Alter Chine

, par  Intercoll (Intercoll)

Dossier

Alter Chine

Intercoll

Intercoll vise à créer un espace ouvert où des mouvements populaires, des militants et des intellectuels, tous engagés dans des luttes concrètes et quotidiennes, contribuent à construire et à renouveler les cadres d’interprétation et de dénonciation des injustices, à toutes les échelles – locales comme globales. L’objectif également est de développer des alternatives économiques, sociales, politiques, écologiques, qui permettent de repenser le monde selon les chemins de l’émancipation et de la solidarité. De tous ces efforts partout sur la planète émerge peu à peu un nouvel « intellectuel collectif » (dans le sens de Gramsci et Bourdieu) qui cherche à dépasser les frontières entre les mouvements et les réseaux de recherche et d’éducation populaire.

Entre-temps, côté des dominants, une puissante restructuration est en cours où se creusent les écarts entre le 1 % et le 99 %, où l’injustice devient chaque jour plus flagrante et où sévit une « guerre sans fin » menée par les États-Unis et ses alliés-subalternes du G7. L’impérialisme américain, confronté partout, tente de changer de forme : les confrontations armées « s’internalisent », en même temps que le réarmement s’accélère. Les pays dits « émergents », comme la Chine, l’Inde et le Brésil deviennent plus influents. L’Europe s’enfonce dans la stagnation. A une macro échelle, l’impasse dans laquelle se trouvent les élites est particulièrement visible dans les négociations sur le changement climatique, les revendications des acteurs des révolutions arabes, ou encore face à la lutte pour l’accaparement des ressources en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud.

Pour autant, les mouvements persistent et s’entêtent, créent de vastes convergences et réussissent parfois à défier le pouvoir en, comme le disent nos camarades de Via Campesina en « mondialisant la lutte ». Cependant, bien que le mouvement altermondialiste ait démontré sa pertinence et son rôle historique, la bataille des idées est loin d’être gagnée – et la doxa néolibérale continue à irriguer l’action de la plupart des États

C’est dans ce contexte que se situe l’initiative d’Intercoll. Ce n’est ni un projet « de plus » ni une tentative isolée. Nous nous situons dans l’héritage vaste, mais aussi complexe, des pratiques et théories de l’internationalisme. À travers le processus du Forum social mondial et des nombreuses convergences qui se produisent sur le plan local, national et international, notre projet s’insère dans une vaste dynamique où les débats viennent nourrir les luttes et les mouvements.

Pour nous joindre :

voices@voicescollective.net

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Table des matières

Introduction, Pierre Beaudet et Gustave Massiah

La Chine en débats

La Chine et l’« émergence, Pierre Salama

Les défis de la Chine, Samir Amin

La Chine face aux pièges du développement ? Wen Tiejun et Xue Cui

Quand la Chine bouleverse la géopolitique, Pierre Rousset

Résistances et alternatives

Luttes sociales et mouvements populaires, Pierre Beaudet

La classe ouvrière et l’avenir de la révolution chinoise, Minqi Li

Printemps ouvrier, Jean Ruffier

Introduction

Pierre Beaudet et Gustave Massiah

Le capitalisme globalisé sous sa forme contemporaine est entré dans une crise profonde qui englobe les flux financiers et commerciaux et la gouvernance nationale et internationale. Les impacts sont catastrophiques sur les couches moyennes et populaires, et en outre, continuent de dévaster l’environnement.

C’est sans aucun doute une « crise des crises », comparable (sans être identique) à la crise prolongée des années 1920-30. Face à cette situation, les hauteurs dominantes du système, tant au sein des institutions politiques que parmi les grands opérateurs économiques, tentent d’accélérer les « réformes » néolibérales pour faire payer cette crise par les peuples, tout en verrouillant les dissidences (répression accrue, militarisation, mesures « disciplinaires », etc.).

Les mutations du capitalisme globalisé

Parmi les pistes explorées par les puissances impérialistes pour sauver leur système, il y a celle d’élargir la responsabilité de réguler le capitalisme néolibéral à ceux qu’on qualifie d’États « émergents ». Les « BRICS » notamment sont invités à la table des « grands » pour remettre le capitalisme en crise sur ses rails. Mais ce projet à peine esquissé est déjà plein de trous. Les G20 sont incapables de proposer autre chose que les mêmes « recettes » pour « nettoyer » le chaos actuel.

D’autre part, la Chine, l’Inde, le Brésil ne s’entendent pas avec le G8 pour maintenir le désordre géré à l’OMC, au FMI et à la Banque mondiale. On essaie d’éviter le sujet explosif de la crise multiforme qui prend la forme de famines, de dévastations environnementales et de conflits armés qui prolifèrent un peu partout dans le monde, et en particulier dans une sorte de vaste « arc des crises » qui traverse l’Asie et l’Afrique.

Résistances multiformes

Enfin, de puissants mouvements sociaux, tant dans les pays dits « émergents » qu’ailleurs au « Sud » et au « Nord » mettent de (très gros) grains de sable dans la machine que l’on voit sous la forme de confrontations à une échelle inédite. Ici et là, les mouvements populaires articulent de nouvelles propositions qu’élaborent de nouvelles générations d’« intellectuels collectifs » dans la tradition de Gramsci, CLR James et Bourdieu.

Les mouvements expérimentent également de nouvelles formes de luttes via des alliances, réseaux et dispositifs organisationnels et communicationnels extrêmement créatifs que l’on voit un peu partout, y compris en Chine, qui est l’objet du dossier qui suit.

La Chine en débats

La Chine et l’« émergence »1

Pierre Salama

Comment caractériser les pays « émergents » ?

Des pays qu’on dit émergents (parfois désignés par l’acronyme BRICS pour Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) participent activement aux changements de la division internationale du travail depuis une vingtaine d’années. Leur contribution à la croissance mondiale est de plus en plus déterminante. Leur poids économique devient considérable. En 2012, l’accroissement de leurs PIB est équivalent au PIB de l’Italie, grâce surtout au poids économique pris par la Chine et l’Inde. Cependant, bien qu’ayant des caractéristiques communes, ces pays sont très différents les uns des autres.

Ce qui rassemble ces pays

Une distribution des revenus très inégale, des inégalités qui s’accentuent en Chine, en Russie, en Inde et en Afrique du sud depuis plus de vingt ans, et qui baissent légèrement depuis quelques années en Russie et au Brésil tout en restant extrêmement élevées.

Une informalité importante qui ne concerne pas seulement les « travailleurs à leur propre compte », mais aussi les salariés de petites entreprises.

Des écarts de productivité du travail entre entreprises particulièrement prononcés.

Des niveaux de corruption élevés et une opacité importante dans les décisions gouvernementales.

Ce qui différencie les « émergents

La démographie : la Chine (1,4 milliard d’habitants) et l’Inde (1,1 milliard) sont très peuplées, le Brésil (200 millions), la Russie (142 millions) et l’Afrique du Sud (51 millions) le sont moins.

Le taux de croissance : il reste très élevé et relativement régulier en Chine dans les années 2000 (9 à 10% par an) et en Inde (8 à 9%), il est plus faible mais cependant conséquent au Brésil (4 %), et en Russie (3 à 4%) et encore plus faible en Afrique du Sud (2 à 5%), avec un creux plus ou moins prononcé en 2009.

Des taux d’investissement différents allant presque du simple (Amérique latine) au double (Chine et hier la Corée du sud).

La Chine exporte surtout des produits manufacturés et occupe une place significative dans les exportations mondiales (12% de celles-ci). Par contre le Brésil exporte maintenant de plus en plus de produits primaires et ne parvient pas à augmenter son poids dans les exportations mondiales (1,1%), si ce n’est que marginalement. La Russie et l’Afrique du Sud exportent également de plus en plus de produits primaires. Enfin l’Inde se spécialise dans l’exportation de services.

La situation de leurs comptes extérieurs. La balance commerciale de la Chine, de la Russie, du Brésil présente un solde positif ainsi que leur balance des comptes courants, à l’exception cependant du Brésil. Les soldes de la balance commerciale et des comptes courants sont par contre négatifs en Inde.

Les infrastructures en développement rapide en Chine, insuffisantes en Inde, et en Amérique latine.

Des taux d’urbanisation moyen ou faibles en Chine et en Inde, très élevés en Amérique latine.

La violence : le taux d’homicide est très élevé en Afrique du Sud, au Brésil et en Russie, plus faible mais en augmentation en Chine et en Inde.

Ainsi, quelques pays qui appartenaient hier à la Périphérie, acquièrent aujourd’hui des attributs de l’ancien Centre et ont des velléités de domination sur les pays les moins avancés. Des sous-impérialismes apparaissent avec la montée en puissance des pays émergents, ainsi en est-il de la Chine, mais aussi du Brésil et de quelques autres pays. Bref, les pays émergents font basculer le centre de gravité du monde et imposent une nouvelle division internationale du travail

Les grands enjeux

Le basculement du centre de gravité du monde est principalement le fait des pays asiatiques et plus particulièrement de la Chine qui contribue pour 70% à l’accroissement global des échanges internationaux de 2005 à 2010 selon la Banque Mondiale. La part des échanges Sud – Sud augmente considérablement, notamment en raison de l’éclatement international de la chaine de valeur (surtout entre pays asiatiques). Les importations Sud-Sud correspondent à 23% de leurs importations totales en 1990 et s’élèvent à 45% en 2010. Les échanges extérieurs de la Chine sont loin d’être concentrés et l’Europe est son premier client. Les importations de la Chine provenant des pays asiatiques sont constituées de biens durables et d’équipement sophistiqués et de composants en vue d’être assemblés, celles provenant d’Afrique et d’Amérique latine sont concentrées sur des matières premières alors que les exportations de la Chine portent principalement sur des produits manufacturés On retrouve ainsi l’ancienne spécialisation internationale, source de rapports de domination voire d’impérialisme : aux uns les matières premières, aux autres les produits manufacturés.

L’atelier du monde

Les exportations de la Chine dépassent largement ses importations depuis son entrée à l’OMC en 2001. Les entrées nettes de capitaux sont également importantes. Les réserves en devises de la Chine augmentent très vite et sont parmi les plus importantes du monde. Elles atteignent 3400 milliards de dollars en Mars 2013 et sont placées, pour une grande partie, dans des bons du trésor américain. La Chine est de ce fait créancière des États-Unis, ce qui lui donne un certain poids dans les négociations internationales.

« Atelier du monde », la Chine est exportatrice de produits industriels dont la moitié provient d’activités d’assemblage. L’essor extrêmement rapide des exportations de la Chine traduit en partie l’éclatement international de la chaine de valeur. L’exemple de la production de l’Iphone 3G en 2009 est à cet égard révélateur : la part de la Chine dans le coût total est seulement de 3,6%, les différents composants étant produits au Japon et dans d’autres pays puis assemblés en Chine. La Chine est depuis 2009 la première exportatrice de produits manufacturés dans le monde, alors qu’elle se situait au 26° rang en 1985. Son poids dans les échanges mondiaux, de marginal en 1978 – un peu moins de 1%- passe à 12%. La structure des exportations de la Chine ressemble certes à celle des pays avancés, mais une grande partie des produits exportés provient d’usines d’assemblage.

Approximativement la moitié des exportations chinoises provient de ces activités d’assemblage et l’autre moitié des activités intégrant plus de valeur ajoutée. Dans les premières, la valeur ajoutée produite localement est très faible, mais légèrement supérieure à celle qu’on peut observer dans les maquiladoras au Mexique exportant aux Etats-Unis et au Canada, dans le cadre de l’accord de libre-échange qui les unit ; dans les secondes, on observe un processus de remontée des filières. La valeur ajoutée y est donc plus élevée et la contribution à la croissance économique de ces activités est plus importante que dans les premières.

La remontée des filières ne concerne pas seulement une partie des activités d’exportation. On l’observe également et surtout dans les activités orientées vers le marché interne. Les entreprises multinationales sont contraintes à la fois de s’associer à un entrepreneur local, de céder une grande partie de leurs brevets (voire de se faire spolier) et d’accepter qu’une part croissante des inputs soit produite localement plutôt qu’importée.

La Chine achète à l’Afrique et à l’Amérique latine des matières premières, le plus souvent brutes, et leur exporte des produits manufacturés, concurrençant les produits locaux. A cette asymétrie dans les relations internationales, s’en ajoute une autre. La Chine pèse énormément dans les échanges de la plupart des pays latino-américains (elle est devenue le premier client du Brésil) alors que l’Amérique latine pèse peu dans ceux de la Chine.

Un modèle de développement différent

En Chine, le PIB par tête mesuré au taux de change courant a été multiplié par un peu plus de 22 entre 1980 et 2011, passant de 220 dollars en 1980 à 4930 dollars en 2011, et exprimé au taux de parité de pouvoir d’achat (PPA), il a été multiplié par 33. La baisse de la pauvreté, mesurée de manière absolue, est impressionnante (voir tableau ci-dessous). Cependant l’augmentation très rapide des inégalités de revenus contrecarre partiellement les effets positifs d’un fort taux de croissance sur la réduction de la pauvreté, celle-ci se poursuivant mais à un rythme plus réduit. L’aggravation des inégalités est source de fortes frustrations et à l’origine de nombreuses luttes sociales.

