Le Venezuela est plongé dans une grave crise sociale, économique et politique. Le décès d’Hugo Chávez, qui avait « refondé » le pays de 1999, a coïncidé avec un catastrophique déclin des prix du pétrole, qui compte pour 90 % des exportations et des revenus du pays. Entre-temps, la gouvernance de son successeur Nicolás Maduro a passablement aggravé les impacts de cette crise. Avec les menaces d’interventions des États-Unis, qui voudraient, au nom des « droits humains » et de la « démocratie », pulvériser ce pays, la situation est encore plus grave. Une telle intervention aurait pour effet de détruire non seulement le gouvernement, mais d’écraser tout un peuple et ses forces progressistes.
Une histoire de convulsions
Pendant longtemps, le Venezuela a été mené par une oligarchie contrôlant les incroyables richesses du pays. Selon les flux et reflux des prix du pétrole sur les marchés mondiaux, les ressources étaient plus ou moins importantes, tout en restant confinées au cercle restreint des privilégiés, y compris une abondante classe moyenne de fonctionnaires et de cadres politiques.
Régulièrement, quand les prix étaient à la baisse, des émeutes de la faim éclataient dans les quartiers populaires, comme les immenses manifestations à Caracas en 1989 durant lesquelles des centaines de manifestants ont été tués par la police. Cette histoire a mené à une agitation constante d’où est issu Hugo Chávez, alors jeune officier révolté, qui fut élu finalement président en 1999. Renversant le cours de l’histoire, à contre-courant de l’oligarchie, Chávez s’est engagé à ce que les quartiers populaires soient approvisionnés en denrées de base. Ils voient, pour la première fois dans l’histoire de ce pays, des médecins et des dentistes.
Un projet contesté
En 2002, l’oligarchie avec une partie des militaires et l’appui des États-Unis a fomenté un coup d’État, après avoir constaté que la popularité de Chávez ne se démentait pas. Des millions de gens sont descendus dans la rue, majoritairement, et les soldats se sont rangés avec le peuple. Peu de temps après, l’opposition a tenté de paralyser l’industrie pétrolière, mais encore là, Chávez a tenu le coup.
Jusqu’à son décès, le président a été réélu plusieurs fois devant une opposition affaiblie par ses divisions (entre « modérés » voulant recentrer l’État et « radicaux » qui rêvant de renverser le régime). Si les programmes d’assistance sociale, de santé et d’éducation ont caractérisé l’ère Chávez, les problèmes se sont cependant accumulés. L’État n’a pas été en mesure de procéder aux réformes qui auraient permis d’alléger la dépendance au pétrole. Par ailleurs, les efforts pour décentraliser le pouvoir n’ont pu sortir d’un schéma traditionnel, tricoté serré autour du président et de son entourage ayant tendance à masquer ses incapacités par des pratiques autoritaires.
Autre échec du président Chávez, la constitution d’un bloc économique latino-américain, qui aurait été l’un des moyens pour diversifier l’économie et assainir la gouvernance, n’a pas levé, bien que la « vague rose » (les gouvernements de centre gauche au Brésil, en Argentine, en Bolivie et ailleurs) a laissé penser, pour un temps en tout cas, que l’Amérique latine pourrait faire partie de ces pays « émergents » libérés de la tutelle des pays riches [1].
Dernier trait caractéristique, le Venezuela s’est retrouvé en conflit avec les États-Unis. À l’époque de l’administration Bush-Cheney et de la « guerre sans fin » au Moyen-Orient, la faction ultra conservatrice à Washington a aggravé les tensions en déclarant que le pays dont ils importent une grande partie de leur pétrole était un « État voyou » qu’il fallait renverser à plus ou moins courte échéance.
Un pays à la dérive
Après 2014, la chute des cours du pétrole a beaucoup réduit les capacités de l’État en matière sociale1. Une petite élite, la « bolibourgeoisie », autour du président et de l’armée s’est révélée globalement incompétente, mais pire encore, elle a amplifié ses pratiques de prédation, notamment via la manipulation des taux de change et l’hyperinflation qui atteint des niveaux records. Cette élite par ailleurs lancé de grands projets extractivistes, sans égard aux communautés locales. La chute des approvisionnements alimentaires et médicaux a atteint des niveaux insupportables. Le virage autoritaire s’est accentué [2].
