Asie, révolution et réaction

, par  Behar Abraham

Nul ne met en cause le rôle majeur de la révolution vietnamienne dans la politisation des mouvements étudiants, mais on oublie souvent le grand scepticisme de la majorité de la jeunesse sur la possible victoire du peuple Vietnamien malgré l’offensive du TËT. Exemple, l’université libre de Berlin : "malgré la sympathie générale pour la cause Vietnamienne, je fus conspué à cause d’une évocation prudente d’une victoire possible."

Nul ne remet en cause le rôle décisif de la scission du mouvement communiste, et plus tard de la révolution culturelle chinoise, dans la réflexion collective du monde étudiant.

Pour le continent asiatique, les répercutions sont considérables autour de 2 interrogations :

  • La defaite de l’impérialisme américain est elle possible ?
  • L’hégémonie fondamentale de moscou sur le mouvement communiste peut elle cesser ?

La révolution culturelle chinoise ajoute un codicille : peut-on faire feu sur le quartier général ?

Le 20 mars 2018, Emmanuel Terray et d’autres traiterons en détail les répercutions sur les mouvements de protestation en Asie.
Pour illustrer ce débat, je vous propose 2 exemples, où dans les 2 cas on a un contexte indiscutable de prospérité économique, un non partage des richesses avec des oligarchies toutes puissantes au détriment du prolétariat et des classes moyennes, des gouvernements à la solde des USA, et une révolte estudiantine qui se sépare des partis communistes.
Il s’agit du Japon et du Pakistan.

AU JAPON

La politisation étudiante passe par le zengakuren, c’est à dire par la fédération nationale des comités autonome étudiants, dirigée à l’origine par le parti communiste japonais. La cible principale du zengakuren est le pacte américano-japonais, qui renforce la tutelle US sur le Japon. La séparation peu à peu majoritaire de la fédération étudiante avec le PCJ est le résultat d’une évolution à l’italienne de ce parti et son rejet progressif de l’idée même de révolution. Le Zengakuren est fortement engagé dans le soutien à la lutte du peuple vietnamien, il y aura en octobre 1968, des manifestations le plus souvent violentes dans 600 villes au japon.

C’est dans ce contexte de politisation intense et de frustration liée au non partage des richesses que la contestation du pouvoir du premier ministre Eliaku Sato, va se développer, illustrant ainsi la caractéristique de la période : “une étincelle suffit pour mettre le feu à la plaine”.

En 1968, le point de départ de la révolte est aussi minime que la lutte des dortoirs à Nanterre, la répression se chargeant d’en assurer l’extension
A l’origine de la crise se trouve une nouvelle loi sur le stage médical adoptée en janvier 1967 pour entrer en application le 10 mai 1968. Elle va déclencher un vaste mouvement protestataire dans 20 facultés de médecine. L’extension se fait quand le recteur Ockochi, à Tokyo fait appel aux forces de l’ordre le 17 juin 1968 pour évacuer les 50 militants du Zengakuren qui occupaient les bâtiments de l’administration. Le mouvement va s’étendre et en octobre 1968, justement à l’occasion de la “journée internationale d’action unifiée contre la guerre“ , le Zengakuren va déclencher l’émeute la plus violente que le Japon est connu. Le gouvernement met alors en application “le décret anti-insurrectionnel”. Au delà de Tokyo, où la prise d’assaut du parlement fût un échec, les manifestations violentes s’étendirent a toutes les métropoles. Les étudiants ont comme alliés les comités ouvriers, mais contre eux toutes les zones rurales.

Malgré quelques démissions, le gouvernement tient bon et en 1970 le premier ministre Sato, futur prix Nobel de la paix, sort renforcé des élections avec la majorité absolue au parlement. Ce sont les derniers faits d’armes du Zengakuren qui va ensuite sombrer dans des divergences irréductibles et même dans une vaine tentative de lutte armée.

AU PAKISTAN

Bien que le Pakistan ait connu des taux de croissance relativement élevés pendant l’ère Ayub, les bénéfices économiques de cette croissance ont été accaparés par les 22 familles les plus riches du pays. L’essor économique n’a fait qu’attiser les contradictions au sein de la société, creusant l’écart entre les classes. En septembre 1965, le Pakistan a lancé une guerre de 17 jours contre l’Inde, aggravant encore plus la détresse des masses populaires. Au lendemain de la guerre, les prix de la farine, du sucre et d’autres produits alimentaires de base ont augmenté massivement. Le chômage qui touchait une large partie des classes moyennes et surtout des diplômés universitaires, s’est brusquement aggravé malgré la prospérité globale. Le parti communiste de tendance maoïste perd toute crédibilité en soutenant Ayub Khan dans sa politique de rapprochement avec la Chine, alors que la politisation des étudiants se fait dans le soutien à la lutte vietnamienne et à l’hostilité envers l’Otase.