L’originalité du modèle chinois réside dans sa capacité à marier l’eau et le feu : le socialisme et le marché. La Chine se caractérise par l’importance de son secteur public, soumis à une modernisation financée par des crédits à taux d’intérêt très faibles, quitte à pratiquer une « répression financière » vis-à-vis du secteur privé devant emprunter à taux d’intérêt élevés. Elle se caractérise également par l’ampleur des subventions versées aux entreprises publiques, par les prix faibles des facteurs de production (le travail, l’achat de matières premières et l’énergie). Elle se caractérise enfin par des facilités accordées pour acheter des entreprises étrangères - dans le but de s’approprier les technologies les plus récentes-, par une politique protectionniste via le maintien d’un taux de change déprécié et l’exclusion de facto des entreprises étrangères dans les appels d’offre publics. L’originalité de ce modèle se fonde sur l’articulation des forces sociales sous l’égide du Parti Communiste : entrepreneurs des secteurs publics et privés appartenant le plus souvent au Parti, monde du travail avec ses différenciations de plus en plus fortes entre campagne et ville, entre travailleurs qualifiés et non qualifiés, entre travailleurs résidents et travailleurs sans permis ( sans le « Hukou »), ces derniers- dénommés « mijongs » - ne bénéficiant que très faiblement d’avantages sociaux.

L’originalité de ce modèle se fonde également :

Sur la capacité de l’État central à maintenir un contrôle et une harmonie avec les gouvernements de provinces en impulsant la décentralisation économique.

Sur la concentration politique.

Sur une croissance élevée de nature à légitimer, malgré les inégalités croissantes et l’essor de la corruption, le maintien d’un régime autoritaire.

L’intervention massive de l’État, la vulnérabilité des entrepreneurs privés et publics, la corruption, la surexploitation des travailleurs, notamment des « sans-papiers », sont des particularités de ce modèle. En fait, on est en présence d’un double processus d’accumulation primitive, le premier, au sens de Marx avec l’afflux de paysans pauvres dans les villes et quasiment sans droits, en voie d’épuisement, le second plus complexe avec la spoliation des épargnants par des taux d’intérêt très faibles, voire négatifs, et l’octroi de crédit à bas taux à des entreprises sélectionnées, publiques et privées. Pour les économistes et politistes chinois ce régime ne se fonde pas sur une légitimité idéologique mais sur son efficacité. On se rappelle alors le mot de Deng Xiaoping : « peu importe que le chat soit blanc ou noir du moment qu’il attrape les souris ».

Réduction de la pauvreté

En Chine, dans les années 1950 à 1970, le système social était peu inégalitaire mais le taux de pauvreté était très important. A la fin des années 1970, avec le décollage de la croissance, les inégalités s’accroissent. Dans un premier temps, la croissance élevée ainsi que le bas niveau des inégalités vont permettre une baisse rapide et importante de la pauvreté. Dans un second temps, la hausse du niveau des inégalités, la poursuite de l’accroissement de ces inégalités va de plus en plus freiner la réduction de la pauvreté, l’effet positif de la croissance étant de plus en plus freiné par le jeu des inégalités. La baisse de la pauvreté en Chine est réelle et importante, y compris en zone rurale. Elle tend cependant à ralentir alors que se multiplie le nombre de milliardaires en dollars, ces derniers passant selon Forbes de 69 à 115 personnes entre 2010 et 2012.

Suite à de très nombreuses émeutes de paysans et d’ouvriers, surexploités, non payés ou avec retard, refusant les conditions de travail indignes imposées, le gouvernement chinois a joué la carte de l’apaisement craignant que ces « explosions de colère » suscitent des formes organisationnelles indépendantes, non acceptables par le gouvernement. Parallèlement le gouvernement chinois a facilité la migration de travailleurs chinois vers plusieurs pays avec trois objectifs : 1/desserrer dans certaines régions la contrainte démographique rapportée à l’insuffisance de terres, 2/ consolider une diaspora de nature à faciliter la venue d’autres migrants, 3/ consolider enfin la présence de la Chine dans nombre de pays.

Questions en suspens

En Chine, un ensemble de facteurs défavorables jouent en faveur d’un ralentissement plus prononcé de l’activité économique, voire d’une crise :

Des débouchés extérieurs moins dynamiques et des difficultés de passer d’une spécialisation reposant sur l’exportation de produits à basse intensité technologique à des exportations plus sophistiqués.

Une certaine incapacité à passer d’un modèle de développement à un autre reposant davantage sur la dynamique du marché intérieur, malgré l’essor des classes moyennes.

Des investissements trop élevés et le coût croissant des capacités de production oisives.

Des difficultés croissantes à maitriser les conflits sociaux tout en maintenant la suprématie du Parti Communiste chinois.

Une certaine opacité des décisions gouvernementales favorisant une corruption incontrôlable.

A l’inverse, si la Chine parvient à maitriser le changement de régime de croissance, en jouant sur la consommation intérieure notamment sur celle des classes moyennes plutôt que sur l’investissement et les exportations, leurs taux de croissance n’atteindraient probablement pas les mêmes niveaux que dans le passé et leurs importations de biens de consommation durables augmenteraient.

Les défis de la Chine2

Samir Amin

La première qualification qui s’impose à l’analyste de la réalité chinoise est : capitalisme d’État. Soit, mais cette qualification demeure vague et superficielle tant qu’on en n’analyse pas les contenus précis. Il s’agit de capitalisme au sens que le rapport auquel les travailleurs sont soumis par les pouvoirs qui organisent la production est analogue à celui qui caractérise le capitalisme : travail soumis et aliéné, extraction de sur travail. Des formes brutales à l’extrême d’exploitation des travailleurs – dans les mines de charbon, dans les cadences infernales des ateliers qui emploient de la main d’œuvre féminine – existent en Chine. C’est un scandale pour un pays qui se prétend vouloir avancer sur la route du socialisme. Néanmoins la mise en place d’un régime de capitalisme d’État est incontournable ; et le demeurera partout. Les pays capitalistes développés ne pourront pas eux-mêmes s’engager dans une voie socialiste (qui n’est pas à l’ordre du jour du visible aujourd’hui) sans passer par cette étape première. Elle constitue la phase préliminaire à l’engagement éventuel de la société qui se libère du capitalisme historique sur la longue route au socialisme/communisme. La socialisation et la réorganisation du système économique à tous ses niveaux, de l’entreprise (l’unité élémentaire) à la nation et au monde exigent la poursuite de longs combats pendant un temps historique qui ne peut être raccourci. Au-delà de cette réflexion préliminaire il nous faut donc qualifier concrètement le capitalisme d’État en question, par la mise en relief de la nature et du projet de l’État concerné. Car il y a non pas un mais des capitalismes d’État différents. Le capitalisme d’État de la France de la Ve République de 1958 à 1975 par exemple était conçu pour servir et renforcer les monopoles privés français, pas pour engager le pays sur la voie du socialisme. Le capitalisme d’État chinois a été construit pour la réalisation de trois objectifs :

La construction d’un système productif industriel moderne intégré et souverain.

La gestion du rapport de ce système avec la petite production rurale.

Le contrôle de l’insertion de la Chine dans le système mondial, lui-même dominé par les monopoles généralisés de la triade impérialiste (États Unis, Europe, Japon).

La poursuite de ces trois objectifs prioritaires est incontournable. Elle permet éventuellement d’avancer sur la longue route au socialisme ; mais simultanément elle renforce des tendances à sortir de celle-ci pour s’engager dans la voie d’un développement capitaliste tout court. Il faut accepter que ce conflit soit inévitable et toujours présent. La question qui se pose est alors : les options concrètes de la Chine favorisent-elles l’engagement dans l’une ou l’autre de ces deux voies ?

Le capitalisme d’État chinois est passé, dans sa première phase (1954-1980), par la nationalisation de toutes les entreprises de production (associée à la nationalisation des terres agricoles), grandes et mêmes petites. Il s’est ensuite ouvert à l’initiative de l’entreprise privée, nationale et/ou étrangère, et a procédé à la libéralisation de la petite production rurale et urbaine (petite entreprises, commerce, services). Mais il n’a pas dé- nationalisé les grandes industries de base et le système du crédit mis en place à l’étape maoïste, même s’il en a révisé les formes de l’organisation de son insertion dans une économie de « marché ». Cette option est allée de pair avec la mise en place de moyens de « contrôle » de l’initiative privée et de l’association éventuelle avec le capital étranger. Il reste à savoir dans quelle mesure ces moyens remplissent les fonctions qui leur ont été attribué, ou au contraire s’ils ne sont pas devenus des coquilles vides, la collusion avec le capital privé (par la « corruption » des cadres) l’ayant emporté.

Toujours est-il que ce que le capitalisme d’État chinois a réalisé entre 1950 et 2012 est tout simplement fabuleux. Il est en effet parvenu à construire un système productif moderne intégré souverain à la mesure de ce pays gigantesque, qui ne peut plus être comparé qu’avec celui des États Unis. Il est parvenu à sortir de la dépendance technologique étroite des origines (importations de modèles soviétiques puis occidentaux) par le développement de sa propre capacité de générer l’invention technologique. Mais il n’a pas (encore ?) amorcé même la réorganisation du travail dans la perspective de la socialisation de la gestion économique. Le Plan – et non pas « l’ouverture » – est demeurée le moyen central de la mise en œuvre de cette construction systématique.

Le succès même – et non l’échec – de cette première phase exigeait une révision des moyens de la poursuite du projet de développement accéléré. Et « l’ouverture » – à l’initiative privée – à partir de 1980 mais surtout de 1990 – était nécessaire, si l’on voulait éviter l’enlisement qui a été fatal à l’URSS. En dépit du fait que cette ouverture ait coïncidé avec le triomphe mondialisé du néo-libéralisme – avec tous les effets négatifs de cette coïncidence sur laquelle je reviendrai – l’option en faveur d’un « socialisme de marché », ou mieux d’un « socialisme avec marché » comme fondement de cette seconde phase de développement accéléré se justifie largement, à mon avis.

Le résultat de ce choix est, encore une fois, simplement fabuleux. En quelques décennies la Chine a construit une urbanisation industrielle et productive qui rassemble 600 millions d’êtres humains – dont les deux tiers ont été urbanisés au cours des deux dernières décennies (presque la population de l’Europe !). Redevable au Plan et non au marché. La Chine dispose désormais d’un véritable système productif souverain. Aucun pays du Sud (sauf la Corée et Taïwan) n’y est parvenu. En Inde, au Brésil, il n’existe que quelques éléments disparates d’un projet souverain de même nature ; rien de plus. Les modalités de conception et de mise en œuvre du Plan, dans les conditions nouvelles, ont été transformées. Le Plan reste impératif pour ce qui concerne les gigantesques investissements d’infrastructure exigées par le projet : loger 400 millions d’urbains nouveaux dans des conditions convenables, construire un réseau d’autoroutes, de routes, de chemins de fer, de barrages et de centrales électriques, sans pareils. Désenclaver toutes les campagnes chinoises ou presque. Transférer le centre de gravité du développement des régions côtières à l’Ouest continental.

Le capitalisme d’État chinois a intégré dans son projet de développement des dimensions sociales (je ne dis pas « socialistes ») visibles. Ces objectifs étaient déjà présents à l’époque maoïste : éradication de l’illettrisme, santé élémentaire pour tous etc. Dans le premier moment de la phase post maoïste (les années 1990) la tendance a été sans doute à négliger la poursuite de ces efforts. Mais on doit constater que la dimension sociale du projet a depuis reconquis sa place et que, en réponse aux mouvements sociaux – actifs et puissants – elle est appelée à progresser davantage. La nouvelle urbanisation n’a de pareil dans aucun autre pays du Sud : il y a certes des quartiers « chics » et d’autres qui ne le sont pas ; mais il n’y a pas de bidonvilles dont l’extension est continue partout ailleurs dans les villes du tiers monde.

L’insertion dans la mondialisation capitaliste

Dire, comme on l’entend ad nauseam, que le succès de la Chine doit être attribué à l’abandon du maoïsme (dont « l’échec » aurait été patent), à l’ouverture extérieure et aux entrées de capitaux étrangers, est tout simplement idiot. La construction maoïste a mis en place les fondements sans lesquels l’ouverture ne se serait pas soldée par le succès qu’on connait. La comparaison avec l’Inde, qui n’a pas fait de révolution comparable, le démontre. Dire que le succès de la Chine est principalement (et même « intégralement ») redevable aux initiatives du capital étranger est non moins idiot. Ce n’est pas le capital des multinationales qui a construit le système industriel chinois, réalisé les objectifs de l’urbanisation et de l’infrastructure. Le succès est redevable à 90% au projet chinois souverain. Certes l’ouverture aux capitaux étrangers a rempli des fonctions utiles : accélérer l’importation des technologies modernes. Mais par ses formules de partenariat la Chine a absorbé ces technologies et en maîtrise désormais le développement. Rien d’analogue ailleurs, même en Inde ou au Brésil, a fortiori en Thaïlande, Malaisie, Afrique du Sud et autres.

L’insertion de la Chine dans la mondialisation est demeurée, au demeurant, partielle et contrôlée (ou au moins contrôlable si on le veut). La Chine est demeurée en dehors de la mondialisation financière. Son système bancaire est intégralement public et replié sur le marché du crédit interne au pays. La gestion du yuan relève toujours de la décision souveraine de la Chine. De surcroît la Chine conserve une réserve considérable de déploiement de son système de crédit public. La dette publique reste négligeable comparée aux taux d’endettement jugés intolérables aux États-Unis, en Europe, au Japon comme dans beaucoup de pays du Sud. La Chine peut donc accélérer l’expansion de ses dépenses publiques sans danger grave d’inflation.

