Croatie : un an après la victoire, quel bilan pour la gauche verte à Zagreb ?

, par  Paul Stubbs

Il y a un an, une coalition rouge et verte emportait la mairie de Zagreb. Quels bilans ? Quels
résultats ? Le sociologue Paul Stubbs fait l’éventaire des avancées et des blocages, alors que la
logique technocrate du pouvoir municipal s’oppose aux aspirations à plus de démocratie et de
radicalité.

Cette année, les traditionnelles célébrations du 1er mai dans le parc Maksimir de Zagreb ont pris une allure un peu différente de l’habitude. Le nouveau maire de la capitale, Tomislav Tomašević, entouré de ses deux vice-maires, Danijela Dolenec et Luka Korlaet, et du président du conseil municipal, Joško Klisović, a prononcé un bref discours dans lequel il a constamment utilisé l’appellation « yougoslave » pour désigner ce jour « Prvi maj », au lieu de la forme croate « prvi svibanj ». « Les droits des travailleurs que nous tenons pour acquis aujourd’hui, la journée de travail de huit heures, la retraite et les soins de santé n’ont pas été donnés aux travailleurs, mais gagnés, et nous devons nous en souvenir. Il faut dire aussi que la lutte doit continuer, nous croyons en l’importance de l’adhésion syndicale et de la négociation collective. C’est le seul moyen de créer de meilleures conditions de travail et une société meilleure », a rappelé Tomislav Tomašević.

À la fin du discours, la chorale du Théâtre national croate a chanté l’Internationale, tandis que la foule, bien plus nombreuse que d’habitude, faisait la queue pour obtenir une assiette du traditionnel grah aux haricots, gratuitement servi pour l’occasion.

L’impact des symboles ne doit pas être sous-estimé. Le nouveau maire a aussi pris part à la Gay Pride de Zagreb, un mémorial aux victimes de l’Holocauste a été inauguré, tandis que d’autres initiatives étaient prises pour célébrer l’antifascisme et la libération de Zagreb par les partisans. Enfin, le maire se rend au travail à vélo ou en tram, tandis que la flotte de voitures de fonction de la ville a été drastiquement réduite et nombre de « conseillers » aux attributions aussi obscures que leurs salaires étaient élevés, ont été relevés de leurs fonctions. Alors même que les médias sont à l’affût du moindre relent de scandale, l’ère du clientélisme et des emplois de complaisance semble bien terminée.

Transition verte et éducation à la citoyenneté

La mise en œuvre de certains éléments de l’agenda vert est déjà en cours, notamment dans le domaine du tri et du recyclage des déchets, dans le cadre d’un plan ambitieux et de long terme pour la transition verte, qui comprend également la fermeture des décharges, des mesures de soutien à la production
d’énergie renouvelable ou encore la réduction de la précarité énergétique. Une procédure a également été lancée pour remettre sous gestion publique certains services externalisés, remettant en cause le pouvoir de certaines sociétés privées très proches de l’ancienne administration municipale.

Malgré les obstacles bureaucratiques, la reconstruction post-séisme - l’une des principales promesses électorales de la plateforme rouge-verte - est la priorité de la nouvelle administration : une dizaine d’écoles ont été reconstruites ainsi que de nombreux autres bâtiments publics et quelques immeubles privés. La mise en œuvre d’un programme ambitieux d’extension des services d’éducation préscolaire a également été lancée, avec la construction de quatre nouvelles crèches (seize sont prévues) et plus de 400 embauches dans les écoles maternelles. La construction d’une dizaine de nouvelles écoles est également en cours et, après tant d’années marquées par des tentatives de l’extrême droite d’exploiter le système scolaire à des fins d’endoctrinement idéologique, une éducation à la citoyenneté sera proposée dans les écoles de la capitale.

La municipalité s’est aussi fixée pour objectif de lutter contre la spéculation immobilière et d’inverser le déclin du logement social, ainsi qu’à rendre plus efficaces les procédures d’intégration des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile, y compris les personnes fuyant la guerre en Ukraine.

