la vie humaine, pourraient bien ressembler dans les faits. Si l’on se reporte à l’époque du mouvement pour la justice globale, nous pensions alors que nous pourrions mettre sous les yeux d’un grand nombre de gens ces nouvelles formes de démocratie directe, ces traditions d’action directe, au point qu’une nouvelle culture démocratique globale pourrait commencer à émerger. Bien sûr les choses ne se sont pas passées ainsi. Certainement le mouvement a bien inspiré des milliers de personnes et il a joué un rôle majeur dans la transformation des manières dont les groupes militants en Europe et en Amérique du Nord mènent leurs rencontres et pensent la politiques ; mais la contagion fut largement limitée aux frontières des ghettos militants préexistants ; la plupart des américains n’eurent pas même idée que ce que nous faisions avaient à voir avec la démocratie directe. Les mobilisations anti-guerre après 2003 ont réuni des centaines de milliers de personnes mais elles sont retombées dans les vieux réflexes de la politique des coalitions verticales, des leaders charismatiques et des marches symboliques. Beaucoup d’entre nous s’épuisaient à garder la foi, sans cesser d’attendre le moment d’un réveil. Après tout, nous avions dédié nos vies à l’idée que quelque chose comme ce qui est en train de se produire se produirait. Mais comme mon ami Egyptien, nous ne remarquions plus que, dans les faits, nous avions cessé de croire que nous pouvions réellement l’emporter.

Et c’est pourtant ce qui est arrivé. La dernière fois que je me suis rendu au Square Zuccotti, j’ai observé des travailleurs du bâtiment dans la force de l’âge et des artistes latino de hip-hop utiliser notre gestuelle militante dans les assemblées générales. L’un de mes vieux camarades anarchiste – qui a été autrefois un militant de la cause des arbres et un éco-activiste invétéré, ayant l’habitude d’agir sous le nom de « Warcry » [14], désormais installé dans le square Zuccotti comme vidéaste et documentariste – m’a avoué la chose suivante : « A intervalles réguliers, je dois me pincer pour être sûr que tout ceci n’est pas un rêve ».

Aussi, mon côté chercheur en sciences sociales se demande : Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ça marche effectivement ?

De nouveau, je pense que la réponse est d’ordre générationnel. En politique aussi, comme dans le domaine éducatif, nous voyons une génération de jeunes gens qui a joué le jeu en consentant aux règles et dont les efforts ont été tout à fait vains. Nous devons nous souvenir qu’en 2008 la jeunesse a voté en masse pour Barack Obama et pour les Démocrates. Nous devons aussi nous souvenir qu’Obama se présentait alors comme le candidat du “Changement”, employant un discours de campagne délibérément inspiré de celui des mouvements sociaux radicaux (« yes we can !", « be the change !") et ce, comme ancien militant associatif. Il était l’un des seuls candidats de l’histoire récente à être issu des mouvements sociaux plutôt que des Rotary clubs. Cela, associé au fait qu’Obama est noir, a donné aux jeunes l’impression qu’ils vivaient un moment décisif, authentiquement pourvoyeur de changement dans le champ de la politique américaine.

Tout cela est arrivé aux Etats-Unis, un pays où il y a une vraie camisole autour du discours politique – à propos de ce qu’un politicien ou un journaliste peut dire sans être immédiatement catalogué comme marginal et fou – si bien que les points de vue de larges segments de la population américaine sont bien souvent passés sous silence. Pour montrer le degré d’inadéquation entre l’opinion acceptable et le sentiment réel des électeurs américains, il suffit de considérer deux sondages proposés par Rasmussen, le premier en décembre 2008, tout de suite après l’élection d’Obama et le second en avril 2011. Un large échantillon d’Américains étaient sollicités sur leur système préféré : capitalisme ou socialisme ? En 2008, 15% pensaient que les Etats-Unis se porteraient mieux s’ils adoptaient un système socialiste ; à présent, trois ans plus tard, la proportion est montée en flèche passant de 1 à 5. Ce qui était encore plus frappant dans ces chiffres, c’est la disparité liée à l’âge : plus le répondant était jeune et et plus il était susceptible de rejeter un système capitaliste. Parmi les Américains âgés entre 15 et 25 ans, une mince quantité préfère encore le capitalisme : 37%, contre 33% en faveur du socialisme (le reste ne sait pas). Mais réfléchissez au sens de ces réponses. Cela veut dire que presque les deux tiers de la jeunesse américaine pense qu’il serait souhaitable d’envoyer bouler le sytème capitaliste dans son intégralité ! C’est un pays où l’on n’a jamais vu le moindre politicien, le moindre éditocrate de la télé, le moindre “expert” mainstream employer le terme de “socialisme” autrement que comme une injure ou un mot condescendant. Du coup, pour cette raison, il est difficile de savoir exactement ce que les jeunes qui préfèrent le “socialisme” entendent par là. Probablement pas un système économique inspiré de la Corée du Nord. Alors quoi ? La Suède ? Le Canada ? Impossible à dire. Mais, en un sens, c’est hors-sujet. La plupart des Américains ne sont pas vraiment certains du sens à donner au socialisme, mais ils en savent un sacré rayon sur le capitalisme, et si le “socialisme” veut dire quelquechose pour eux, c’est “un truc qui, quel qu’il soit, se distingue vraiment de celui que nous avons !”