L’attraction des capitaux étrangers dont la Chine a bénéficié n’est pas à l’origine du succès de son projet. C’est au contraire le succès de ce projet qui a rendu l’investissement en Chine attractif pour les transnationales occidentales. Le capital transnational n’est guère attiré ici que pour piller les ressources naturelles du pays. Ou pour y délocaliser des productions et bénéficier de la main d’œuvre à bon marché. Sans pour autant qu’il n’y ait transfert de technologie, effets d’entraînement et insertion des unités délocalisées dans un système productif national, toujours inexistant (comme au Maroc et en Tunisie). Ou encore pour y opérer une razzia financière et permettre aux banques impérialistes de déposséder les épargnants nationaux, comme ce fut le cas au Mexique, en Argentine et en Asie du Sud-est. En Chine par contre les investissements étrangers peuvent certes bénéficier de la main d’œuvre à bon marché et faire de beaux profits, à condition que leurs projets s’insèrent dans celui de la Chine et permette le transfert de technologie.

Puissance émergente

Personne ne doute que la Chine soit une puissance émergente. Pour ma part j’avance que si la Chine est bien une puissance émergente c’est précisément parce qu’elle n’a pas choisi la voie capitaliste de développement pure et simple ; et que, en conséquence, si elle venait à s’y rallier son projet d’émergence lui-même serait mis en danger sérieux d’échec. La thèse que je soutiens implique le refus de l’idée que les peuples ne peuvent pas « sauter » par-dessus la succession nécessaire d’étapes successives nécessaires et donc que la Chine doit passer par celle d’un développement capitaliste avant que ne se pose la question de son avenir socialiste éventuel. Le débat sur cette question entre les différents courants du marxisme historique n’a jamais été conclu. Marx était resté hésitant sur cette question. On sait qu’au lendemain même des premières agressions européennes (les guerres de l’opium) il écrivait : la prochaine fois que vous enverrez vos armées en Chine elles seront accueillies par une banderole : « Attention, vous êtes aux frontières de la République bourgeoise de Chine ». Intuition magnifique et confiance dans la capacité du peuple chinois à répondre au défi, mais en même temps erreur car en fait : « vous êtes aux frontières de la République populaire de Chine ». Mais on sait que, concernant la Russie, Marx ne rejetait pas l’idée de sauter l’étape capitaliste (voir sa correspondance avec Vera Zassoulitch). Aujourd’hui on pourrait croire que le premier Marx avait raison et que la Chine est bien sur la route du développement capitaliste.

Mao a compris – mieux encore que Lénine – que la voie capitaliste ne mènerait à rien et que la résurrection de la Chine ne pourrait qu’être l’œuvre des communistes. Les Empereurs Qing de la fin du XIXe siècle, puis Sun Yatsen et le Kuo Min Tang avaient déjà nourri le projet de résurrection chinoise, en réponse au défi de l’Occident. Mais ils n’imaginaient pas d’autre voie que celle du capitalisme et ne disposaient pas de l’équipement intellectuel qui leur aurait permis de comprendre ce qu’est réellement le capitalisme et pourquoi cette voie était fermée pour la Chine, comme pour toutes les périphéries du système capitaliste mondial. Mao, marxiste indépendant d’esprit, l’a compris. Et plus que cela, Mao a compris que cette bataille n’était pas gagnée d’avance – par la victoire de 1949 – et que le conflit entre l’engagement sur la longue route du socialisme, condition de la renaissance de la Chine et le retour au bercail capitaliste occuperait tout l’avenir visible.

La Chine n’est pas engagée sur une voie particulière depuis 1980 seulement, mais depuis 1950, bien que cette voie soit passée par des phases contrastées par beaucoup d’aspects. La Chine a développé un projet souverain cohérent qui lui est propre et qui n’est certainement pas celui du capitalisme dont la logique exige que la terre agricole soit traitée comme un bien marchand. Ce projet demeure souverain tant que la Chine reste hors de la mondialisation financière contemporaine. Que le projet chinois ne soit pas capitaliste ne signifie pas qu’il « est » socialiste ; mais seulement qu’il permet d’avancer sur la longue route du socialisme. Néanmoins il est également toujours menacé de dérive qui l’en éloigne et finisse par l’intégrer dans un retour pur et simple au capitalisme.

Le succès de l’émergence de la Chine est intégralement le produit de ce projet souverain. Dans ce sens la Chine est le seul pays authentiquement émergent (avec la Corée et Taïwan dont on dira un mot plus loin). Aucun des nombreux autres pays auxquels la Banque Mondiale a décerné un certificat d’émergence ne l’est réellement. Car aucun de ces pays ne poursuit avec persévérance un projet souverain cohérent. Tous adhérent aux principes fondamentaux du capitalisme pur et simple, y compris pour ce qui est de segments éventuels de leur capitalisme d’État. Tous ont accepté de se soumettre à la mondialisation contemporaine dans toutes ses dimensions, y compris financière.

Certes la croissance de l’inégalité se manifeste partout – y compris en Chine ; mais cette observation reste superficielle et trompeuse. Car une chose est inégalité dans la répartition des bénéfices d’un modèle de croissance qui néanmoins n’écarte personne (et même s’accompagne de la réduction des poches de pauvreté – c’est le cas en Chine) ; autre chose est l’inégalité associée à une croissance qui ne profite qu’à une minorité (de 5 à 30% de la population selon les cas) tandis que le sort des autres demeure désespéré. L’inégalité qui se manifeste par l’existence de quartiers de villas luxueuses d’une part et d’ensembles de logements convenables pour les classes moyennes et les classes populaires d’autre part n’est pas celle qui se manifeste par la juxtaposition de quartiers riches, d’ensembles réservés aux classes moyennes et de bidonvilles pour la majorité. Les coefficients de Gini sont valables pour mesurer le changement d’une année sur l’autre dans un système dont la structure est donnée. Mais dans la comparaison internationale entre des systèmes de structures différentes ils perdent leur sens, comme toutes les autres mesures des grandeurs macro-économiques de la comptabilité nationale. Les pays émergents (autres que la Chine) sont bien des « marchés émergents », ouverts à la pénétration des monopoles de la triade impérialiste. Ces marchés permettent à ceux-ci de soutirer à leur bénéfice une part considérable de la plus-value produite dans les pays en question. La Chine est autre ; c’est une nation émergente dont le système permet de conserver en Chine l’essentiel de la plus-value qui y est produite.

Grands succès, grands défis

Pour comprendre la nature des défis auxquels la Chine est confrontée aujourd’hui il est indispensable de savoir que le conflit entre le projet souverain chinois tel qu’il est et celui de l’impérialisme nord-américain et de ses alliés subalternes européens et japonais est appelé à croître en intensité. Les domaines du conflit sont multiples : le contrôle par la Chine des technologies modernes, l’accès aux ressources de la Planète, le renforcement des capacités militaires de la Chine, la poursuite de l’objectif de reconstruction de la politique internationale sur la base de la reconnaissance des droits souverains des peuples à choisir leur système politique et économique. La stratégie politique des États Unis s’est assigné l’objectif du contrôle militaire de la Planète, seul moyen pour Washington de conserver les avantages que lui confère son hégémonie. Les guerres préventives engagées au Moyen Orient constituent le préliminaire à la guerre préventive (nucléaire) contre la Chine, envisagée froidement comme éventuellement nécessaire par l’establishment nord-américain, « avant qu’il ne soit trop tard ». Simultanément Washington s’emploie à manœuvrer pour amadouer les ambitions éventuelles de la Chine et des autres pays qualifiés d’émergents par la création du G 20, destiné à donner aux pays concernés l’illusion que leur adhésion à la mondialisation libérale servirait leurs intérêts.

La seule réponse efficace possible à cette stratégie doit marcher sur deux jambes : (i) renforcer les capacités militaires de la Chine et les doter d’une puissance de riposte dissuasive ; (ii) poursuivre avec ténacité l’objectif de la reconstruction d’un système politique international polycentrique, respectueux de toutes les souverainetés nationales, et agir dans ce sens pour la réhabilitation de l’ONU marginalisée par l’OTAN. J’insisterai sur l’importance décisive de cet objectif qui implique la reconstruction prioritaire d’un « front du Sud » (Bandung 2 ?) capable de soutenir les initiatives indépendantes des peuples et des États du Sud. Il implique à son tour que la Chine prenne conscience qu’elle n’a pas les moyens d’un éventuel absurde alignement sur les pratiques prédatrices de l’impérialisme (le pillage des ressources naturelles de la Planète), faute de puissance militaire analogue à celle des États Unis, laquelle constitue en dernier ressort la garantie du succès des projets impérialistes. La Chine par contre a beaucoup à gagner en développant son offre de soutien à l’industrialisation des pays du Sud, que le Club des « donateurs » impérialistes s’emploie à rendre impossible.

L’autre volet du défi concerne la question de la démocratisation de la gestion politique et sociale du pays. Mao avait conçu et mis en œuvre un principe général de la gestion politique de la Chine nouvelle qu’il avait résumé dans les termes suivants : rassembler la gauche, neutraliser (j’ajoute : et non éliminer) la droite, gouverner au centre gauche. Il s’agit là, à mon avis, de la meilleure manière de concevoir d’une manière efficace la progression par avancées successives, comprises et soutenues par les grandes majorités. Mao avait donné de cette manière un contenu positif au concept de démocratisation de la société, associé au progrès social sur la longue route au socialisme. Il en avait formulé la méthode de mise en œuvre : « la ligne de masse » (descendre dans les masses, apprendre de leurs luttes, remonter aux sommets du pouvoir). La question de la démocratisation associée au progrès social – par contraste avec la « démocratie » dissociée du progrès social (et même fréquemment associée à la régression sociale) – ne concerne pas seulement la Chine, mais tous les peuples de la Planète. Les méthodes à mettre en œuvre pour y parvenir ne peuvent être résumées dans une formule unique, valable en tout temps et tous lieux. En tout cas la formule offerte par la propagande médiatique occidentale – pluripartisme et élections – est tout simplement à rejeter. La « ligne de masse » constituait le moyen de produire le consensus sur des objectifs stratégiques successifs, en progression continue. Elle fait contraste avec le « consensus » obtenu dans les pays occidentaux par la manipulation médiatique et la farce électorale, ce consensus n’étant rien d’autre que l’alignement sur les exigences du pouvoir du capital.

Mais aujourd’hui par où commencer pour reconstruire l’équivalent d’une nouvelle ligne de masse dans les conditions nouvelles de la société ? La tâche n’est pas facile. Les objectifs de la re-politisation et la création des conditions favorables à l’invention de réponses nouvelles ne peuvent être obtenus par des campagnes de « propagande ». Ils ne peuvent être impulsés qu’à travers la poursuite des luttes sociales, politiques et idéologiques. Cela implique la reconnaissance préalable de la légitimité de ces luttes, une législation fondée sur les droits collectifs – d’organisation, d’expression et de prises d’initiatives. Cela implique que le parti lui-même s’engage dans ces luttes ; autrement dit réinventer la formule maoïste de la ligne de masse. La re-politisation n’a pas de sens si elle n’est pas associée à des procédures qui favorisent la conquête graduelle de responsabilité des travailleurs dans la gestion de leur société à tous les niveaux – l’entreprise, la localité, la nation. Un programme de ce genre n’exclut pas la reconnaissance des droits de la personne individuelle. Au contraire il en suppose l’institutionnalisation. Sa mise en œuvre permettrait de réinventer des formules nouvelles de l’usage de l’élection pour le choix des responsables.

La Chine et les pièges du développement3

Wen Tiejun et Xue Cui

Parmi tous les pays comptant une population aborigène de plus de 100 millions, la Chine est le seul pays en voie de développement à avoir accompli le processus d’accumulation primitive du capital industriel. Le processus implique certes l’extraction de plus-value du secteur agricole pour servir l’accumulation industrielle, mais sa principale dynamique réside dans les changements de données du paysage géopolitique et économique à l’échelle mondiale. Grâce à ces changements, la Chine a profité de fonds venant de l’étranger pour surmonter toutes sortes de pénuries. Cela dit, le pays a dû, à plusieurs reprises, faire face au danger des « pièges du développement »

C’est pour cela que nous pouvons parler de l’« énigme chinoise » : après le retrait brutal de l’investissement soviétique à la fin des années 1950, la Chine a pu poursuivre son industrialisation et même, en remboursant ses dettes, briser la dépendance politique et économique qui est généralement celle des pays en voie de développement envers leurs « suzerains ». Au cours de ses soixante années d’existence, la Chine a, en effet, affronté plusieurs crises économiques graves, mais à chaque fois, elle a réussi à empêcher l’explosion sociale et politique et à éviter de tomber dans les « pièges du développement ». Comment peut-on expliquer cette énigme ?

Voici mon hypothèse : le manque de fonds domestique oblige tout pays en voie de développement à mettre en place une politique favorable à l’introduction de capitaux étrangers, la Chine ne fait pas exception. Depuis ces soixante dernières années, on peut constater que ceux qui représentent les intérêts du secteur urbain où se concentrent les capitaux industriels ont exercé une influence nettement plus grande sur les décisions du gouvernement que ceux représentant le monde rural. Même lorsque le gouvernement central a décidé, à un moment donné, d’adopter une politique favorable au développement du monde rural, son application s’est avérée très difficile. Par ailleurs, comparée aux villes modernes, la campagne chinoise a relativement peu évolué. En effet, les crises économiques, élément endogène de la civilisation industrielle, ont toujours éclaté dans les zones urbaines. Si on essaie d’évaluer l’impact qu’une crise économique peut avoir sur une ville, sur son processus d’industrialisation et sur le développement social de la Chine en général, il faudra examiner à quel point le coût de cette crise pourrait être reporté sur le secteur agricole et sur les paysans. Car la Chine, contrairement aux États-Unis, ne peut transférer ni le coût ni les conséquences de la crise à l’étranger. Autrement dit, lorsqu’une crise économique survient, la Chine est capable d’en répartir et absorber les coûts économiques et sociaux divers à l’intérieur du pays, grâce à la construction d’une structure institutionnelle binaire d’articulation entre la campagne et la ville. Ainsi, un processus d’industrialisation ininterrompu a pu être maintenu, mais à quel prix ?

