En 2021, le Forum social mondial (FSM) a fêté son vingtième anniversaire. Sa dernière édition s’est tenue, crise sanitaire oblige, de manière virtuelle, du 23 au 31 janvier . En 2001, l’organisation de cet événement à Porto
Alegre (État de Rio Grande do Sul, Brésil) marquait l’émergence visible et mondiale du mouvement altermondialiste, dont les premières expressions s’étaient produites en 1998 avec la création de l’association Attac et le développement de son mouvement international en plein essor, ainsi qu’en 1999 avec les mobilisations de Seattle (États-Unis) en réaction au troisième sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
2001-2005 : montée en puissance et confrontation au nouveau cours de la mondialisation
La vague altermondialiste fondatrice
Affirmant qu’« un autre monde est possible », le mouvement altermondialiste est né et s’est développé en premier lieu comme un « mouvement de mouvements sociaux et citoyens » mobilisé à l’échelle internationale. Il s’est rapidement constitué, entre 1998 et 2001-2003 – et à partir d’un noyau originel d’acteurs et d’organisations majoritairement européens et latino-américains –, comme un vaste réseau mondial intégrant une diversité d’acteurs, de manière ouverte et fluctuante. Ces derniers, individuels ou collectifs, étant engagés à partir d’histoires, de pratiques, de traditions, d’écoles de pensée, de positions dans les hiérarchies politiques et sociales différentes – intellectuels, universitaires, jeunes issus des classes moyennes diplômées, militants et dirigeants d’organisations syndicales, politiques, d’organisations non gouvernementales (ONG), paysans sans terre, etc. – dans une critique et un combat convergents contre la mondialisation dans sa forme néolibérale et ses multiples effets sociaux, politiques et environnementaux.
La critique du néolibéralisme et du mode de production, d’échange et de consommation capitaliste s’est d’abord, dans la genèse altermondialiste, cristallisée et concentrée contre deux adversaires :
— les marchés financiers et les paradis fiscaux – contre la financiarisation de
l’économie et la libéralisation des mouvements de capitaux qui ont connu une puissante accélération à la fin des années 1980 et durant les années 1990, dans la foulée de l’effondrement du bloc soviétique, favorisée par la poussée concomitante d’Internet et des nouvelles technologies de l’information et de la communication ;
— les institutions financières internationales – Fonds monétaire international (FMI), Banque mondiale – et l’OMC créée en 1995 – symbole du libre-échangisme généralisé. Et ce, tandis que plusieurs régions et pays du monde dits « émergents » – en Amérique latine, en Asie, la Russie – avaient connu, ou allaient connaître, des années 1980 au début des années 2000 – comme l’Argentine en 2001 –, des crises financières et économiques à répétition « soignées » par les cures administrées par le FMI et la Banque mondiale – plans d’ajustement structurel, inspirés des principes du « consensus de Washington ».
Ainsi, une diversité d’acteurs sociaux, politiques et intellectuels provenant de pays du Nord et du Sud, frappés et / ou concernés par ces évolutions et ces transformations du système capitaliste à la fin du XXe siècle, a constitué la vague altermondialiste fondatrice. En son sein s’est agglomérée une myriade d’organisations, de collectifs, de coalitions, de revues et de journaux2 issus du mouvement ouvrier historique – syndicats, partis politiques ou structures et individus liés à ces derniers –, des luttes d’émancipation et de décolonisation des pays du Sud, des mouvements paysans engagés en faveur de modèles agricoles favorisant la sécurité et la souveraineté alimentaires, l’agriculture paysanne et l’agroécologie, des mouvements féministes, des mouvements liés aux peuples « autochtones », des mouvements et des ONG mobilisés en faveur de l’abolition de la dette des pays du Sud, des mouvements antiracistes, écologistes, de l’économie sociale et solidaire, etc.