Parallèlement, l’arrivée de Donald Trump a alourdi l’atmosphère, notamment diverses tentatives pour déstabiliser Caracas. Des millions de personnes ont pris le chemin de l’exil, simplement pour arriver à survivre. Ailleurs, le virage à droite du Brésil et de l’Argentine, les coups d’État réussis contre des régimes de centre gauche au Honduras et au Paraguay ont bouleversé l’échiquier régional. Pour des raisons de politique intérieure, le gouvernement semi-fasciste de Jair Bolsonaro a pris la tête d’une offensive diplomatique contre le Venezuela, avec la complicité d’autres pays qui veulent renverser le régime vénézuélien. Le vice-président du Brésil, le général Hamilton Mourão, qui dirigeait autrefois l’ambassade brésilienne au moment de la dictature militaire au Venezuela, a prédit un coup d’État dans lequel le Brésil pourrait diriger des troupes multilatérales.
Dans l’étau
Face à la crise actuelle, l’Organisation des États américains (OEA), depuis toujours dominée par les États-Unis, revient à la charge après avoir été éclipsée par la montée du régionalisme latino-américain des dernières années. Elle est appuyée par le « Groupe de Lima », une initiative de divers pays lancée en 2017 essentiellement pour faire pression sur l’État vénézuélien [3].
L’OEA, dont la légitimité est controversée [4], ne reconnaît pas le résultat de la dernière élection présidentielle du 20 mai dernier, remportée par Maduro avec 67 % des voix. Elle exige la passation du pouvoir au président de l’Assemblée nationale, Juan Guaidó, un jeune et timide politicien venant d’un petit parti, la « Volonté populaire » [5], dont on connaît mal les idées.
La partie la plus radicale de l’opposition accuse d’ailleurs Guaidó d’être un « mou » et appelle à des actions insurrectionnelles et des interventions militaires étrangères. L’administration Trump intensifie ses pressions, bien qu’il serait surprenant qu’elle lance à court terme, des attaques militaires, compte tenu des déboires récents de la « guerre sans fin » au Moyen-Orient. Les États-Unis cependant pourraient imposer au Venezuela de nouvelles sanctions économiques, que les appuis à Maduro de la Chine et de la Russie auront du mal à compenser.
L’huile sur le feu
Entre-temps, le Mexique et l’Uruguay, deux États membres de l’OÉA, ont demandé aux parties prenantes d’engager des discussions. Ils mettent en garde le Venezuela et le reste du monde contre un interventionnisme qui viserait à un « changement de régime » (Regime Change), une stratégie déployée ces dernières années au Moyen-Orient, avec les résultats catastrophiques que l’on observe maintenant.
À l’initiative du nouveau président Andrés Manuel López Obrador, le Mexique, qui est aussi membre du Groupe de Lima, a exprimé « sa préoccupation face à la dynamique qui a altéré la tranquillité et la prospérité du peuple vénézuélien, ainsi que la situation en matière de respect des droits de l’homme ». Il appelle à « la mise en place de conditions pour que tous les secteurs du Venezuela puissent établir un véritable dialogue qui permettrait le rétablissement de la stabilité ». Contre ceux qui demandent le renvoi du gouvernement actuel, Mexico rejette « toute initiative visant à mettre en place des mesures qui entravent le dialogue au Venezuela ».
Le gouvernement canadien, pour sa part, s’est rangé avec les États-Unis, ce qui a un peu surpris. Traditionnel allié-subalterne des États-Unis, le Canada avait très timidement essayé ces dernières années de se démarquer de ce que la plupart des observateurs qualifient du « délire », qui tient lieu de politique étrangère à Washington, tout en maintenant le cap dans son rôle de soutien à l’empire américain. Cependant, de par ses dernières déclarations, le Canada s’est rangé derrière la stratégie du « Regime Change », en vogue parmi les ultraconservateurs à Washington, Brasilia, Bogota. Cette posture est d’autant plus contestable que le Canada ne s’est pas manifesté pour dénoncer l’imposture ayant mené à la destitution de la présidente Dilma au Brésil. Il n’a jamais condamné les coups d’État au Honduras (2009) et au Paraguay (2012). Ce qui met en doute l’engagement réel du gouvernement Trudeau pour les droits et la démocratie en Amérique latine.
L’heure des grands dangers
Il est difficile de prédire actuellement l’issue de la grave crise qui frappe ce pays. La polarisation interne ne fait que croître. Les menaces d’intervention étrangère proférées par Donald Trump contribuent évidemment à donner à la crise un caractère dramatique, bien qu’il soit improbable, dans le moment actuel, que les États-Unis avec leurs alliés colombiens et brésiliens s’engagent dans une action militaire.