La révolution de 1968-69 a été déclenchée, ici aussi, par un incident mineur à Rawalpindi : Un groupe d’étudiants, revenant vers Rawalpindi après un voyage d’études, a été arrêté par la police des douanes. Leurs biens ont été confisqués pour motif de contrebande. Des confrontations entre les étudiants et la police ont eu lieu. Les étudiants de l’université Gorden et de l’université d’Etat Asghar Mall, à Rawalpindi, ont organisé des manifestations. Le 7 novembre 1968, lors d’une manifestation de deux mille étudiants de l’université Gorden, l’un d’eux a été tué par la police. Le lendemain, 60 personnes, dont deux dirigeants étudiants, ont été arrêtées à Karachi. Les établissements scolaires ont été fermés à Hyderabad, Lahore, Peshawar et Karachi. Les soldats encadraient les quartiers de Rawalpindi, imposant un couvre-feu.

Le 13 novembre, le dirigeant du PPP (Parti du Peuple Pakistanais), Zulfikar Ali Bhutto, et onze autres dirigeants politiques ont été arrêtés, Ce parti socialisant était le seul soutien du mouvement étudiant. Le 15 novembre, une grève générale touchant de nombreuses villes, dont Peshawar et Karachi, s’est déclenchée. À Dacca, des étudiants et des avocats ont manifesté contre la répression au Pakistan occidental. Le 8 décembre, des affrontements ont eu lieu au Pakistan oriental (devenu Bangladesh depuis), où deux personnes ont été tuées par les forces de l’ordre. À Chittagong, la police a ouvert le feu sur une foule de plusieurs milliers de personnes. Le 13 décembre, sept personnes étaient tuées et quatorze blessées par des tirs de police à Dacca.

Le comité d’action étudiante de Dacca a décidé de se joindre aux autres mouvements de l’opposition pour faire du 17 janvier 1969 une « journée de revendication ». C’était la première fois qu’une telle action coordonnée était entreprise à la fois au Pakistan occidental et oriental. Des manifestations de masse eurent lieu à Dacca, Lahore, Karachi, Rawalpindi et dans d’autres grandes villes.

D’intenses batailles de rue se déroulèrent le 25 janvier à Karachi, la plus grande ville industrielle de la région, comportant la plus grande concentration de prolétariat urbain du pays. La bataille dura huit heures. Travailleurs, étudiants et chômeurs ont brulés des bus, tramways, stations d’essence, terminaux pétroliers et bâtiments gouvernementaux. Ils se sont attaqués à des banques, sortant les coffre-fort dans la rue pour les faire sauter. Des centaines de personnes ont été blessées et plus de cinq cents arrêtées.

Le gouvernement pensait qu’en neutralisant les dirigeants des étudiants il pourrait mieux contrôler le mouvement. En fait, c’est exactement le contraire qui s’est produit. Dans un quartier de Karachi, plus de mille étudiants se sont rassemblés devant le domicile d’un membre éminent de la Ligue Musulmane d’Ayub qui, voyant la foule approcher, a ouvert le feu, blessant grièvement un étudiant. Le lendemain, dix mille étudiants sont revenus sur les lieux. Une unité de l’armée était stationnée à l’extérieur, commandée par un jeune officier. Il a demandé aux étudiants ce qu’ils venaient faire. Ils ont répondu qu’ils venaient incendier la résidence. Après avoir expliqué leurs griefs, l’officier a ordonné le retrait de son unité. La résidence a été réduite en cendres.

À plusieurs reprises, la situation aurait permis à Bhutto de prendre le pouvoir et procéder à la réalisation d’une société socialiste, mais il n’a pas voulu en profiter. Finalement, la classe dirigeante s’est décidée à abandonner Ayub Khan pour apaiser la colère des masses. Il a démissionné le 26 mars 1969. Le mouvement de masse s’est dissipé. Mais, à la différence du Japon, et grâce à l’alliance étudiant/ouvriers/ et masses rurales, finalement la dictature va céder la place au premier gouvernement Bhutto, largement majoritaire aux élections en 1971. Cela se terminera par la pendaison de Bhutto en 1979, et le retour de la dictature militaire.

Que dire en conclusion ?

1- La victoire totale au Viet Nam, signifie la fin de la croyance dans l’invincibilité des USA dans tout le continent asiatique, et donc le doute profond sur l’efficacité de la protection américaine pour les oligarchies en place. Il y a, à la fois, une réponse répressive accrue, comme la liquidation du mouvement paysan Naxalite en Inde, ou la liquidation du parti communiste indonésien, mais aussi une poussée réformiste de type libérale en Corée du sud, au Pakistan et même en Inde. Tout se passe comme si les grandes bourgeoisies nationalistes ou compradores comprennent le message et s’ingénient à cajoler les classes moyennes pour éviter toute coalition avec le prolétariat.

2- La défaite finale de la tentative d’empêcher le retour du capitalisme en Chine, liée à la défaite de la révolution culturelle chinoise, sonne le glas pour la période révolutionnaire en Asie et dans le monde. Il faudra attendre les printemps arabes pour voir ressurgir la vague révolutionnaire, à partir du même type de coalition : étudiants/ ouvriers/ et ruraux (comme en Tunisie) avec son cortège inévitable de contre révolutions sanglantes.

3- Mais attention, la révolte écologique, contre les pollutions majeures dans le continent asiatique, y compris la révolte contre le nucléaire, est entrain de grandir, avec souvent une alliance nouvelle entre le mouvement universitaire et les masses rurales, comme en Inde et au Japon. A suivre.

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