De la construction partagée à l’évolution des priorités
Durant leurs premières années d’existence, les forums sociaux ont rempli trois fonctions simultanées. Ils ont constitué des événements de haute visibilité publique et médiatique, donnant à voir la puissance croissante du mouvement altermondialiste face aux maîtres de la mondialisation – au départ, le FSM était organisé en contrepoint du Forum économique mondial de Davos. Leur phase de préparation, s’étalant d’une année sur l’autre, puis sur une période de deux ans à partir de 2009, favorisait un processus de rassemblement et d’interactions entre des mouvements sociaux sectoriels provenant du monde entier. Et ce, autour de plates-formes revendicatives larges favorisant les dynamiques d’alliances : contrôle des marchés financiers, soumission de l’économie aux besoins humains et du commerce international aux normes sociales et environnementales, réduction du pouvoir des entreprises transnationales, démocratisation du système multilatéral mondial, annulation de la dette des pays du Sud, etc. Enfin, ils offraient à tous ces acteurs l’existence d’un espace de construction d’agendas d’actions et de mobilisations partagés – contre les sommets internationaux des puissants (OMC, institutions financières internationales, G7/8/20, etc.).
Ces forums, dont le centre de gravité initial était l’Amérique latine – dans une période de haute intensité des luttes sociales et politiques dans la région, qui conduira à son basculement à gauche dans les années 2000-2015 –, ont progressivement essaimé avec la multiplication de forums sociaux locaux, nationaux, sous-régionaux et régionaux sur toute la planète. Cette extension dynamique des forums comme événements et espaces visibles du mouvement altermondialiste et la montée en puissance croissante de ce dernier dans l’arène politique internationale – comme forme non institutionnelle et contestataire de construction d’un espace public international – vont rapidement se confronter à une série de problèmes qui trouvent en partie leur origine dans d’autres événements cardinaux internationaux de l’année 2001.
Les attentats du 11-septembre contre le World Trade Center de New York vont en effet propulser le monde dans la « guerre permanente contre le terrorisme », emmenée par les États-Unis et leurs alliés de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Cette dernière va justifier, pour ses promoteurs, les invasions meurtrières de l’Afghanistan (2001) et de l’Irak (2003), exacerber toutes les dynamiques de déstabilisation et d’instabilité régionales, notamment au Moyen-Orient, imprimer à la mondialisation un nouveau cours sécuritaire toujours en activité, stimulé par les progrès des technologies de surveillance généralisée. Ce nouveau contexte international va à la fois influer les priorités de mobilisation des mouvements contestataires, et en compliquer et radicaliser les conditions d’action. Le mouvement altermondialiste va désormais être systématiquement confronté aux réponses répressives des gouvernements – dont la première expression se révèle lors du sommet du G8 à Gênes, en Italie, en juillet 2001, durant lequel le gouvernement de Silvio Berlusconi réprime violemment les mobilisations du Genoa Social Forum1. De premiers débats internes se dessinent sur la question de la violence et des modes d’action directe dans les mobilisations. Ainsi, si le mouvement altermondialiste va constituer le creuset des mobilisations internationales antiguerre de 2003 – les plus importantes de l’Histoire – contre l’invasion de l’Irak, cette évolution de ses priorités – des questions économiques, sociales, environnementales et de démocratie vers les questions sécuritaires et de guerre –, imposée par le contexte international, va en éloigner certains secteurs – notamment parmi les ONG.
D’autres débats émergent à cette époque au sein du mouvement altermondialiste et du FSM – à partir de 2005 –, tandis qu’en Amérique latine se renforce le cycle progressiste, aboutissant à ce qu’une majorité de gouvernements de gauche ou de centre gauche dirigent, à la fin des années 2000, le sous-continent où est né le FSM. Quel rapport au politique et à ces gouvernements progressistes ? Peuvent-ils constituer des points d’appui pour le mouvement altermondialiste ? Plus largement, quels débouchés politiques aux idées altermondialistes ? Ces débats vont se déployer sans qu’ils ne puissent trouver de réponses et de positions collectives. En effet, la nature même des forums – qui sont des espaces, et non des entités aptes à prendre des positions en tant que telles pour l’ensemble des acteurs qui y participent – interdit la définition de positions collectives sur ces questions, renvoyant chaque acteur – syndicat, parti, association, mouvement social, etc. – à sa tradition et à ses positions.
