Les études sur la démocratisation à Taïwan ont été dominées de manière écrasante par les conceptions libérales occidentales. De ce point de vue libéral, le régime était sans aucun doute démocratique dès 1996, une année marquée par la première élection directe d’un président.
Pourtant, depuis le retour au pouvoir du Kuomintang (KMT, Guomindang) – qui fut dans l’opposition 8 années durant –, une nouvelle vague de mouvements sociaux a clairement mis à jour le caractère antidémocratique de ce gouvernement. Récemment, du 18 mars au 10 avril 2014, des centaines d’étudiants et d’activistes ont occupé l’Assemblée législative taïwanaise, protestant contre le passage sans débat clause par clause de l’accord controversé sino-taïwanais sur le commerce des services (CSSTA [1]). Le 23 mars, un groupe de manifestants a tenté d’occuper le bureau exécutif du gouvernement, mais ils ont été rapidement chassés par la police. Des dizaines de personnes, dont des journalistes et des docteurs, ont été sérieusement blessées. Une grève étudiante a éclaté peu après dans l’ensemble de l’île. Les mobilisations de ces trois semaines sont appelées le Mouvement Tournesol ; il a touché plus d’un demi-million de personnes.
Compte tenu de la poursuite par le KMT d’un processus d’intégration économique (voir même politique) avec la Chine, un certain nombre d’universitaires et d’activistes s’inquiètent du danger de voir le statut de Taïwan en tant que « modèle asiatique de démocratie libérale » dégénérer en une « semi-démocratie autoritaire », à moins que le « facteur Chine » ne soit reconnu et que cette évolution ne soit inversée. Cet article s’attache à évaluer la pertinence (ou non) des discours tenus sur le « facteur Chine » et la menace pesant sur l’ordre démocratique taïwanais. Une attention particulière sera portée aux interprétations présentées par les intellectuels et activistes de gauche. S’il y a beaucoup à apprendre tant des indépendantistes que des unificationistes de gauche, les arguments qu’ils avancent pour justifier leur agenda politique sont fondés sur une compréhension défectueuse de la question du socialisme et de la démocratie. On proposera une approche radicalement démocratique du socialisme pour juger tant de la démocratie libérale existant à Taïwan que des (prétendues) pratiques socialistes en Chine.
Une « révolution tranquille » ou pas vraiment une révolution ?
La démocratisation de Taïwan a souvent été présentée comme une « révolution tranquille » parce qu’elle a connu beaucoup moins de violence que d’autres transformations politiques [2]. Pour emprunter les termes de Garver, en 1996, une démocratie libérale avait été établie à Taïwan, caractérisée par « un système politique dynamique avec liberté de parole, d’association et de réunion ; l’autorité de la loi et des élections équitables, concurrentielles qui permettaient aux citoyens de l’île de choisir leurs gouvernants. [3] »
Il est maintenant clair que l’ampleur de cette « révolution » pacifique est en fait très limitée, avant tout parce qu’elle a laissé pour l’essentiel intacte la machinerie du parti dominant, le KMT, notamment ses avoirs, considérables, frauduleusement accumulés durant la période autoritaire, ce qui lui assure un avantage massif lors d’élections [4]. De plus, ce parti bénéficie de solides connexions dans les sphères administratives et judiciaires, à tel point qu’un certain nombre de politiciens du KMT mis en examens ont pu s’enfuir à l’étranger.
Après la période autoritaire, le Kuomintang n’a jamais été soumis à un quelconque mécanisme de justice transitoire. Des questions comme la création d’une commission-vérité ou les avoirs du KMT n’ont jamais été traitées, la capacité d’action du parti alors au pouvoir, le DPP, étant limitée parce qu’il n’avait pas de majorité à l’Assemblée. Pour sa part, « Le KMT a toujours échoué à faire le moindre effort pour se réformer soi-même » [5]. Dans ce contexte, des intellectuels de gauche à Taïwan (en particulier membres de l’aile unificationiste ou de la gauche radicale) ont eu tendance à considérer ces questions secondaires, s’empressant de centrer leur critique sur les pièges de la démocratie libérale sans envisager la possibilité que Taïwan soit une démocratie « inachevée », même d’un point de vue libéral démocratique.