En 2008, les jeunes Américains ont préféré Obama à Mc Cain selon une proportion de 68 à 30% [15] - une fois encore, cela correspond à une marge de 2/3.

Imaginez donc, dans ces conditions, ce qu’un jeune électeur américain qui a voté en vue d’une refonte radicale de notre système politique et économique, peut ressentir après s’être rendu compte qu’il avait en fait élu un homme qu’on aurait qualifié, vingt ans plus tôt de conservateur modéré ?

J’emploie d’ailleurs le terme de “conservateur” en son sens littéral. Ce sens littéral qui est de nos jours rarement utilisé. Maintenant, aux Etats-Unis, le terme de “conservateur” est devenu le synonyme de “partisan d’extrême-droite”, mais il désignait habituellement une personne dont la principale mission politique consistait à conserver les institutions existantes, plus ou moins dans leur état initial – et c’est exactement ce qu’Obama s’est révélé être. Presque tous ses plus grands efforts politiques ont consisté à protéger d’une manière ou d’une autre les structures institutionnelles de toute menace de changement radical : le système bancaire, l’industrie automobile et même celle du système de santé puisque l’argument d’Obama en faveur d’une réforme du système de soins repose sur le fait que ce système, fondé sur les profits et les assureurs privés, n’est pas viable économiquement sur le long terme ; ce qu’il a donc mis en place, c’est la pérennisation de ce sytème fondé sur les profits, pour qu’il tienne au moins une génération de plus. Si on se rappelle l’état de l’économie américaine en 2008, il fallait vraiment le vouloir pour ne rien changer. Et Obama l’a vraiment voulu : ce qui a eu pour effet de n’entraîner aucun changement structurel dans les institutions.

Je fréquente régulièrement le blog de gauche Daily Kos. Sa lecture régulière est sans doute la meilleure façon de prendre le pouls des progressistes américains – électeurs de gauche et militants qui croient encore en une action possible à travers le Parti Démocrate. Lors des deux années passées, le degré de haine à l’endroit d’Obama était hallucinant. Il était régulièrement accusé d’être un fraudeur, un menteur, un Républicain caché qui aurait planté toutes les opportunités de changement progressiste au nom d’un “compromis bi-partisan” avec une droite fanatique et sans compromissions. D’autres ont défendu l’idée qu’il était un progressiste bien intentionné mais aux mains liées ; ou encore ont accusé les progressistes de ne pas avoir été suffisamment mobilisés pour peser sur sa gauche. Ces derniers semblent avoir oublié que les actions de campagne de la base militante ont été rapidement démantelées dès l’accession d’Obama au pouvoir qui a donné les rênes du pouvoir économique aux individus justement responsables de la crise (Geithner, Bernanke, Summers). De la même façon, ils oublient que les groupes de gauche qui essaient précisément de contrecarrer ces politiques sont régulièrement menacés d’avoir leurs fonds coupés par des ONG proches de la Maison Blanche. Mais en un sens, ce sentiment de trahison est assez inévitable. C’est le seul moyen de préserver la croyance dans le fait qu’un changement est encore possible à travers les urnes. Car si Obama n’avait pas trahi sa base progressiste depuis le début, alors on aurait été obligé de remettre cette croyance en cause. Après tout, il n’y avait pas de circonstances plus favorables pour la gauche qu’en 2008, cette année-là les Démocrates avaient largement été plébiscités dans les urnes et avaient emporté le contrôle du Congrès et des Chambres des représentants [16], un président soucieux de démocratie avait été élu sur des promesses de changement et accédait au pouvoir à un moment de crise économique si forte qu’elle rendait inévitables les réformes radicales du système existant et ce, à un moment où la rage d’une majorité d’Américains contre les barons de la finance était si intense que presque n’importe quelle réforme aurait pu passer. S’il n’a pas été possible à ce moment-là d’actualiser une législation et des politiques vraiment progressistes, alors ce ne sera clairement plus jamais possible. Et rien n’a été actualisé [17]. Au lieu de quoi, Wall Street a gagné davantage d’emprise sur le processus politique et comme les Républicains se sont montrés les seuls à pouvoir vraiment initier des prises de position radicales, le centre a glissé un peu plus vers la droite. Si un tour progressiste n’a pas été possible à travers le processus électoral en 2008, alors tout simplement, ce ne sera jamais plus possible. Et c’est exactement cette conclusion que tire apparemment un grand nombre d’Américains.

Vous pouvez dire ce que vous voulez des Américains, et il y aurait beaucoup à dire, mais c’est un pays où est très fortement ancré un sens démocratique. L’idée que nous sommes, ou que nous sommes censés être une société démocratique, nous rend fiers d’être Américains. Si Occupy Wall Street s’est étendu à chaque ville d’Amérique, c’est parce que nos seigneurs de la finance nous ont conduit à une impasse telle que les anarchistes, les prêtresses païennes et les gardeurs d’arbres sont les derniers Américains à penser qu’une société démocratique est peut-être encore possible.

Texte traduit de l’anglais par Vincent Bourdeau, Nicolas Haeringer et Najate Zouggari - revue Mouvements

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