Alors qu’un nouveau scandale vient d’éclater, avec le cas d’une femme dont le fœtus, à la vingt-sixième semaine de grossesse, était atteint d’une tumeur maligne au cerveau, et qui ne pouvait pas interrompre sa grossesse en raison du droit à « l’objection de conscience » des médecins, bien que l’avortement soit autorisé dans un tel cas par la loi croate, les nouveaux directeurs d’un hôpital public de Zagreb, nommés par l’actuel conseil municipal, se sont engagés à assurer, dans les plus brefs délais, les conditions permettant des avortements sûrs dans la ville de Zagreb. Aucune de ces mesures n’est vraiment révolutionnaire, mais elles symbolisent une volonté de changement.

Course d’obstacles

Peu de gens s’attendaient à une transformation rapide de la ville, mais le nouveau conseil municipal a dû faire face à d’énormes obstacles politico-administratifs, financiers et juridiques, alors que certains médias multiplient les attaques contre la nouvelle équipe municipale.

Lors d’une des premières réunions du conseil municipal, il a été décidé de réorganiser la structure des services, en réduisant le nombre de bureaux de 27 à 16. Néanmoins, de nombreux postes de direction des bureaux municipaux sont toujours vacants, tandis que des personnes nommées par l’administration municipale précédente sont encore en poste. Et les problèmes ne s’arrêtent pas là. De nombreux employés de la commune - dont certains ont joué un rôle crucial dans le phénomène de « capture de l’État » et de promotion de l’agenda de la droite populiste - ont toujours des contrats de travail à long terme. Ainsi, un an après l’élection du nouveau conseil, de nombreux employés communaux, nommés par l’administration précédente, chargés de la mise en œuvre des politiques adoptées par la nouvelle administration, se montrent au mieux indifférents à ces politiques, et parfois même les contestent ouvertement et saisissent toutes les occasions de les saper. À l’avenir, ces emplois, précisément parce qu’ils sont considérées comme techniques, pourraient être réservés à des personnes ayant une formation professionnelle adaptée, qu’elles soutiennent ou non le programme politique de la plate-forme de la nouvelle équipe.

Celle-ci s’attendait à faire face à une situation financière compliquée, en raison de l’héritage laissé par l’administration précédente, mais une analyse plus approfondie a montré que la municipalité avait accumulé une dette de 8, 2 milliards de kunas (environ 1,1 milliard d’euros), dont environ la moitié relève de Zagrebački Holding, qui gère la plupart des services municipaux.

Le piège de la dette

Avant même que l’ampleur de la dette municipale ne soit révélée, on estimait que les nouvelles initiatives devaient être neutres sur le plan budgétaire, privilégiant les économies aux nouvelles dépenses, notamment parce que d’importants arriérés devaient être payés, y compris les salaires. La dette de la commune a souvent été présentée au public dans un discours aligné sur l’orthodoxie néolibérale, alors que la décision d’emprunter la voie de la modération fiscale était due à la dette elle-même, et non à la pression des créanciers. Contrairement à ce qu’a connu Syriza en Grèce, le choix de l’austérité ne vient pas de pressions extérieures, mais d’une lecture autonome de la situation. On sait pourtant que le montant de la dette est moins important que le plan de remboursement de celle-ci, se concentrant sur les
créanciers ainsi que sur les modalités de remboursement.

Bien sûr, la ville de Zagreb ne peut pas être un « îlot de socialisme » au milieu d’un océan capitaliste, mais chaque administration municipale qui se veut crédible doit discuter des diverses options possibles et développer un ensemble d’idées pour s’opposer au phénomène de financiarisation néolibérale. Difficile de savoir qui conseille la nouvelle administration municipale sur cette question ni dans quelle mesure elle est disposée à envisager une analyse économique et financière alternative et de gauche. Bien sûr, il est difficile de contourner certaines règles concernant le ratio dette/revenu. Cependant, dans sa dernière évaluation financière, Moody’s a évalué la municipalité de Zagreb et Zagrebački Holding comme étant « 
stables » (Ba1), une note équivalente à celle obtenue par le gouvernement croate. Moody’s salue naturellement « la prudence constante dans la gestion du budget » de la municipalité de Zagreb, mais si Moody’s estime que le niveau d’endettement direct à Zagreb est « faible », l’administration municipale de gauche ne devrait pas évoquer sans cesse la dette pour créer un climat de panique économique et morale laissant supposer qu’il n’y a « pas d’alternative » à l’austérité auto-imposée.