Or, la démocratie taïwanaise est loin d’être consolidée, vu qu’une élite de pouvoir proPékin est en voie de formation et qu’elle dénie non seulement la légitimité du jeu démocratique, mais tire avantage d’un système injuste d’institutions et de règlementation qui privilégie le KMT. En bref, « dans ces circonstances, l’entremêlement du pouvoir et de la richesse du KMT avec les intérêts de dirigeants chinois de premier plan soulève la question de savoir si une ploutocratie trans-détroit est en train d’apparaître » [6]. Une telle ploutocratie représente sans aucun doute une menace sur les gains démocratiques de Taïwan (quelles que soient leurs limites). La critique de cette ploutocratie vient à l’origine principalement des libéraux, mais cela n’implique pas que la gauche radicale doive rester silencieuse sur cette importante question. L’ennemi d’un ennemi peut ne pas être un ami.
La démocratie en danger ? Entre peur et complaisance
Un nombre croissant d’intellectuels et d’activistes de Taïwan s’inquiète donc de ce que la précaire démocratie taïwanaise soit minée par un réseau sans cesse croissant de liens politiques et économiques au travers du détroit. On pense assez généralement que Pékin tente de dupliquer à Taïwan le modèle de Hongkong. « Aujourd’hui Hongkong, demain Taïwan » est devenu une formule populaire.
Jieh-min Wu est l’un des plus importants universitaires de la gauche indépendantiste [7]. Il présente un « troisième point de vue » sur la Chine et une analyse systématique du « facteur chinois ». Il se démarque des deux « points de vue » dominants qu’il juge simplistes : la vision a-critique qui ne voit en la Chine qu’une source d’opportunités économiques et celle qui n’y voit qu’une menace. Pour Wu, la Chine n’est plus un État « communiste » mais un capitalisme bureaucratique d’État [8].
Le développement de liens politiques et commerciaux trans-détroit permet à Pékin d’intervenir dans la situation intérieure de Taïwan, sapant les fondations des institutions démocratiques de l’île. Mentionnons notamment la constitution en 2005 de la plateforme KMT-PCC et ses effets ultérieurs ; la répression en 2008 des manifestations contre la venue de représentants chinois ; le refus du gouvernement taïwanais d’accorder en 2009 un visa au dirigeant Ouigour Rebiya Kadeer ; la signature en 2010 de l’Accord-cadre de Coopération économique sino-taïwanais (ECFA) ; la tentative en 2011 de Want China [9] d ‘acheter jusqu’à 11 fournisseurs de services TV ; le soutien ouvert accordé en 2012 par de grandes corporations taïwanaises à la politique chinoise du KMT lors de l’élection présidentielle ; et ainsi de suite. Pour Wu, la seule façon d’atténuer les effets de cette alliance « au sommet » est de constituer une « alliance trans-détroit de la société civile » affirmant des « valeurs universelles » telles que la démocratie, les droits humains, le civisme et le multiculturalisme.
La définition par Wu de la Chine comme capitalisme bureaucratique d’État touche généralement juste, mais il ne s’étend pas sur l’originalité et les contradictions de ce cas particulier (pour une analyse éclairante à ce sujet voir notamment Au Loong Yu [10]). De plus, depuis le début des années 1990 à Taïwan, un groupe d’intellectuels libéraux (surtout des économistes) insistent sur la nécessité de « démanteler le capitalisme parti-Etat » par les privatisations. La question se pose de savoir si pour Wu et les autres tenants d’un « troisième point de vue » sur la RPC, l’avenir de la Chine s’identifie à la libéralisation économique prônée par bon nombre de libéraux qui croient qu’elle débouchera sur la libéralisation politique. Si tel n’est pas le cas, ils devraient clarifier leur position à ce sujet.