Au cours de ce processus de développement industriel, on peut remarquer que seul le transfert du prix de la crise au monde rural permet au secteur industriel urbain en crise de réaliser un « atterrissage en douceur » et le système existant de se maintenir. En revanche, si un tel transfert n’est pas possible, le secteur industriel urbain connaît alors un « atterrissage brutal », accompagné d’une importante réforme du système fiscal et économique.

En d’autres termes, durant soixante ans et notamment depuis les réformes économiques lancées il y a trente ans, le monde rural chinois (y compris l’agriculture, les paysans et les zones rurales qu’on appelle san nong, les trois éléments du monde rural) a joué un rôle crucial dans l’absorption du choc que produit chaque crise économique cyclique (une crise se produit environs tous les dix ans). Cette constatation nous a servi de fil conducteur pour comprendre les huit crises que la Chine a successivement connues durant ses soixante ans d’industrialisation. Nous allons maintenant nous intéresser particulièrement à la dernière crise économique, celle de 2008.

Depuis 2003, la forte croissance économique chinoise va de pair avec l’entrée de l’économie mondiale dans sa période d’expansion. Entre 2003 et 2007, la Chine a maintenu un taux de croissance à deux chiffres en accroissant la dépendance de son économie au marché international, et cela pour plusieurs raisons : une surcapacité de production domestique, une demande intérieure encore faible et une augmentation de la demande extérieure suite à l’afflux de fonds étrangers dans le secteur manufacturier. En 2006, le taux de dépendance extérieure de la Chine s’est élevé à 66 % alors qu’entre 1980 et 2001, les pays comme les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Allemagne ont enregistré des taux relativement stables qui varient entre 14 % et 20 %.

Ces chiffres, en dépit des différences de données statistiques qui peuvent exister entre ces pays, montrent bien une dépendance accrue de l’économie chinoise vis-à-vis du commerce international. Dans ce contexte, lors du 16e Congrès national du Parti Communiste Chinois, le gouvernement a souligné, dans son rapport annuel, l’importance stratégique des zones rurales dans « la construction d’une société de xiao kang (la prospérité modeste) ». Trois ans après, lors du 5e plénum du comité central du PCC issu du 16e Congrès en octobre 2005, « la construction de la nouvelle campagne socialiste » a été désignée comme la première tâche stratégique du pays. En 2007, les autorités chinoises ont réaffirmé l’importance des san nong (les trois éléments du monde rural) durant le 17e Congrès national du PCC.

Depuis, une série de mesures en faveur du développement du monde rural a vu le jour, accompagnée d’un transfert de fonds vers le secteur rural. Selon les estimations, l’État a investi au total 3 096 752 milliards de RMB entre 2003 et 2009, soit en moyenne 15 000 RMB par foyer rural ou 2 500 RMB par an. L’arrivée massive de l’argent dans ce secteur a considérablement augmenté le montant de la ressource rurale de capital (rural capital pool). En même temps, l’investissement dans les infrastructures a créé un grand nombre d’emplois non agricoles dans les zones rurales, permettant ainsi de restaurer la fonction régulatrice de la ressource rurale de main-d’œuvre (rural labor pool).

Ces mesures ont également stimulé la demande intérieure du pays par l’accroissement de la consommation du monde rural. Si au niveau du district et inférieur, l’augmentation annuelle du volume de ventes du commerce de détail dans les zones rurales est seulement de 100 milliards de RMB environ entre 2000 et 2003, ce chiffre a doublé en 2004 pour atteindre 231,2 milliards de RMB. En juillet 2005, on a enregistré une hausse de 148 milliards de RMB par rapport au même mois de l’année précédente. Selon certains chercheurs, la politique stratégique de la reconstruction de la campagne chinoise permettrait d’engendrer une croissance du volume de ventes du commerce de détail de plus de 400 milliards de RMB en moyenne chaque année entre 2006 et 2010, soit une augmentation de 2 % du PIB. Enfin, l’introduction de ressources considérables dans le secteur rural a sensiblement soulagé la tension, due aux conflits économiques divers, entre les paysans et les autorités locales. La stabilisation sociale est une condition nécessaire préparant le monde rural chinois à recevoir et absorber le choc d’une éventuelle crise économique dans le futur.

En effet, la crise financière de 2007 n’a pas épargné l’économie chinoise déjà fragilisée par un déséquilibre important. Les secteurs dépendants de l’exportation sont effectivement les plus touchés : la contribution des exportations à la croissance du PIB a chuté de 2,6 % en 2007 à 0,8 % en 2008. Par ailleurs, après la crise des subprimes, la Chine a subi une forte inflation importée, suite à l’afflux de capitaux mondiaux vers les marchés à termes de marchandises suscitant une hausse du prix des matières premières. L’IPP (indice des prix à la production [N.D.T.]) du pays est passé de 5.4 % en 2007 à 8.1 % en 2008. Parallèlement, son IPC (indice des prix à la consommation [N.D.T.]) mensuel a atteint 8.7 %. Après une série d’interventions directes du gouvernement, le taux de croissance économique est maintenu à 9 % en Chine pour l’année 2008, chiffre qui représente une baisse considérable par rapport aux années précédentes.

La réponse des autorités chinoises à cette crise économique importée consiste à stimuler la demande intérieure par le lancement progressif d’un vaste plan d’investissement public doté d’un budget global de 4 000 milliards de RMB (environ 1 180 milliards de RMB accordés directement par le gouvernement central), prévu pour fin 2010. En effet, 400 milliards d’argent public ont déjà été versés à la fin du 4e trimestre de l’année 2008 dont 120 milliards proviennent directement du gouvernement central. À première vue, il s’agit d’une méthode plutôt classique, déjà utilisée lors des crises précédentes. Il y a pourtant une différence importante au niveau des domaines d’investissement prioritaires ciblés par le gouvernement central chinois : durant la crise de 1998, ce dernier a principalement investi dans les infrastructures alors que dix ans après, il a diversifié ses investissements et les a répartis entre de nombreux secteurs. Parmi ces 120 milliards de RMB accordés par le gouvernement central fin 2008, nous pouvons compter 10 milliards pour la construction de logements sociaux, 34 milliards pour l’amélioration des conditions de vie dans les zones rurales, 25 milliards pour d’importants projets d’infrastructure comme la construction de chemins de fer, d’autoroutes et d’aéroports, 13 milliards pour le système de santé, l’éducation et la culture, 12 milliards pour l’écologie et la protection de l’environnement, 6 milliards pour le soutien à la création d’entreprises et l’ajustement de la structure industrielle ainsi que 20 milliards consacrés aux projets de reconstruction après le séisme du Sichuan (2008). Il est clair qu’une grande partie de l’argent du gouvernement central est investie dans l’amélioration du bien-être de la population dont un tiers aux projets ruraux.

Les investissements colossaux et de longue durée ont favorisé la création, dans les zones rurales situées au centre et à l’ouest du pays, d’un nombre très important d’emplois non agricoles, permettant ainsi d’absorber à temps l’afflux massif de travailleurs d’origine rurale après la fermeture d’usines côtières touchées par la crise économique mondiale. Par conséquent, les problèmes de chômage et d’insécurité dans les zones urbaines ont pu être contenus. Enfin, la création d’emplois non agricoles dans les zones rurales constitue une alternative importante pour la nouvelle génération de jeunes ruraux qui n’ont plus de terre à cultiver. Selon les données statistiques publiées par les autorités concernées, en 2009, 25 millions de travailleurs migrants sont au chômage suite à une vague de fermetures d’usines situées sur la côte chinoise, touchées par la crise économique mondiale. Entre janvier et septembre 2008, 15 000 PME font faillite dans la province de Guangdong. La plupart d’entre elles étaient spécialisées dans la confection, le textile, la production de composants électroniques et la fabrication de produits plastiques, etc. Les travailleurs des secteurs manufacturiers et de la construction (BTP) sont les plus touchés par la crise (71, 3 %).

On peut ainsi conclure, à partir de l’analyse de cette dernière crise économique, que les sannong ont encore une fois servi de vecteur permettant un atterrissage en douceur de la crise. Il faut pourtant préciser que la mise en place d’une série de mesures en faveur du développement rural, accompagné d’investissements massifs, a pu préalablement préparer le monde rural à la venue de la crise, contrairement aux méthodes brutales utilisées précédemment qui consistent simplement à laisser la campagne subir le choc de la crise afin de protéger le secteur industriel urbain.

Quand la Chine bouleverse la géopolitique4

Pierre Rousset

La Chine n’est pas un « pays émergent », mais une puissance émergée. Elle n’est pas un « sous-impérialisme » assurant l’ordre dans sa région, mais un impérialisme « en constitution ». La nouvelle bourgeoisie chinoise vise à jouer dans la cour des plus grands. Le succès de son entreprise est loin d’être assuré, mais cette ambition commande sa politique internationale, économique comme militaire. Des « sous-impérialismes » existent bel et bien aujourd’hui encore, mais les conditions d’émergence de la puissance chinoise sont tellement différentes des États dont on parlait alors qu’il est douteux que le même terme permette de comprendre cette spécificité.

L’actuel régime chinois a certes contribué à étendre la sphère d’accumulation du capital international, il s’est intégré à la mondialisation et à la financiarisation économique, il a légitimé l’ordre dominant en adhérant à l’OMC combattue par tous les mouvements sociaux progressistes, il a fourni aux transnationales une main d’œuvre sans droit et corvéable à merci (les migrants de l’intérieur) – toutes choses qui font partie du rôle traditionnellement assigné aux sous-impérialismes. Ce faisant, la Chine aurait pu redevenir un pays dominé comme les autres, sous la coupe des puissances impérialistes traditionnelles. Cette possibilité était perceptible au tournant des années 2000, mais la direction du PCC et le nouveau capitalisme bureaucratique chinois en ont décidé autrement. Ils avaient la capacité de le faire grâce à l’héritage de la révolution maoïste : les liens de dépendance vis-à-vis de l’impérialisme avaient été rompus, ce qui n’est vrai d’aucun autre membre du BRICS à part la Russie – et à la différence de cette dernière, le parti au pouvoir a su piloter en continuité le processus de transition capitaliste, bouleversant profondément la structure de classe du pays.

Ce n’est pas pour dire que les autres États plus ou moins qualifiés de sous-impérialismes (du Brésil à l’Arabie saoudite, de l’Afrique du Sud à Israël) ne sont que des pions dans les mains de Washington. Mais la logique dans laquelle la politique internationale de Pékin s’inscrit est qualitativement différente. Quand le Brésil envoie des troupes en Haïti, ou l’Inde au Sri Lanka, ils jouent leur rôle de gendarmes régionaux de l’ordre mondial. En Asie orientale, la Chine a engagé un bras de fer avec le Japon – ce qui n’est pas du tout la même chose – et lance ce faisant un défi aux États-Unis : déjà membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et détentrice officielle de l’arme nucléaire, elle postule à un plein statut de puissance.

Pour servir ses ambitions nouvelles, Pékin bénéficie d’une base économique bien supérieure à celle de la Russie qui dépend plus exclusivement de ses capacités militaires. La place de la Chine dans l’économie globale a cru de façon rapide, impressionnante. Jusqu’où ira cette montée puissance ? En termes absolus, la Chine possède depuis 2010 le deuxième produit intérieur brut du monde, derrière celui des États-Unis, mais devant ceux du Japon ou de l’Allemagne. Si les tendances actuelles se prolongeaient, elle pourrait sur ce plan prendre la première place dans quelques années, selon le FMI du moins.

La Chine représente aussi le second marché, l’un des principaux prêteurs et le premier « atelier » dans le monde ; une position que la concurrence d’autres pays asiatiques à très bas coût de main-d’œuvre ne peut pas aisément entamer, car le pays possède aussi nombre d’avantages extra-salariaux. Il est plus difficile d’estimer la montée en gamme de l’économie chinoise dans le domaine de l’innovation technologique. Du fait, encore une fois, de sa position d’indépendance, vis-à-vis des impérialismes traditionnels, le régime peut négocier d’importants transferts technologiques, mais n’a pas encore fait un bond en avant en matière d’innovations autochtones. Une limite que la direction du PCC se donne pour objectif de surmonter (y compris via l’acquisition d’entreprises occidentales).

La question demeure : est-ce que le « modèle chinois » de développement capitaliste est durable ? Il n’est pas sûr qu’il puisse résister à l’explosion de bulles spéculatives (en particulier dans l’immobilier) et à une crise sociale majeure ; à une nouvelle récession mondiale, à l’éclatement d’un conflit en Asie orientale ou à des tensions aiguës avec le capital chinois transnational. Il a donné naissance à une formation sociale particulièrement inégalitaire, similaire à des pays d’Amérique latine et éloignée de celles des pays occidentaux – encore que les États-Unis sont aussi très inégalitaires et que certains pays européens sont en voie de « tiers-mondisation ». La corruption gangrène le pays au point de mettre en cause la mise en œuvre des orientations économiques. De plus en plus de familles très fortunées – y compris appartenant aux hautes sphères du régime – se lancent dans la spéculation et utilisent les paradis fiscaux pour échapper aux contrôles officiels. La cohérence du « capitalisme bureaucratique » est sous pression avec la montée des capitalistes privés ; elle aussi minée de l’intérieur par l’individualisme des « princes rouges », enfants de dignitaires. Or, c’est ce noyau central de l’actuelle classe dominante qui pilote le projet stratégique de constitution du nouvel impérialisme, qui lui donne sa force ; s’il éclate, comment la reconversion se réalisera-t-elle ? La pérennité des ambitions impérialistes chinoises sera soumise au test des crises à venir.