L’impact des obstacles réglementaires rencontrés par la nouvelle administration municipale est particulièrement mis en évidence par l’une des initiatives les plus controversées lancées par le maire précédent, à savoir le programme des « Parents aidants » qui prévoit un soutien financier de 4500 kunas par mois (environ 600 euros) pour les parents avec trois enfants ou plus. L’aide vise principalement des femmes, afin de leur permettre de rester à la maison pour s’occuper des enfants. En plus de l’exclusion du marché du travail régulier, les parents bénéficiant de ce programme ont dû renoncer à toutes les autres prestations sociales et même priver leurs enfants d’éducation préscolaire. Les projets initiaux d’abolition de ce programme ont été abandonnés car, d’un point de vue légal, les ententes conclues avec les parents aidants sont demeurées valides même après l’expiration du mandat de l’administration municipale précédente.

La raison pour laquelle ce programme devrait être aboli selon certains réside dans son inefficacité évidente, même pour la soi-disant « relance démographique ». Le programme n’a pas entraîné d’augmentation des taux de natalité, alors que le nombre de bénéficiaires continue de croître. Une grande partie du budget municipal est réservée à ce programme et pourrait plutôt être utilisée pour mettre en œuvre diverses mesures innovantes de politique sociale. Chaque mois, ce programme coûte à la municipalité autant que la construction d’une nouvelle garderie.

Les partisans du programme, dont certaines féministes et certains gauchistes radicaux, le présentent comme une mesure contre la pauvreté, arguant que la plupart des bénéficiaires vivent dans des conditions socio-économiques défavorisées et que beaucoup appartiennent au groupe ethnique rom. Ils le présentent aussi comme un prologue à l’introduction d’un « salaire pour le travail de soins », sinon même comme une forme de revenu de base universel, bien qu’il soit désormais admis que de tels programmes doivent être
nationaux et non locaux. Bien que le débat soit ouvert et que les raisons pour lesquelles ce programme doit être arrêté soient clairement énoncées, l’administration municipale, poussée sur la défensive, se retrouve dans une sorte de vide politique.

Dérive technocratique ou participation citoyenne

Avant les élections locales de mai 2021, la plateforme rouge et verte jouissait d’un regard plutôt positif des médias, du moins de la presse écrite. Mais la donne a radicalement changé après les élections. Ce changement serait dû, au moins en partie, au fait que la plateforme a commencé à contester le pouvoir que certains médias ont acquis en tant que partie intégrante du mécanisme de captation de l’État mis en place par le précédent maire. Certains médias essayent désormais d’impliquer la nouvelle administration municipale dans des affaires opaques et des conflits d’intérêts, ou cherchent au moins à la présenter comme inexpérimentée et inefficace. Pour y faire face, la municipalité multiplie les efforts de communication, donnant parfois l’impression de privilégier la forme sur le fond.

Les consultations régulièrement organisées avec les membres et les sympathisants de la plateforme avant les élections ne sont plus à l’ordre du jour. Cela signifie que les personnes qui ne font pas partie du cercle restreint des décideurs sont exclus de la réflexion commune, y compris certains membres du Conseil municipal, ainsi que les membres des conseils de district. Une plateforme, comme Zagreb je naš, qui semblait disposée à adopter un processus décisionnel ouvert, en cercles concentriques, a inévitablement rencontré de nombreux obstacles pour tenter de transformer le militantisme d’opposition en véritable démocratie citoyenne. Le sentiment d’être exclu, de ne pas appartenir au cercle de ceux qui décident ou tout simplement de ne pas être informés sur certaines décisions, a déçu la base du mouvement. Le conflit risque de se creuser entre la direction municipale, très dépendante de conseillers technocratiques, et la base électorale, qui aspire à plus de démocratie et de radicalité.

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