À partir de 2005-2006, ces débats vont animer les discussions du mouvement altermondialiste à mesure que les éditions du FSM attireront moins de participants, interpellant ses organisateurs sur la pérennité de la formule. Une réponse apportée par ces derniers consistera à organiser l’événement dans d’autres pays et régions du monde (Afrique, Amérique du Nord, Asie). Selon les contextes politiques et sociaux locaux, certaines éditions mobiliseront plus que d’autres.
Les défis de la période
2008 : un nouveau tournant
Au fil du temps, le FSM a perdu sa capacité de mobilisation « de masse » et son statut de sujet politique central pesant en tant que tel dans la vie politique internationale. Si à partir des années 2006-2008 il n’a plus constitué un événement central annuel, il est néanmoins resté un rendez-vous régulier pour des représentants d’organisations internationales, de syndicats, d’ONG, d’associations, d’élus souhaitant travailler ensemble sur des campagnes et des thématiques qui les lient, pendant et hors de l’événement. Sorte de « foire » – au sens médiéval du terme – mondiale contestataire ou d’université d’été internationaliste, l’événement permet, à l’échelle des réseaux militants, de se rencontrer, de se coordonner, de travailler, de renforcer et d’élargir les partenariats pour des campagnes de sensibilisation et d’action communes. Cette fonction est celle qu’il a conservée jusqu’aujourd’hui, même si la crise financière internationale de 2008 démarrée aux États-Unis, qui s’est transformée en crise systémique de la mondialisation exacerbée par les crises climatique et sanitaire mondiales, a encore projeté le monde dans un nouveau cours et renvoyé le FSM a une formule correspondant aux conditions et aux enjeux de la phase pré-2008 de la mondialisation.
Quel que soit leur avenir, le FSM et le processus des forums sociaux plus largement – locaux, nationaux, régionaux – ont, dans l’intervalle, engendré des réseaux et des coordinations internationalisés qui agissent désormais à des échelles inconnues avant leur existence. Ces acteurs sont désormais interpellés pour trouver – au sein du FSM comme en dehors – les nouvelles formes de leur développement et renforcer leur poids dans la construction d’un rapport de force international face aux acteurs économiques et financiers et les États, tandis que la phase actuelle de la crise systémique du capitalisme mondialisé est caractérisée par de nouvelles contradictions et de nouveaux rapports de force géoéconomiques et géopolitiques. Ces débats se prolongeront alors qu’une prochaine édition du FSM est prévue en 2022 au Mexique.
Nouvelle vague de contestations
Du processus des forums sociaux et du mouvement altermondialiste ont surgi nombre d’acteurs qui ont contribué, aux échelles locales et régionales, à la multiplication des dynamiques contestataires des années 2010 contre l’austérité et l’accroissement des inégalités sociales, en faveur du renforcement des droits sociaux et démocratiques des populations en réaction à la crise de 2008 – mouvement des « Indignés » en Europe, Occupy Wall Street aux États-Unis, soulèvements arabes – ou contre l’inaction des gouvernements et des organisations internationales face au changement climatique. Ces mouvements incarnent les nouveaux sujets et les nouvelles formes dominantes de contestation internationale dans la période ouverte par la crise systémique. Ancrés à des échelles territoriales nationales et locales, majoritairement urbains, combinant manifestations, occupation des espaces publics, désobéissance civile, actions directes de blocage des flux économiques ou des lieux de pouvoirs comme modes d’action, ces nouveaux mouvements contestataires sont auto-organisés, sans leader ni organisation dirigeante. Ils réservent aux structures politiques – partis – et sociales – syndicats, associations, ONG, etc. – traditionnelles un rôle périphérique ou d’accompagnement, mais jamais d’avant- garde. Et se mobilisent et assurent leur visibilité mondiale à travers les réseaux sociaux et les nouvelles technologies de l’information et de la communication.