Par ailleurs, le concept stratégique d’« alliance trans-détroit de la société civile » court le risque de retomber dans la (tristement) célèbre « construction réductionniste d’une opposition binaire entre société civile et État » opérée dans les années 1980 par un certain nombre d’intellectuels dissidents de Taïwan, avec sa « tendance à sur-romanticiser “le peuple“ comme s’il n’y avait pas de conflits en son sein » [11]. Jeffrey C. Alexander souligne que la société civile est « un concept fort contesté… utilisé tant pour justifier le capitalisme de marché que pour légitimer les mouvements sociaux qui s’y opposent et le régulent » [12]. Il est donc dangereux d’attribuer un sens stratégique significatif à un concept ambigu.
Dans une perspective de gauche, le principal problème posé par la majorité de ceux pour qui le facteur Chine est une menace, c’est, il me semble, que leur propre vision de la démocratie reste confinée au cadre de la démocratie libérale. Même Jieh-min Wu tend à écrire dans ce cadre [13]. Il tend aussi à restreindre la notion de socialisme à « l’égalité sociale » [14], séparant de ce fait la lutte démocratique du socialisme. Pour lui rendre justice, il faut cependant noter qu’il manifeste une rare capacité de réflexion concernant ce qu’il appelle « la mentalité anticommuniste collective » [15], jugeant que trop de gens à Taïwan (en particulier les indépendantistes) restent prisonniers de cet héritage de la Guerre froide et ignorent les « valeurs de la gauche » [16]. Bien que la « phobie du communisme » dans l’île soit pour une part due à la dictature du PCC et à son image d’oppresseur, on ne peut pour autant négliger les effets de la mentalité issue de la période de Guerre froide. L’une des conséquences de cette « peur diffuse » est que « les gens ne peuvent prendre au sérieux les transformations majeures que la Chine a connues depuis la révolution de 1949 ». La mentalité anticommuniste que Wu met en lumière rend plus ou moins compte de ce que même les indépendantistes qui se définissent de gauche parlent fréquemment le langage de la démocratie libérale quand ils sont confrontés à la Chine. Wu nous enjoint de nous poser les questions suivantes : dans quelle mesure la Chine peut-elle être encore considérée une société communiste après plus de 20 ans de réformes pro-marché ? En quoi l’actuel régime peut-il être appelé socialiste ? Malheureusement, il n’offre pas lui-même de réponses convaincantes aux questions qu’il pose.
On trouve à l’autre bout du spectre les courants unificationistes, le Parti travailliste, fondé en 1989, étant (avec ses diverses organisations satellites) le plus notable d’entre eux, ainsi que des membres du groupe « Taishe » (qui édite Taiwan : A Radical Quarterly in Social Studies). Ce que les unificationistes ont en commun, c’est le peu de sympathie qu’ils manifestent vis-à-vis de toute proposition d’indépendance ou d’autodétermination de Taïwan, qu’ils considèrent comme un corollaire du système de division entre Taïwan et la Chine issu de la Guerre froide. De fait, ces dernières années, l’un de leurs concepts stratégiques favoris a été de « (surmonter) le système de division », un concept emprunté à un intellectuel engagé en Corée, Paik Nak-chung.
De plus, ils tendent à voir dans la montée en puissance de la Chine un contrepoids et une alternative à la mondialisation sous direction US, à l’impérialisme et au militarisme. En fait, ils soutiennent presque toutes les principales politiques mises en avant par le PCC – un parti qui représente toujours, pensent-ils, les intérêts des travailleurs en Chine et, sur la planète entière, le mouvement du Tiers Monde. Ils peuvent – ou pas – critiquer dans une certaine mesure le PCC, mais même quand ils le font, ils rejettent fermement la possibilité que « le parti a connu un changement qualitatif dans son rôle de classe, étant maintenant au service du capitalisme, pas du socialisme » [17]. Concernant les polémiques sur les accords sino-taïwanais (ECFA et, en particulier, l’accord sur le commerce des services), la position du Parti travailliste est que le « libre-échange » entre Taïwan et la Chine facilitera l’unification et bénéficiera aux travailleurs des deux côtés du détroit.