Pour l’heure cependant, la politique économique internationale chinoise n’a pas comme seul but d’engranger des profits : elle vise aussi à assurer les bases d’une superpuissance. En terme de matières premières, la Chine manque ou va manquer de presque tout ; elle achète massivement des terres agricoles ou minières (pétrole, gaz, métaux rares…) dans le monde entier et prend le contrôle de multinationales ; elle s’assure une main mise directe sur la production en trustant le management de ses entreprises, mais aussi en exportant de la main d’œuvre chinoise (Afrique…) ou en recrutant de façon privilégiée des nationaux parlant le chinois (Vietnam…). Corrélativement, elle cherche à sécuriser les voies de communication intercontinentales en achetant des ports ou des aéroports, en investissant dans la marine marchande et en déployant progressivement sa flotte militaire à l’occasion, notamment, d’opérations contre la piraterie en haute mer. Pour la première fois, à l’été 2014, la Chine a participé au plus grand exercice militaire mondial : les manœuvres navales du RIMPAC qui réunissent sur invitation états-unienne les pays riverains du Pacifique.

Achats de dettes souveraines ou d’établissements bancaires, diversification de ses réserves de change, création de banques de compensation en yuans à Londres, Francfort après Singapour – et prochainement Paris… la Chine renforce sa position dans la finance internationale, après avoir fait très bon usage de Hongkong à cette fin. En octobre 2013, le yuan chinois a supplanté l’euro comme deuxième devise dans le financement du commerce international alors même qu’il n’est pas encore complètement convertible. Certes, pour l’ensemble des transactions financières internationales, le yuan n’est toujours que la septième monnaie dans le monde (loin derrière l’euro) et la suprématie du dollar n’est pas prête d’être remise en cause, mais Pékin peut bénéficier des inquiétudes provoquées par la façon dont les États-Unis exigent un droit de regard sur les comptes en dollars dans le monde entier et imposent leur loi hors de leurs frontières sur toute transaction commerciale libellée dans leur monnaie, comme l’illustre l’affaire BNP Paribas, littéralement placée sous contrôle.

Si la constitution du nouvel impérialisme chinois se poursuit, sans crise majeure de régime, elle s’accompagnera d’une montée des tensions géopolitiques. L’Asie orientale n’est certes pas la seule région du monde marquée par l’instabilité et une montée des conflits armés – le Moyen-Orient reste de ce point de vue la région de loin la plus « chaude » ! Mais c’est en Asie que le face-à-face entre toutes les grandes puissances s’avère le plus direct.

Résistances et alternatives

Luttes sociales et mouvements populaires en Chine

Pierre Beaudet

Malgré le poids de l’histoire et des structures sociales millénaires, les choses ne sont pas déterminées d’avance en Chine. À travers chaque étape de sa longue histoire, la société chinoise est traversée de points de bifurcation. Il y a des conflits internes, des projets contentieux, des chemins différents, qui sont en fin de compte le résultat d’une myriade de causalités sociales, économiques, culturelles, politiques, militaires. Par exemple dans la Chine « contemporaine » (150 ans), il y a eu plusieurs grandes confrontations :

La révolte des Taipings (années 1850) où la moitié de la Chine a été libérée par des rebelles millénaristes et paysans en lutte contre un Empire déclinant.

L’essor du nationalisme moderne dans les années 1910, sous l’égide des étudiant-es, qui mettent à mal la domination impérialiste et renversent l’Empire.

La révolution maoïste qui culmine en 1948 sous l’impulsion des paysans commandés par une puissante armée rouge et un pouvoir communiste centralisé.

La révolution culturelle (1966-68) lorsque ouvriers et étudiants se révoltent contre la « bourgeoisie rouge » et imposent un virage vers une certaine démocratisation.

Maintenant que la Chine est devenue relativement puissante, prospère et stable, rien n’indique que de grandes turbulences sont en vue. L’impact économiques des réformes et l’enrichissement d’une grande partie de la population (mais pas tous !) font en sorte qu’il y a une certaine satisfaction envers un pouvoir qui réussit, grosso modo, à « livrer la marchandise ». Mais est-ce la « fin de l’histoire » ?

Des débats sur le projet « fondamental »

En Chine aujourd’hui, le Parti/État est conscient que les choses ne peuvent plus être menées comme avant. La population est plus éduquée, plus informée, plus « branchée » (500 millions d’utilisateurs de l’internet). Elle est plus consciente de ses droits. Elle est moins précaire et manipulable comme elle l’a été dans les décennies et les siècles précédents. D’autre part, les impératifs de la lutte pour la survie, tellement dominants dans les périodes antérieures, laissent la place à des aspirations qualitativement différentes : non pas le travail, mais la qualité du travail, non pas se loger, mais la qualité de l’environnement urbain, pas tellement l’accès à la modernité, mais la qualité des éléments essentiels de la vie notamment l’eau et l’air qu’on respire, pas tellement l’accès à l’éducation, mais la qualité des services permettant une réelle formation critique et professionnelle. Sur toutes ces grandes questions, il y a de multiples débats qu’on peut un peu sommairement regrouper dans trois grandes familles de pensée :

Il y a l’idée qu’il faut continuer à peu près comme avant : appelons cela pour simplifier le statu quo qui est comme toujours, surtout défendu par ceux qui profitent du système, en l’occurrence une grande partie du Parti/État, les grands « néo » capitalistes millionnaires, une partie des couches « moyennes » qui craint de perdre ce qu’elle a acquis ses dernières années et qui pense comme les privilégiés que le statu quo axé sur la croissance économique est la meilleure garantie pour l’avenir. Dans cette famille de pensée, il y a ceux qui estiment que la Chine doit davantage s’intégrer au marché capitaliste mondial, « ouvrir » davantage son économie et viser le positionnement de la Chine comme le grand partenaire dans une sorte de « G2 » ou en tout cas dans le cadre des grandes structures globalisantes en place (FMI, Banque mondiale, G20, etc.). Il y a ceux cependant qui se méfient des États-Unis et qui adoptent une position plus nationaliste.

Il y a l’idée qu’il faut réformer le système, essentiellement pour l’améliorer, pour « boucher des trous ». C’est ce qu’on peut appeler le « secteur » réformiste du PCC et de l’État, qui estime que la croissance « folle » des trente dernières années n’est pas durable, et que par conséquent, il faut trouver d’autres moyens de renforcer la Chine tant sur le plan économique et social qu’environnemental. Ces « réformistes » veulent réorienter l’économie vers « l’intérieur » (diminuer la dépendance envers les exportations), ce qui veut dire augmenter la capacité de consommation de la population. Ils veulent aussi promouvoir un « tournant vert » qui permettrait de créer de nouveaux emplois tout en diminuant la pollution. Sans vouloir mettre à terre le système actuel, ils seraient partisans d’une certaine démocratisation « à la chinoise », via la décentralisation et la dévolution de certains pouvoirs (vers les villes notamment). Les réformistes sont également divisés entre eux. Essentiellement, il y a ceux qui pensent que toute réforme doit se faire à l’intérieur du cadre actuel (à l’intérieur du PCC et de l’État). Et il y a ceux qui pensent que le changement doit s’effectuer d’abord dans les mentalités, dans la culture.

Enfin, il y a ce qui s’appelle une « nouvelle gauche », qui pense qu’il faut aller plus loin que des réformes timides. Cette nouvelle gauche par ailleurs se réclame d’un répertoire assez large (marxisme, anarchisme, pensée libertaire, social-démocratie, écologie radicale, etc.). Elle est surtout présente dans le monde universitaire, mais elle a une influence également sur certains nouveaux mouvements sociaux chinois, tout en étant présente dans la galaxie de l’altermondialisme au niveau mondial. La « nouvelle gauche » propose d’accroître l’autonomie des collectivités (autogestion des entreprises, assemblées délibérantes dans les communautés locales, mises en place d’instances participatives, etc.). Elle pense que la croissance doit être radicalement repensée pour faire face au défi environnemental. La « nouvelle gauche » se divise sur la question des moyens. Pour certains, la priorité doit être de participer à la construction d’une alternative, essentiellement par des recherches, des débats, des interventions. Pour d’autres, le changement va venir de la lutte, de la confrontation !

Des résistances

Pendant que se développent des débats, divers secteurs de la population s’impatientent et demandent des changements maintenant. On pense notamment aux travailleurs migrants qui sont des ex-ruraux arrivant dans les villes. Ils sont confinés dans des emplois précaires, mal payés, souvent dangereux. Ici et là, les grèves se multiplient. Le rapport de forces n’est pas nécessairement défavorable aux ouvriers, et les grèves se concluent souvent par des victoires au niveau des conditions de travail et des salaires. On condamne la malgestion des patrons et des entrepreneurs. Il y aussi des mouvements paysans, souvent contre des bureaucrates corrompus qui volent des terres. Sur les questions environnementales, des communautés urbaines s’organisent, souvent dans le cadre de manifestations. On lutte contre de grands projets destructeurs de l’environnement. Une prise de conscience inédite s’exprime.

Qu’est-ce qui émerge de tout cela ?

Globalement, il est trop tôt pour le dire. Chose certaine, la multiplication des protestations indique un malaise palpable par rapport à des questions qui tiennent à cœur les citoyens. Il est certain que le système du Parti/État n’implosera pas demain. Peut-il être réformé comme l’espèrent les réformistes du PCC ? Un petit groupe (le « 1 % » !) profite de la situation actuelle et il serait surprenant qu’il se laisse faire. Par contre, ce groupe dominant sait que la population peut se révolter, comme elle l’a fait dans le passé, si le système ne « livre pas la marchandise ». Par ailleurs, ce groupe dominant sait que la Chine « superpuissance » est appelée à confronter le capitalisme mondial dominé par les États-Unis dans des conditions qui pourraient devenir très difficiles. D’où la nécessité de maintenir l’État et la nation unis..

Entre-temps, les mouvements sociaux bien que de plus en plus nombreux sont fragmentés et éparpillés tant par la géographie que par la diversité des conditions matérielles et des luttes. Si les luttes locales et sectorielles sont tolérées, le Parti/État est très hostile à l’élaboration de plateformes larges ou encore à la construction de coalitions ou de convergences entre les mouvements. Tant que cela reste éparpillé, c’est beaucoup plus facile à contrôler : c’est une banalité et une vieille recette pour tous ceux qui dominent ! Mais peut-on toujours empêcher l’émergence d’une alternative ?!?

La classe ouvrière et l’avenir de la révolution chinoise5

Minqi Li6

En juillet 2009, les travailleurs de l’aciérie d’état Tonghua de Jilin, en Chine, ont organisé une protestation massive contre la privatisation de leur entreprise. Un an plus tard, pendant l’été 2010, c’est une puissante vague de grèves qui s’est étendue dans les provinces côtières du pays. Ces événements peuvent représenter un point d’inflexion historique. Après des décennies de défaites, de reculs et de silence, la classe ouvrière chinoise est en train de ressurgir comme une nouvelle force sociale et politique. Quelles seront les conséquences de cette montée de la classe ouvrière chinoise pour l’avenir du pays et du monde ? La classe capitaliste chinoise parviendra-t-elle à relever le défi lancé par cette classe ouvrière en maintenant le cap de la restauration capitaliste ? Ou bien la croissance de la classe ouvrière chinoise conduira-t-elle à une nouvelle révolution socialiste chinoise qui pourrait, à son tour, ouvrir la voie à une révolution socialiste mondiale ? Les réponses à ces questions détermineront, dans une grande mesure, le cours de l’histoire mondiale au XXIe siècle.

La défaite de la classe ouvrière et le triomphe du capitalisme chinois

La révolution chinoise de 1949 reposait sur la vaste mobilisation de l’immense majorité de la population chinoise contre l’exploitation des grands propriétaires terriens féodaux, des capitalistes et des impérialistes étrangers. Avec toutes ses limitations historiques, la Chine de la période maoïste méritait d’être caractérisée comme « socialiste » dans le sens où les relations de classes étaient beaucoup plus favorables pour les classes prolétaires et populaires que celles qui prévalent dans un Etat capitaliste, particulièrement dans le cas d’un pays de la périphérie ou de la semi-périphérie.

Malgré les acquis historiques de la période maoïste, la Chine continue à faire partie du système capitaliste mondial et s’est vue obligée d’opérer sous les lois élémentaires de ce système. L’excédent économique se concentre entre les mains de l’Etat afin de promouvoir l’accumulation du capital et l’industrialisation. Cela a créé à son tour les conditions matérielles qui ont favorisé les nouvelles élites bureaucratico-technocratiques qui ont exigé sans cesse plus de privilèges matériels et de pouvoir politique. Les nouvelles élites ont trouvé leurs représentants politiques dans le Parti communiste et sont devenues les « partisans du chemin capitaliste qui jouissent de l’autorité dans le Parti » (selon une phrase commune en Chine).

Mao Zedong et ses camarades révolutionnaires ont tenté de contrebalancer la tendance à la restauration capitaliste en appelant à la mobilisation des masses ouvrières, paysannes et étudiantes. Ce fut une expérience politique confuse, les ouvriers et les paysans n’étaient pas préparés à exercer directement le pouvoir économique et politique. Après la mort de Mao en 1976, les partisans de la voie capitaliste, emmenés par Deng Xiaoping, ont opéré un tournant contre-révolutionnaire et ont arrêté les leaders maoïstes radicaux. En quelques années, Deng Xiaoping a consolidé son pouvoir politique et la Chine prenait le chemin de la transition au capitalisme.