Des mouvements vénézuéliens, y compris une partie de l’opposition, le disent et le redisent, l’intervention étrangère est inacceptable d’un point de vue éthique et tout à fait mal fondée sur le plan politique. Les critiques légitimes qui peuvent être adressées au gouvernement de Maduro n’ont rien à voir avec les appels des néoconservateurs, voire des néofascistes.
Sous prétexte de l’« interventionnisme humanitaire », les États-Unis et leurs alliés-subalternes ont pulvérisé des États et des nations et poussé des populations entières vers la misère et l’exil. Leur but en fin de compte n’était pas comme ils le disaient de « sauver des gens » et de « rétablir la démocratie », mais de prendre le contrôle des ressources et de remplacer les dictatures en place (en Irak, en Syrie, en Libye) par d’autres régimes autoritaires voués à la défense des intérêts américains. Rien n’indique que ce triste programme n’est pas ce qui est en place maintenant.
Quant à la nécessaire démocratisation du Venezuela et le rétablissement de son économie chancelante, il n’y a pas de solution facile. Il est possible, comme le gouvernement du Mexique le préconise, d’encourager les parties prenantes (gouvernement et opposition) à un dialogue politique. Cela serait facilité si l’opposition exprimait clairement son opposition à l’intervention états-unienne et s’engageait également dans une éventuelle transition du pouvoir à respecter les droits et libertés, y compris ceux qui sont identifiés à la tradition chaviste.
Ce n’est pas évident du fait que l’anti-chavisme a pris au cours des ans des tournures radicales, revanchardes. Cela fait craindre à une grande partie de la population, et pas seulement aux secteurs liés au gouvernement, que le renversement du gouvernement provoquerait un bain de sang ou, tout au moins, à un retour aux pratiques de répression des secteurs populaires.
Du côté de Maduro, il y a peu d’indicateurs démontrant une réelle volonté de négocier, malgré son appel à rencontrer Guaidó. Il prend appui sur les difficultés de l’opposition à présenter une réelle alternative démocratique. Il faut dire que la tradition chaviste s’est passablement divisée ces dernières années, avec des secteurs importants qui se sont distanciés du gouvernement, sans nécessairement passer à l’opposition dominée par le MUD.
Ce que nous pouvons faire
Il importe, comme l’ont affirmé des partis progressistes et des coalitions impromptues d’intellectuels, de s’opposer aux grandes manœuvres états-uniennes. C’est une posture essentielle qui exige de surveiller l’évolution des tentatives de déstabilisation et de militarisation en cours, sous l’influence du « US Southern Command », avec la connivence des régimes réactionnaires du Brésil et de Colombie.
La dénonciation du gouvernement Maduro par l’OEA et du Groupe de Lima, associée à des menaces de sanctions diplomatiques et économiques, est une opération de plus pour aggraver la polarisation, provoquer un coup d’État et imposer un renversement violent, qu’on souhaite venir de l’initiative d’une partie de l’armée vénézuélienne. La tentative mexicaine de réinventer un dialogue pour penser la transition est beaucoup plus avisée.
Enfin, il faut appuyer les mouvements populaires et politiques, ainsi que les intellectuels progressistes [6], qui cherchent à maintenir la flamme de la démocratisation et de la justice sociale. Ils ne sont pas si marginalisés qu’on ne le pense. Ils s’activent surtout sur le plan des organisations populaires, des syndicats et des municipalités. Ils s’opposent à la prédation, à la corruption et à la répression du gouvernement, tout en résistant aux secteurs de droite qui présentement dominent l’opposition.
Par rapport à la crise actuelle, ces secteurs progressistes vénézuéliens réclament une crise pacifique, constitutionnelle, basée sur la souveraineté du peuple [7] :
- Contre l’autoritarisme du gouvernement de Maduro, ainsi que sa répression face aux manifestations croissantes dans tout le pays, notamment pour l’alimentation, les transports, la santé, la participation politique, les services publics, les salaires vitaux.
- Contre l’auto-proclamation de Juan Guaidó et la création d’un État parallèle dans le pays, ce qui ne ferait qu’aggraver le conflit et ne résoudrait pas les principaux problèmes auxquels le pays était confronté.
- Contre l’interventionnisme américain, ainsi que toute autre forme d’ingérence étrangère.
- Pour la convergence des acteurs politiques et des organisations sociales pour unir leurs forces afin de mettre un terme à l’escalade du conflit politique au Venezuela. Nous appuyons dans ce sens les propositions de médiation offerte par les gouvernements de l’Uruguay et du Mexique.