Au nom du socialisme, les unificationistes de gauche dénoncent comme « universalisme impérialiste » ou « démocratie bourgeoise » toutes les valeurs et institutions chantées par les démocrates libéraux, telles que l’élection des titulaires d’une fonction, des élections fréquentes/équitables/libres, la liberté d’expression et d’assemblée, les sources alternatives d’information et la liberté d’association. Ils sont parfois rejoints par des auteurs postmodernes qui voient en la Chine une source utile pour déconstruire le discours eurocentrique sur la démocratie et la liberté.
Leur notion du socialisme et de la démocratie est particulièrement bien illustrée par un article du défunt professeur d’anglais Yuan-shu Yen, une personnalité très respectée par les unficationistes de gauche à Taïwan. Dès 1991, Yen déclarait que « ce qui importe le plus en Chine est la construction de l’État. Vous devriez en conséquence reconnaître la nécessité du collectivisme, du socialisme et d’une dictature autoritaire » [18]. Autre exemple, dans une brochure sur le marxisme, Lixia Wang, un vétéran du Parti travailliste, explique que :
« de plus en plus de chercheurs et observateurs étrangers ont découvert que la démocratie du type Chine devient un nouveau modèle de démocratie pour le monde. [Elle] met l’accent sur “le peuple comme maître du pays“ […] plutôt que sur la compétition et la participation valorisée par la démocratie occidentale. Ceux qui sont prisonniers de l’idéologie de la démocratie occidentale sont habitués à considérer la démocratie représentative multipartiaire comme le but final, mais il a été prouvé que c’était le centralisme démocratique pratiqué et réformé en Chine […] qui pouvait véritablement accroître la participation politique des citoyens » [19]. Ce type d’identification du « socialisme » avec le collectivisme et la dictature ou avec le rejet de la compétition multipartiaire est très répandu parmi les intellectuels « de gauche » à Taïwan qui recherchent l’unification avec la Chine. Leur compréhension du « socialisme » est profondément marquée par l’idéologie du PCC.
La société taïwanaise à été soumise à de poignants conflits “identitaires“ résultant de la controverse sur le statut souverain de Taïwan, mais il serait trop rapide d’en conclure, comme tendent à le faire certains intellectuels, qu’ils ne seraient que purement idéologiques ou contreproductifs. Il est nécessaire de comprendre avec sympathie les « structures de sentiments » (à savoir les significations et valeurs activement vécues et ressenties comme le définit Raymond Williams) à l’œuvre derrière de tels conflits. Ces structures sont « réelles » au sens où elles génèrent des effets persistants sur les jugements de valeur des gens, l’évaluation morale et les modes de vie ; elles peuvent être expliquées, sans être pour autant ôtées.
De mon point de vue, la gauche radicale n’a pas à percevoir Taïwan comme un « État démocratique à la souveraineté contestée » ainsi que le fait Wu [20]. Malgré tout, elle devrait prendre plus au sérieux la question de la souveraineté taïwanaise et de son statut (international) avant de conclure que ces questions ne sont que des jeux idéologiques qui détournent l’attention publique de la nécessité d’une transformation politico-économique radicale. Les unificationistes devraient prendre particulièrement en compte la remarque de Chaohua Wang :
« En fait la RPC et la RC vivent séparés depuis de longues années et ce dont Taïwan a vraiment besoin, c’est d’admettre cette réalité. Cela n’exclurait pas la possibilité d’une réunification ultérieure, pas plus que cela n’a été le cas avec les deux Corées, mais créerait seulement un contexte plus normal dans lequel les peuples de Taïwan et de Chine pourraient discuter honnêtement des différents scénarios possibles pour l’avenir de l’île, qu’il s’agisse de réunification ou d’indépendance. Seule une reconnaissance officielle de la séparation de facto entre Taïwan et la RPC pourrait constituer la base de négociations calmes et raisonnables sur l’avenir des 23 millions de citoyens taïwanais, dans le respect de leurs droits démocratiques. L’erreur commise par beaucoup ces dernières années a été de faire comme si cette reconnaissance et la question de l’indépendance de l’île ne faisaient qu’un. Il n’en est rien. La première ne servirait pas de masque à la seconde, mais elle serait une manière de reconnaître que ce qui est – ou devrait être – effectivement en jeu dans la nouvelle conscience taïwanaise est le désir légitime de disposer d’un statut égal dans toute négociation avec le gouvernement central de Pékin et la volonté que cette négociation se déroule de manière démocratique, à l’abri de toute menace militaire et sans condition préalable portant sur une réunification définitive à l’avenir » [21].