La réforme économique a commencé à la campagne. Les communes populaires furent démantelées et l’agriculture privatisée. Au cours des années suivantes, des centaines de millions de travailleurs ruraux sont devenus des travailleurs « excédentaires », rendus ainsi disponibles pour leur exploitation dans des entreprises capitalistes nationales et étrangères. La privatisation massive des entreprises fut menée à bien dans les années 1990. Pratiquement toutes les petites et moyennes entreprises de propriété publique et quelques grandes entreprises d’Etat furent privatisées. Presque toutes furent vendues à des prix artificiellement bas ou simplement offertes. Les bénéficiaires furent les fonctionnaires du gouvernement auparavant directeurs des entreprises publiques, les capitalistes privés liés au gouvernement et les multinationales étrangères. Une importante « accumulation primitive » fut ainsi réalisée et une nouvelle classe capitaliste s’est constituée sur base du vol massif des biens de l’Etat et des biens collectifs. Pendant ce temps, des dizaines de millions de travailleurs publics et communaux furent licenciés et jetés dans la pauvreté.

La légitimité de cette nouvelle classe capitaliste fut reconnue par la direction du Parti communiste. Lors du XVIe Congrès du Parti (en 2002), on a révisé ses statuts. Jusqu’alors, le Parti communiste était considéré comme l’avant-garde de la classe ouvrière, représentant les intérêts du prolétariat. Sous les nouveaux statuts, le Parti communiste se déclare un représentant des intérêts des « larges masses » et de la « majorité des forces productives avancées ».

La montée de la classe ouvrière chinoise

L’accumulation capitaliste rapide en Chine a reposé sur l’exploitation sans pitié de centaines de millions de travailleurs. De 1990 à 2005, les revenus du travail dans le PIB se sont réduits de 50 à 37%. Le niveau moyen du salaire des travailleurs représente approximativement 5% de celui des Etats-Unis, 6% de la Corée du Sud et 40% du Mexique.

Depuis les années ‘80, près de 50 millions de travailleurs migrants se sont déplacés des zones rurales dans les villes à la recherche d’un emploi. Les produits manufacturés chinois reposent principalement sur l’exploitation de ces travailleurs migrants. Une étude sur les conditions de travail des ouvriers du delta du fleuve de la Perle (une zone qui inclut Guangzhou, Shenzhen et Hong-Kong) a révélé que près des deux tiers d’entre eux travaillent plus de 8 heures par jour et n’ont jamais de week-end de repos. Certains travailleurs ont dû travailler de manière quotidiennement pendant 16 heures. Les gérants capitalistes utilisent habituellement le châtiment corporel pour discipliner les travailleurs. Près de 200 millions d’ouvriers travaillent dans des conditions dangereuses. Il y a autour de 700.000 accidents du travail graves en Chine chaque année, provoquant plus de 100.000 décès.

Dans le Manifeste communiste, Marx et Engels ont affirmé que la lutte de la classe ouvrière contre les capitalistes suit plusieurs étapes de développement. Dans un premier temps, la lutte est menée à bien par des travailleurs individuels contre les capitalistes qui les exploitent directement. Avec le développement de l’industrie capitaliste, le prolétariat augmente en nombre et se concentre sans cesse plus. L’organisation des travailleurs connaît une forte croissance et ils commencent à former des syndicats pour lutter contre les capitalistes en tant que catégorie collective. La même loi s’opère dans la Chine d’aujourd’hui. Du fait que de plus en plus de travailleurs migrants s’établissent dans les villes et se voient de plus en plus comme des travailleurs salariés au lieu de paysans, une nouvelle génération de prolétaires avec une conscience de classe est en train de surgir. Tant les documents officiels du gouvernement que les médias reconnaissent aujourd’hui cette montée de la « deuxième génération de travailleurs migrants ».

D’après les données présentées par les médias chinois, il y a aujourd’hui près de 100 millions de travailleurs migrants de seconde génération, nés après 1980. Ils se sont installés dans les villes peu de temps après avoir terminé leurs études secondaires ou l’école moyenne. La majorité de ces personnes n’a aucune expérience dans la production agricole. Ils s’identifient plus avec la ville qu’avec la campagne. En comparaison avec la « première génération », les travailleurs migrants de la seconde génération ont tendance à avoir une meilleure éducation et de plus grande expectatives d’emploi, ils demandent de meilleures conditions de vie matérielles et culturelles et sont moins disposés à tolérer les dures conditions de travail en vigueur. Pendant l’été 2010, des dizaines de grèves se sont produites en Chine dans l’industrie automobile, électronique et textile, ce qui a forcé les capitalistes à accepter des augmentations salariales. Les principaux chercheurs chinois sont préoccupés par la possibilité que la Chine soit entrée dans une nouvelle période de grèves qui provoquerait la fin du régime de main d’œuvre bon marché et menacerait la « stabilité sociale ».

C’est le développement capitaliste lui-même qui est en train de préparer les conditions objectives qui favorisent la croissance des organisations ouvrières. Après plusieurs années d’accumulation rapide, l’armée de réserve massive de main d’œuvre bon marché dans les zones rurales de Chine commence à s’épuiser. On s’attend à ce que le total de la population chinoise en âge de travailler (ceux qui ont entre 15 et 64 ans) arrive à son maximum en 2012, soit 970 millions de personnes, pour ensuite, graduellement, diminuer à 940 millions en 2020. Le principal groupe de personne en âge de travailler et parmi lequel se recrute la majeure partie de la main d’œuvre bon marché et non qualifiée (entre 19 et 22 ans) dans l’industrie manufacturière, diminuera drastiquement de quelques 100 millions en 2009 à plus ou moins 50 millions en 2020. Le déclin rapide de la population en âge optimale de travailler augmentera ainsi probablement le « pouvoir de négociation » des travailleurs.

Au Brésil et en Corée du Sud, depuis les années ’70 jusqu’aux années ’80, lorsque le taux d’emploi non agricole a dépassé les 70%, le mouvement ouvrier a surgit comme une puissante force sociale et politique. Quelque chose de similaire a lieu également en Egypte. Le taux d’emploi non agricole en Chine est aujourd’hui de 60%. Si cette tendance, qui s’est poursuivie de 1980 à 2008, se maintient à l’avenir avec un taux d’augmentation de l’emploi non agricole autour de 1% par an, il dépassera le niveau critique de 70% d’emploi non agricole vers l’an 2020. En tenant compte du fait que la classe ouvrière chinoise est sur le point d’émerger comme une puissante force sociale et politique en une ou deux décennies, la question clé est la suivante : quelle voie prendra-t-elle ?

La politique officielle actuelle du gouvernement chinois est de construire une société harmonieuse basée sur le compromis entre les différentes classes sociales. Des secteurs des élites au pouvoir demandent une « réforme politique » afin de diluer et de dévier le défi incarné par la classe ouvrière au travers de l’instauration d’une démocratie bourgeoise de type occidentale. La classe des capitalistes chinois parviendra-t-elle à s’adapter au défi représenté par la classe ouvrière, en maintenant l’ordre sociale et économique élémentaire du système capitaliste ? Ou est-ce que le mouvement ouvrier chinois prendra le chemin d’une rupture radicale avec le système social actuel, celui de la révolution socialiste ? Les réponses à ces questions dépendent des conditions historiques objectives et subjectives.

L’héritage socialiste : la classe ouvrière du secteur d’Etat

Pendant l’ère maoïste, les travailleurs chinois jouissaient d’un niveau de pouvoir de classe et de dignité inimaginables pour un travailleur moyen dans un Etat capitaliste (surtout d’un pays périphérique ou semi périphérique). Cependant, la classe ouvrière était jeune et sans expérience politique. Après la mort de Mao, la classe ouvrière est restée sans direction politique et a souffert une défaite catastrophique avec les privatisations massives des années ’90. De nombreux ex-travailleurs du secteur d’Etat (connus en Chine comme les « travailleurs d’âge ») ont commencé la lutte collective contre les privatisations et les licenciements massifs. Leurs luttes ont eu un impact non seulement sur les travailleurs licenciés, mais aussi dans le secteur étatique toujours en place. Cela a contribué à élever la conscience de classe, avec un haut niveau de conscience socialiste, parmi des secteurs importants des travailleurs d’Etat.

Selon les propos d’un éminent activiste, en comparaison avec les travailleurs d’autres pays capitalistes, la classe ouvrière (du secteur d’Etat) en Chine a développé une « conscience de classe relativement complète », basée sur son expérience historique, tant dans la période socialiste que dans la période capitaliste. Grâce à cette expérience historique, les luttes des travailleurs du secteur d’Etat ne se limitent souvent pas à des demandes économiques immédiates. Beaucoup de travailleurs et de militants comprennent que leur situation actuelle n’est pas seulement la conséquence de l’exploitation par des capitalistes individuels, mais aussi, à un niveau plus fondamental, le résultat de la défaite historique de la classe ouvrière dans la lutte de classe qui a mené à la victoire (temporaire) du capitalisme sur le socialisme.

Un dirigeant de travailleurs licenciés a souligné que sous le socialisme les travailleurs étaient les maîtres de l’usine, les salariés étaient frères et sœurs au sein d’une même classe, et les licenciements massifs n’existaient pas, mais qu’après la privatisation, les travailleurs sont devenus de simples salariés, ils n’étaient plus les maîtres et qu’en cela réside la véritable raison derrière les licenciements massifs. Selon ce dirigeant, la lutte des travailleurs ne doit pas se limiter à des cas individuels, ni se satisfaire de revendications particulières. L’intérêt « fondamental » des travailleurs correspond à la restauration de la « propriété publique des moyens de production ».

De nombreux travailleurs actuellement employés dans le secteur d’Etat sont les enfants des « travailleurs d’âge », ou ont connu une expérience de travail à leur côté, ou vivent dans les mêmes quartiers ouvriers. Ainsi, les travailleurs du secteur d’Etat d’aujourd’hui ont été influencés par les luttes des travailleurs plus âgés et par leur expérience politique. Cela a été mis en relief en 2009 avec la lutte des travailleurs de l’entreprise Tonghua Steel contre la privatisation.

Tonghua Steel est une usine métallurgique d’Etat dans la ville de Tonghua, province de Jilin. En 2005, elle a été privatisée. Sa valeur, représentant 10 milliards de Yuans, a été rabaissée à seulement 2 milliards. Jianlong, une puissante compagnie privée qui a des liens étroits avec des fonctionnaires de haut niveau à Pékin, n’a en réalité payé que 800 millions de Yuans pour rafler l’entreprise. Depuis l’acquisition par Jianlong, 24.000 des 36.000 travailleurs ont été licenciés. Les salaires des ouvriers occupants des « postes dangereux » (avec des risques élevés d’accidents du travail) ont été réduits des deux tiers. Les gérants peuvent imposer diverses sanctions et des châtiments arbitraires contre les travailleurs.

En 2007, les travailleurs ont commencé à protester. Pendant ces protestations, un ouvrier de l’ère maoïste, « Maître Wu », a émergé comme leader de la lutte. Wu a clairement indiqué aux travailleurs que la véritable question n’était pas tel ou tel problème particulier, mais bien « la ligne politique de la privatisation ». En juillet 2007, une grève générale a été organisée. Quand le principal directeur de Jianlong a menacé de licencier tous les travailleurs, des ouvriers en colère l’ont frappé jusqu’à la mort. Bien que le gouverneur de la province et des milliers de policiers armés fussent sur les lieux, personne n’a osé intervenir. Après ce lynchage, la province de Jilin a été obligée d’annuler son plan de privatisations.

La victoire des travailleurs de Tonghua Steel a été une grande source d’inspiration pour les travailleurs dans de nombreuses régions du pays. Les travailleurs de plusieurs usines d’acier ont également protesté en obligeant les autorités locales à geler leurs propres plans de privatisation. Les travailleurs de certaines provinces ont vu la victoire de Tonghua comme la leur et ont même été jusqu’à regretter que « trop peu de capitalistes aient été assassinés ».

Après des années de privatisations massives, la participation de l’Etat dans le secteur de la production industrielle en Chine s’est réduite à moins de 30%. Malgré tout, le secteur d’Etat continue à dominer dans plusieurs secteurs industriels clés. En 2008, les entreprises de propriété d’Etat et d’holding public représentaient 59% du secteur minier, 96% de l’exploitation pétrolière et du gaz naturel, 72% des raffineries de pétrole et de coke, 42% des fonderies et traitements des métaux ferreux (fer et acier), 45% des fabrications d’équipements de transport et 92% de la production et de l’approvisionnement d’énergie électrique et de chaleur.

Bien que les travailleurs du secteur d’Etat ne représentent plus que 20% de l’emploi industriel total, ils représentent quelques 20 millions de personnes et se concentrent dans les secteurs de l’énergie et de l’industrie lourde qui sont d’importance stratégique pour l’économie capitaliste de la Chine. Dans l’aggravation à venir de la lutte des classes, les travailleurs du secteur d’Etat, grâce à la place qu’ils occupent dans ces secteurs industriels clés, pourront exercer un pouvoir économique et politique bien plus élevé que leur nombre ne l’indique. Et, plus important encore, les travailleurs du secteur d’Etat pourront bénéficier de leur expérience historique et politique. Avec l’aide d’intellectuels révolutionnaires socialistes, ces travailleurs pourraient devenir les leaders de toute la classe ouvrière chinoise et lui offrir une « claire direction socialiste révolutionnaire ».

L’illégitimité de la richesse capitaliste

Après trois décennies de transition au capitalisme, la Chine s’est transformée en passant d’un des pays les plus égalitaires au monde à l’un des plus inégalitaires. D’après la Banque mondiale, en 2005, 10% des foyers les plus riches possédaient 31% du total des revenus, tandis que les 10% les plus pauvres n’en avaient que 2%. Les inégalités de richesses sont encore plus scandaleuses. Selon le « World Wealth Report » de 2006, 0,4% des familles les plus riches contrôlent 70% des richesses nationales du pays. En 2006, il y avait autour de 3.200 personnes possédant des valeurs mobilières supérieures à 100 milliards de Yuans (autour de 115 millions d’euros). De ces 3.200, plus ou moins 2.900 sont des fils de hauts fonctionnaires du gouvernement ou du Parti. Leurs actifs cumulés s’élèvent à 20 billions de Yuans, ce qui représente approximativement le PIB de la Chine en 2006.