En 2018 et 2019, juste avant la propagation de la pandémie mondiale de Covid-19, une nouvelle vague de ce type de mouvements de contestation citoyens a déferlé en Afrique et au Proche-Orient (Algérie, Égypte, Irak, Liban, Soudan), en Amérique latine (Équateur, Chili, Colombie, Haïti), en Asie (Hong-Kong) et en Europe (« Gilets jaunes » en France, Catalogne / État espagnol). Comme au début des années 2010, et au-delà de leurs différences, tous ces mouvements ont eu en commun de reposer la question sociale et démocratique au cœur de leurs mobilisations et d’exprimer simultanément une profonde défiance envers les classes politiques et les institutions. Il existe un lien dialectique entre ces deux dimensions et dynamiques – question sociale / impératif démocratique et défiance envers les classes et institutions politiques –, car ce qui est désormais remis en cause, c’est la capacité – et même la légitimité – du mécanisme électoral et représentatif à cristalliser, formuler, transmettre et faire vivre les demandes sociales au cœur de l’État et du champ institutionnel. Les mouvements de la période actuelle sont porteurs de fortes aspirations démocratiques et sociales, mais ces dernières ne trouvent pas de formes durablement organisées et institutionnalisées, formes qu’ils peuvent de surcroît rejeter au profit de conceptions et de pratiques qui privilégient la construction d’espaces autonomes de la société vis-à-vis de l’État et de son appareil politique.
Manifestations, barricades, convulsions sociales, urnes : les colères populaires, produits de l’approfondissement de la crise systémique du capitalisme, exacerbée par la crise sanitaire, continueront de s’exprimer à l’avenir par de multiples canaux et processus au niveau international. Dans ce contexte, le développement de mouvements sociaux et citoyens progressistes rencontrera, en réaction et en concurrence, celui de mouvements conservateurs radicalisés
– du type Tea Party, « trumpisme social », mouvements et idéologies sectaires, extrémistes, racistes, millénaristes, nihilistes –, nourris par les grandes évolutions irréversibles des sociétés en cours – choc du changement climatique, migrations, mutations technologiques, risques pandémiques, modification du rôle des femmes dans la société et la production, remise en cause partielle du patriarcat, droits LGBT+, etc. La montée des autoritarismes politiques s’appuiera sur ces « mouvements de la peur », dans un contexte de déclassement social de nombreuses catégories de la population – notamment au sein des « classes moyennes » précarisées –, et dans lequel les classes dominantes et dirigeantes mondiales ne sont pas en mesure de résoudre la crise systémique du capitalisme, mais chercheront à conserver leur pouvoir et à résister aux poussées populaires.
C’est dans ce nouveau contexte radicalisé, indéterminé, oscillatoire où coexisteront ces « divergences parallèles », et dans lequel la crise du capitalisme et de l’hégémonie libérale ne trouve pas d’imaginaire et d’alternative politico- idéologique de substitution, que se (re)posent quelques-unes des questions historiques adressées aux mouvements sociaux et citoyens, en particulier à celui des forums sociaux. Parmi celles-ci, certaines seront centrales dans la période à venir : comment repenser la question de la construction d’un espace internationaliste opérationnel en mesure de renforcer les mobilisations des mouvements sociaux et citoyens, de leur donner un prolongement international permettant l’établissement d’un rapport de force qui leur soit plus favorable face aux solidarités mondialisées des classes dominantes et dirigeantes ? Comment réaliser cette tâche tandis que ces mouvements revendiquent l’auto-organisation, la non-représentation, la non-délégation, l’absence de toute structure de direction et de décision identifiable, pérenne et stable comme mode d’organisation et de fonctionnement ? Qu’ils rejettent les espaces de la politique institutionnelle traditionnels ? Comment, dans ces conditions, faire face, dans la durée, aux stratégies des États qui alterneront, face à eux, tour à tour et selon les configurations nationales, concessions partielles, tentatives de division, de cooptation d’éléments ou de secteurs des mouvements, de banalisation et de discrédit de leurs actions, judiciarisation de leurs acteurs (surveillance judiciaire, emprisonnement, procès, etc.), répression violente, parfois militaire ?