Du fait des origines de la classe capitaliste chinoise, une grande partie de sa richesse provient du pillage des biens de l’Etat et des biens collectifs accumulés pendant l’ère socialiste. Cette richesse est amplement considérée comme illégitime par la population en général. D’après une estimation, pendant le processus de privatisation et de libéralisation des marchés, quelques 30 billions de Yuans de l’Etat et de biens collectifs ont été transférés dans la poche des capitalistes étroitement liés au gouvernement. Un récent rapport révèle qu’en 2008, les revenus du « secteur gris » (en référence à son opacité) ont atteint 5,4 billions de Yuans, soit 18% du PIB du pays.

Les auteurs du rapport pensent que la majeure partie des revenus « gris » provient de la corruption et du vol de biens publics. On dit de Wen Jiabao qu’il est l’un des plus riches premiers ministres du monde. Son fils est le propriétaire de la plus grande firme au capital privé. Son épouse est à la tête de l’industrie diamantaire chinoise. On estime que la famille Wen a accumulé 30 milliards de Yuans. La fortune de Jiang Zemin (ex président et secrétaire général du Parti) est estimée quant à elle à 7 milliards de Yuans et celle de Zhu Rongji (ex premier ministre) à 5 milliards.

La corruption généralisée n’a pas seulement gravement érodé la légitimité du capitalisme chinois, elle a aussi miné la capacité de la caste dirigeante à agir dans son propre intérêt de classe. Sun Liping, un sociologue lié au courant dominant dans le Parti, a récemment commenté que « La société chinoise est en train de se détériorer à un rythme accéléré ». Selon lui, les membres des élites gouvernantes sont entièrement motivés par leurs intérêts personnels à court terme, de sorte que plus personne n’a à cœur les intérêts à long terme du capitalisme chinois. Selon lui, la corruption est « hors de contrôle » et peut rendre les choses « ingouvernables ».

La prolétarisation de la petite bourgeoisie

Au cours des années ’80 et ’90, la potentielle petite bourgeoisie (les cadres professionnels et techniques) a été utilisée comme base sociale pour la « réforme et l’ouverture » politique pro-capitaliste. Mais l’augmentation rapide des inégalités capitalistes n’a pas seulement provoqué l’appauvrissement de centaines de millions de travailleurs, elle a aussi détruit les rêves de cette petite-bourgeoise.

Selon les statistiques officielles, autour de 25% des étudiants universitaires chinois qui se sont diplômés en 2010 sont au chômage. Des étudiants diplômés en 2009, 15% sont sans emploi. Les universitaires qui ont un emploi doivent souvent accepter un salaire qui n’est pas plus élevé que celui d’un travailleur migrant non qualifié. On dit que près d’un million de diplômés universitaires appartiennent aux dénommées « tribus de fourmis ». Autrement dit, qu’ils vivent dans des quartiers périphériques des villes les plus importantes de Chine (les cités dortoirs). L’augmentation des coûts du logement, de santé et d’éducation ont encore plus miné la situation économique et sociale de l’actuelle petite bourgeoisie chinoise, ce qui l’a forcée à renoncer à son aspiration à atteindre un niveau de vie de type « classe moyenne ».

Un diplômé universitaire a publié ses idées sur Internet concernant sa « vie misérable ». Après un an de travail, il a découvert qu’il ne pouvait pas se permettre le luxe d’acheter un appartement, de se marier ou d’élever un enfant. Ce jeune s’est demandé ; « Pourquoi avoir une fiancée ? Pourquoi avoir un enfant ? Pourquoi dois-je aider mes parents ? Nous allons changer de philosophie. Si nous ne nous préoccupons pas de nos parents, que nous ne marrions pas, n’avons pas d’enfants, n’achetons pas d’appartement, ne prenons pas l’autobus et ne tombons pas malade, n’avons pas de loisirs, ni n’achetons de la nourriture… alors nous aurons véritablement atteint une vie heureuse. La société nous rend fous. Nous ne pouvons pas satisfaire certaines des plus simples nécessités élémentaires. Est-ce que nous nous trompons ? Nous ne voulons que survivre ». Ainsi, dans la mesure où de plus en plus de petits bourgeois se prolétarisent du fait de leurs conditions économiques et sociales, un nombre croissant de jeunes est en train de se radicaliser politiquement.

Dans les années ’90, la gauche politique était pratiquement inexistante en Chine. Cependant, au cours de la première décennie de ce siècle, elle a connu une forte croissance. Trois sites web de gauche ; « Wu Zhi Xiang » (l’Utopie), « Le Drapeau de Mao Zedong », et le Réseau des travailleurs de Chine, ont gagné une influence nationale. Certains des principaux sites web officiels, tels que « Renforcement du Forum Pays », un site d’actualité lié au journal du Parti, le « Quotidien du Peuple », sont dominés par des messages aux tendances politiques de gauche.

Le 9 septembre et le 26 décembre 2010, les travailleurs de dizaines de villes et les étudiants de près de 80 universités et collèges dans toute la Chine ont organisé des réunions pour commémorer Mao Zedong, souvent en opposition aux autorités locales. Le Jour de l’An chinois, le 9 février 2011, près de 700.000 personnes ont visité la ville natale de Mao, Shaoshan, dans la province du Hunan. En tenant compte du contexte politique actuel en Chine, ces commémorations spontanées représentent effectivement des protestations anticapitalistes massives.

La limite du capital est le capital lui-même

Le modèle chinois d’accumulation du capital a reposé sur un ensemble de facteurs historiques : exploitation sans pitié d’une main d’œuvre bon marché à grande échelle et exploitation massive des ressources naturelles avec la dégradation consécutive de l’environnement, dans un modèle de croissance qui dépend de l’expansion des exportations vers les marchés des principaux pays capitalistes. Aucun de ces facteurs n’est soutenable à moyen terme.

Comme les économies européennes et étatsuniennes sont paralysées et que la crise pourrait s’aggraver à l’avenir, la Chine ne peut plus dépendre des exportations pour tirer sa croissance économique. D’autre part, il est largement reconnu que le taux d’investissement excessivement haut en Chine a conduit à une capacité de production excédentaire et a contribué à une pression insoutenable sur les énergies et les ressources naturelles. La chute des taux de retour sur le capital investi peut amener un effondrement de l’investissement et à une grande crise économique.

Ainsi, l’économie chinoise doit se « rééquilibrer » sur elle-même, en promouvant la consommation interne. Mais, comment y parvenir sans toucher aux intérêts élémentaires de la classe capitaliste chinoise ? Actuellement, la consommation des foyers représente autour de 40% du PIB, la consommation gouvernementale 10%, l’excédent commercial 5% et l’investissement 45%. Les revenus des paysans et des travailleurs représentent ensemble autour de 40% du PIB. En conséquence, les revenus de la classe ouvrière coïncident plus ou moins avec la consommation totale des foyers. Si l’on considère l’investissement public comme une partie du profit capitaliste brut, alors le taux de profit brut (qui est équivalent au PIB moins les salaires et la consommation du gouvernement) est d’approximativement 50% du PIB. En défalquant la dépréciation du capital fixe, le taux de profit capitaliste net est de plus ou moins 35% du PIB. Ce profit capitaliste (ou taux de plus-value) très élevé est la base politico-économique de l’accumulation rapide du capital en Chine.

Supposons à présent ce dont la Chine aurait besoin afin de se rééquilibrer en une économie impulsée par la consommation. Il y a plusieurs scénarios alternatifs possibles pour un tel « rééquilibrage » du capitalisme chinois, chacun d’entre eux ayant besoin d’un ensemble de conditions nécessaires afin de stabiliser l’économie capitaliste.

Par exemple, si le taux de croissance économique du pays tomberait à 7% annuellement, l’investissement doit tomber à 36% du PIB. Les principaux marchés d’exportation du pays (les Etats-Unis et l’UE) vont probablement stagner à l’avenir, tandis que les importations chinoises d’énergie et de matières premières continueront à croître, équilibrant ainsi la balance commerciale. De cela découle la nécessité que la somme de la consommation des ménages (les salariés) et la consommation publique doit augmenter pour atteindre 65% du PIB. Le profit brut devra donc tomber à 35% et le bénéfice net à 20% du PIB. En conséquence, avec cet exemple, 15% du PIB doit être redistribué en les transférant de la poche des capitalistes aux salariés ou en dépenses sociales. Comment une telle redistribution pourrait-elle se réaliser, même en imaginant les conditions politiques les plus idéales ? Quel secteur de la classe capitaliste va sacrifier ses propres intérêts particuliers au nom de ses intérêts collectifs de classe ? Au vu de la nature illégitime et corrompue de la richesse capitaliste en Chine, on peut également se demander comment un tel intérêt collectif de la classe capitaliste pourrait s’imposer, même si la direction du Parti communiste décide de le promouvoir. Par définition, le revenu et la richesse issue de la corruption ne sont pas soumis aux impôts.

Dans un certain sens, le contexte historique actuel est fondamentalement distinct d’autres périodes antérieures dans l’histoire du capitalisme. Après des siècles d’une implacable accumulation capitaliste, le système écologique global est au bord de l’effondrement et le développement de la crise écologique mondiale menace de détruire la civilisation humaine au cours du XXIe siècle. En tant que plus grand consommateur mondial d’énergie et plus important producteur de dioxyde de carbone, la Chine se trouve aujourd’hui placé au cœur des contradictions écologiques globales.

La Chine est dépendante du charbon pour sa consommation d’énergie à hauteur de 75%. De 1979 à 2009, la consommation de charbon dans le pays a augmenté au taux moyen annuel de 5,3% et l’économie chinoise a cru à un taux moyen annuel de 10% (bien que dans la dernière décennie, de 1999 à 2009, la croissance moyenne annuelle a été de 8,9%). En utilisant un critère généreux, on estime que le taux de croissance futur de la Chine équivaudra aux taux de production de charbon en ajoutant 5 points de pourcentage. D’après les sources officielles, la Chine dispose de réserves de charbon s’élevant autour de 190 millions de tonnes métriques.

On prévoit que la production de charbon chinois atteindra son point culminant en 2026, avec un niveau de production annuel de 4,7 millions de tonnes métriques. Pour 2030, elle tombera de 0,4%, puis de 2,5% dans la décennie 2030-2040 et de 4,8% pour 2040-2050. Le taux de croissance économique implicite serait donc de 8,5% pour la décennie de 2010, de 5,5% pour les années 2020, de 2,5% pour la décennie 2030 et de 0% pour les années 2040. Ainsi, dans la décennie 2020, l’économie capitaliste de la Chine devra réaliser une redistribution des richesses de l’ordre de 20% du PIB afin de maintenir une économie capitaliste stable. Dans la décennie 2030, le profit net du capitalisme devra tomber en dessous du 10% du PIB.

L’imminente crise énergétique n’est qu’une des nombreuses autres contradictions écologiques auxquelles la Chine doit faire face. D’après « Charting Our Future », on s’attend à ce que la Chine aura un déficit en eau de 25% en 2030 du fait de la demande croissante de l’agriculture, de l’industrie et des villes qui épuise les ressources hydriques. Si la tendance actuelle à l’érosion des sols se maintient, le déficit en aliments pourrait atteindre 14 à 18% pour 2030-2050. Comme résultat du changement climatique et de la pénurie croissante en eau, la production de céréales chinoises pourrait tomber de 9 à 18% dans les années 2040.

La victoire du prolétariat ?

L’humanité est face à un carrefour critique. Le maintien du système capitaliste mondial ne garantit pas seulement l’appauvrissement de centaines de millions de personnes, il conduit également à la destruction de la civilisation humaine. Cela confirme la nécessité urgente d’apporter une réponse à la question historique qui se pose à l’échelle mondiale : sur quelle force l’humanité pourrait-elle compter afin de réaliser la révolution mondiale du XXIe siècle et atteindre, ainsi, le socialisme et la soutenabilité écologique ?

Marx espérait que le prolétariat jouerait le rôle de fossoyeur du capitalisme. Dans le cours de l’histoire réelle du monde, les classes capitalistes occidentales sont parvenues à s’adapter aux défis lancés par la classe ouvrière au travers de réformes sociales limitées. Les classes capitalistes centrales sont parvenues à ce compromis temporaire sur base de la surexploitation de la classe ouvrière des pays de la périphérie et de l’exploitation massive des ressources naturelle mondiales et de l’environnement. Ces deux conditions sont désormais épuisées. Au cours des prochaines décennies, les classes prolétaires peuvent, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, devenir la majorité de la population mondiale. Avec la prolétarisation massive en Asie se constituent les conditions historiques pour parvenir, en accord avec Marx, à la victoire du prolétariat et à la chute de la bourgeoisie.

En tant que plus grand producteur et consommateur d’énergie du monde, la Chine est sans cesse plus le centre des contradictions du capitalisme. L’analyse développée ici suggère qu’après 2020, les crises économiques, sociales, politiques et écologiques auront tendance à converger en Chine.

Vu l’héritage de la révolution chinoise, les conditions historiques subjectives peuvent favoriser une solution socialiste révolutionnaire à ces contradictions. Un secteur des travailleurs d’Etat est influencé par la conscience socialiste et peut potentiellement prendre en main les secteurs économiques clés afin de jouer un rôle de premier plan dans la prochaine lutte révolutionnaire. Une vaste alliance révolutionnaire de classe pourrait se former entre ces travailleurs du secteur d’Etat, les travailleurs migrants et la petite bourgeoisie prolétarisée.

Du fait de la position centrale de la Chine dans le système capitaliste mondial, l’importance d’un triomphe de la révolution socialiste en Chine ne peut pas être exagérée. Elle brisera dans toute sa longueur la chaîne globale de production de marchandises capitalistes. Ce qui, à son tour, inclinera les rapports de forces globaux en faveur du prolétariat mondial, ouvrant ainsi la voie à la révolution socialiste mondiale du XXIe siècle qui permettra de résoudre la crise d’une manière consciente et en accord avec la préservation de la civilisation humaine.

L’histoire tranchera si les prolétariats chinois et mondial seront à la hauteur de leurs tâches révolutionnaires.

Printemps ouvrier7

Jean Ruffier

L’ère des ouvriers chinois obéissants et mal payés touche à sa fin. Si le Sud de la Chine – particulièrement la province du Guangdong – est devenu l’atelier du monde, cela est dû à plusieurs raisons ; mais la plus mentionnée est celle de l’existence d’une main d’œuvre travailleuse, obéissante, et acceptant sans rechigner bas salaires et mauvaises conditions de travail. Ces vingt dernières années, la croissance a été ininterrompue et les salaires ont peu bougé. Les statistiques officielles montrent même que ces salaires auraient plutôt diminué en proportion du produit industriel brut. Depuis un an, on voit se multiplier les conflits du travail. De ce fait, les salaires montent. Les journaux ont même fait état de plusieurs conflits, dans des entreprises taïwanaises ou japonaises, lesquels se sont soldés par de très conséquentes hausses de salaires. Sans pouvoir prédire ce qui relève de l’imprévisible, il nous semble que les conditions sont réunies pour un printemps ouvrier en Chine du sud, explosif ou rampant, mouvement qui a déjà commencé ; tout porte à penser qu’il va se développer dans les mois qui viennent.

Travailler moins et gagner plus

Aujourd’hui, nous entendons nombre de Chinois dire qu’ils veulent moins travailler. Les ouvriers mettent plus souvent l’investissement dans le travail en relation avec les gains qui en résultent. Ils émettent souvent des constats désabusés. Si ces ouvriers gagnent plus que leurs parents, ils se trouvent aussi dans un monde plus compliqué. Les salaires des ouvriers chinois n’ont pas augmenté au rythme de la croissance économique chinoise. Ils restent des salaires de pays du tiers-monde dans une région qui arrive au PIB par habitant des pays européens les moins aisés. Faire sa vie comme ouvrier devient un casse-tête. Les prix du logement se sont envolés. Alors que la majorité des urbains possèdent leur logement, les ouvriers se rendent compte qu’ils n’y arriveront pas. Se marier implique de trouver un logement en dehors des dortoirs bon marché. Elever un enfant en ville s’avère souvent hors de portée financière pour un ouvrier. Le choix est souvent fait de laisser l’enfant aux grands-parents à la campagne, ou de repousser indéfiniment la naissance. Et depuis peu, les coûts de la nourriture s’envolent. Il y a quelques années, les ouvriers auraient pris leur sort avec fatalité, car ils ne voyaient pas de moyen d’amélioration. Mais aujourd’hui, ils ont entendu parler des salaires obtenus dans d’autres usines à la suite de grèves, et ils trouvent qu’ils sont mal payés. Ils n’ont pas connu de répression, sont habitués à changer d’entreprise facilement et ils ne craignent pas le chômage ; dès lors, ils n’ont pas peur de faire grève. Il faut dire qu’à la différence de leurs parents, ces ouvriers sont généralement des enfants uniques, c’est-à-dire qu’ils ont été habitués à des adultes qui leur cèdent tout : ils supportent d’autant plus mal les frustrations. S’ils ne se mettent pas plus en grève, c’est que la plupart d’entre eux ne savent pas comment s’y prendre.

Les employeurs désemparés

Face à ces changements d’attitude des ouvriers, les employeurs privés semblent souvent désemparés. Les employeurs chinois privés étaient habitués à des ouvriers dociles, mais peu fidèles. Ils s’accommodaient d’un fort turn-over d’autant qu’ils n’avaient aucune difficulté à recruter. Le turn-over apparaissait comme le meilleur moyen de gérer les tensions. Lorsque le recrutement de nouveaux salariés se faisait plus difficile, il leur suffisait d’augmenter un peu les salaires, ou d’améliorer les conditions de logement. Dans les interviews de patrons que nous pratiquions en profondeur, le personnel ouvrier n’apparaissait que très rarement comme une préoccupation importante. Maintenant, ces mêmes patrons se retrouvent face à des gens qui discutent ouvertement des salaires et cela est nouveau pour eux. Ils en appellent à l’autorité, aux vertus confucéennes de l’obéissance et font preuve de rudesse dans les rapports avec les ouvriers. Ces employeurs sont d’autant plus démunis devant ces changements qu’ils ont peu d’occasions d’en discuter en profondeur avec des collègues. Rappelons que les employeurs chinois n’ont pas plus de droits pour s’organiser que les salariés chinois. Le pouvoir communiste connaît suffisamment la pensée de Karl Marx pour comprendre que si la Chine devient capitaliste, les capitalistes devraient un jour ou l’autre prendre le pouvoir. Le pouvoir fait donc tout ce qu’il peut pour retarder le moment ou cette prophétie marxiste va se réaliser. De ce fait, les patrons chinois n’ont guère de lieux pour réfléchir ensemble à des stratégies communes, et pas vraiment de moyens de s’exprimer collectivement. Il y a bien des organisations patronales officielles, mais elles sont entièrement dirigées par des fonctionnaires. Les seuls à pouvoir parler pour les patrons sont les organisations patronales de Hong-Kong ou les chambres de commerce étrangères. Les dirigeants d’entreprises occidentales sont également pris de court par ces changements d’attitude des ouvriers. A la différence de la plupart de leurs homologues chinois, ils ont généralement mis en place un minimum de gestion du personnel, et ils essaient d’avoir de bonnes relations avec leurs salariés.

Augmenter les salaires ne suffit plus

Depuis quelques mois, les employeurs se rendent compte que les augmentations de salaires, ou les avantages concédés, ne suffisent plus à calmer les discussions dans les ateliers. Ils ont l’impression de faire des cadeaux à des gens qui leur disent, qu’en fait ils devraient leur donner plus. Cette situation est nouvelle pour eux en Chine. Bien sûr, ils s’attendaient à devoir augmenter les salaires. Ils avaient été plutôt étonnés de ne pas avoir à le faire plus tôt. Cela dit, en matière de salaires, les employeurs occidentaux ont des visions différentes selon que leur activité est tournée vers le marché chinois ou non. S’ils sont en Chine pour tirer profit des bas coûts et des facilités industrielles, ils sont rétifs aux augmentations de salaire et ils ont tendance à prendre le salaire minimum comme salaire de base. S’ils visent le marché chinois, le fait qu’une partie plus grande de la richesse nationale soit redistribuée leur fait entrevoir cette croissance du marché chinois qui devrait rendre profitable leur activité et que souvent ils attendent depuis des années. Ceux qui visent le marché chinois, ont généralement des politiques plus à long terme et plus favorables à leur main d’œuvre. D’ailleurs, ce sont dans ces sociétés étrangères tournées vers le marché chinois que les salariés chinois souhaitent le plus travailler. Face à des ouvriers qui n’ont pas peur des conflits, on a un pouvoir beaucoup plus divisé sur la question du risque social. Le pouvoir politique chinois n’est pas un modèle de démocratie. Les modes de désignation ignorent les élections et se font par désignation de haut en bas.

Un pouvoir moins monolithique qu’on le pense

Ce pouvoir est cependant beaucoup moins monolithique que ne l’étaient ceux de l’Europe de l’Est lorsque cette dernière était socialiste. Les visions, stratégies et situations du pouvoir central sont très différentes de celles des pouvoirs municipaux, ou des pouvoirs provinciaux. La personnalité des cadres du Parti compte aussi beaucoup. Entrer au Parti est une opportunité qui n’est pas offerte à tout le monde et demande souvent beaucoup d’efforts. Mais les motivations des entrants sont très variées : certains souhaitent défendre des options idéologiques ou morales, quand d’autres visent plutôt leur enrichissement personnel. Le monde des pouvoirs chinois est traversé par des débats très vifs sur les politiques à mettre en œuvre. Cela est particulièrement visible en matière de gestion des conflits du travail. Le pouvoir central intervient assez peu sur ces conflits. S’il le fait, c’est toujours en désaveu des autorités locales et souvent de manière brutale. Son principal souci est son maintien au pouvoir, et c’est à cette aune qu’il jugera ou non d’intervenir. Il s’est toujours opposé violemment à la création d’organisations militantes autonomes, quitte à nuire au développement économique.

Le Guangdong, laboratoire de l’expérimentation sociale

La province du Guangdong joue une partition un peu différente. Elle a la mission et l’ambition de se trouver en pointe du développement économique et de l’ouverture politique.

C’est une feuille de route déjà ancienne, mais réactualisée récemment. Dans son programme, la province veut prendre la forme d’un pays développé et abandonner les attributs du tiers-monde. Elle veut s’orienter vers les technologies de pointe, les industries à haute valeur ajoutée, les activités économiques de création. Elle est d’ailleurs la province qui fait le plus de recherche et développement, qui dépose le plus de brevets, qui reçoit le plus d’investissements étrangers.

Le numéro un de la province, le secrétaire du Parti, prend régulièrement des positions avant-gardistes. Il a poussé à des lois sociales plus contraignantes que nulle part ailleurs et, surtout, il entend les faire appliquer. Cela devrait mettre en difficulté celles des industries dont la stratégie repose principalement sur l’exploitation des bas coûts de main d’œuvre.

De son côté, le numéro deux, le gouverneur de la province, apparaît plus soucieux d’harmonie sociale, c’est-à-dire qu’il voudrait éviter les tensions qui ne manqueront pas de surgir si un nouveau modèle de production met trop de monde de côté. Cette opposition entre deux têtes est une situation assez classique, nous l’avons dit. Mais, elle peut donner l’impression d’un pouvoir hésitant, ce qui ne facilite pas la tâche de ceux qui ont à gérer des conflits. La province a pris des positions de pointe en matière de représentation des salariés. Les salariés n’ont actuellement aucun véritable mode de représentation du fait de la répression violente de toute organisation visant à représenter les salariés. Cette situation rend particulièrement difficile la gestion des conflits, les directions devant deviner pourquoi il y a conflit sans pouvoir rencontrer de représentants des personnes en conflit.

Or, en 2010, le secrétaire du Parti de la province a plusieurs fois insisté sur la nécessité d’élire directement des représentants des salariés. Il a même proposé une loi en ce sens, mais a décidé de temporiser du fait de l’opposition d’une association patronale de Hong-Kong. L’hésitation du pouvoir est particulièrement visible lorsque l’on regarde de près les dirigeants syndicaux. Les responsables syndicaux du Guangdong sont très divisés sur le rôle des syndicats et la stratégie à mener dans les conflits. Dans la constitution chinoise, le syndicat est d’abord un organe de propagande du Parti tourné vers les salariés. Une grande partie de l’action syndicale consiste en diverses campagnes d’éducation sociale. Le syndicat ne représente pas les salariés, il les défend en cherchant ce qui peut améliorer la situation ouvrière.

Les activistes, acteurs non contrôlé de la lutte sociale

Nous ne saurions terminer ce tour d’horizon des acteurs des conflits sans parler des activistes. Il y a des militants de la condition ouvrière qui échappent au syndicat et se battent pour l’amélioration du sort des ouvriers. Certains agissent dans le cadre d’ONG de formation ou de conseil. Ce sont souvent des étudiants qui décident de passer un peu de leur temps à aider les ouvriers à s’en sortir. Leur action consiste essentiellement à les informer de leurs droits et des institutions qui peuvent prendre leur défense en cas d’abus. Ces personnes sont courageuses en ce sens que leurs ONG peuvent constituer les embryons d’une organisation ouvrière ; ils courent donc de vrais risques.

En même temps, les autorités reconnaissent parfois l’utilité de leur action qui se maintient généralement dans un cadre légal. Ainsi, le syndicat peut exiger qu’un employeur les paie pour donner à leurs salariés une formation sur leurs droits. On pourrait dire que le principal ressort de ces militants est la compassion. Il existe d’autres activistes plus décidés à défendre les droits des travailleurs, y compris par des grèves. Ces activistes sont plus difficiles à rencontrer car ils sont pourchassés par les autorités. Ils n’en sont pas moins actifs. Ainsi, on a entendu des personnes se vanter de s’être fait embaucher dans de grosses entreprises pour déclencher une grève. Une fois la grève terminée, ces activistes ont tendance à disparaître dans la nature. Leur action n’est pas très difficile car ils tiennent un discours assez proche des opinions d’une grande partie des ouvriers. En gros, ils expliquent aux autres ouvriers qu’ils sont exploités et que leur situation peut s’améliorer par la lutte. Et surtout, ils donnent le départ du conflit. Ce fut le cas d’une multinationale où les activistes avaient réussi à persuader de nombreux ouvriers de se mettre en grève. Une date et une heure avait même été fixée. Au moment venu, personne n’osait déclencher la grève. Un activiste a alors coupé le courant de son atelier. Les ouvriers ont alerté par SMS leurs collègues des autres ateliers, et la grève a démarré ainsi. Elle a fait tache d’huile sur d’autres usines de la même entreprise, ou d’entreprises sous-traitantes de cette dernière. Elle a duré plusieurs semaines et s’est terminée par de fortes augmentations de salaires mais aussi des licenciements et le départ de tous les militants et de certains grévistes.

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