Je suis d’accord avec Michael Löwy pour dire que les marxistes doivent « établir clairement une distinction entre le nationalisme des oppresseurs et le nationalisme des opprimés ». Ils doivent « soutenir toutes les luttes de libération nationale, ou pour le droit à l’autodétermination des nations opprimées, même si leur idéologie (ou celle de leurs dirigeants) est nationaliste. » [22]. Le « désire légitime d’un statut égal » (comme Wang l’appelle) du peuple taïwanais et son droit à l’autodétermination doivent être d’autant plus respectés qu’à Taïwan, la gauche pro-unification, d’orientation stalinienne, s’est en général opposée à toute forme d’auto-organisation. La lutte pour l’autodétermination est une partie intégrale de la lutte démocratique en général.
Les indépendantistes (de gauche) tendent à faire de la démocratie libérale (inachevée) de Taïwan un modèle que la Chine devrait suivre. Les unificationistes (de gauche) écartent d’un revers de main ces réalisations démocratiques en faisant leur le rejet stalinien de la démocratie libérale. Au risque de simplification, disons que tous deux restent prisonniers du binôme « peur » et « complaisance ». Les premiers ont peur de la menace chinoise et sont complaisants envers les réalisations démocratiques de Taïwan ; les seconds craignent que la démocratie taïwanaise s’oppose à l’idéal de socialisme tel que représenté par la Chine contemporaine, qu’ils jugent sans pareil.
Ils leur manque, à mon sens ce que l’on appelle le « socialisme par en bas », à savoir, une compréhension du socialisme comme autogestion démocratique ou autogouvernance. Cette dernière n’est pas la simple négation des valeurs et institutions de la démocratie libérale, mais leur extension, approfondissement et transformation radicales.
A la recherche d’une alternative : le socialisme en tant que lutte pour une démocratie intégrale
Le socialisme n’aura pas d’avenir à moins que la prééminence de son impulsion démocratique ne soit reconnue : telle est l’une des plus importantes leçons qui peuvent être glanées des expériences socialistes passées. Le défi auquel la gauche est confrontée à l’échelle mondiale est que seul un projet visant à la radicalisation de la démocratie serait à même de rétablir une perspective alternative globale [23]. Il est temps que la gauche radicale à Taïwan mette en avant une véritable notion de démocratie socialiste et en fasse une priorité dans son travail politique quotidien.
Je suis totalement d’accord pour dire avec Au Loong Yu qu’« il est temps de réaffirmer l’idée du socialisme comme une démocratie pleinement développée qui élimine la bureaucratie en créant les conditions du dépérissement de l’État » [24]. Je pense que le socialisme est un combat pour la démocratie radicale, ou ce que Mario Bunge appelle la démocratie intégrale :
« Une démocratie partielle, bien que possible, n’est ni complète ni soutenable. La démocratie politique en particulier n’est pas complète si des individus peuvent acheter des votes et des sièges ; la démocratie économique n’est pas complète sous une dictature imposée par le gouvernement sans consultation populaire ; la démocratie culturelle n’est pas complète si l’accès à la culture est restreint aux privilégiés économiques ou politiques ; la démocratie biologique n’est pas complète tant que les hommes ne partagent pas le travail domestique avec leurs femmes ; la démocratie environnementale ne sera pas réalisée si des entreprises, qu’elles soient privées, coopératives ou d’Etat, peuvent librement exploiter ou polluer les ressources naturelles. En bref, l’idéal est de combiner la démocratie avec le socialisme. Cette combinaison devrait être appelée démocratie socialiste, pour la distinguer de la social-démocratie ou socialisme faible, qui en fait n’est rien d’autre que du capitalisme avec un filet de sécurité, appelé aussi socialisme d’État ou socialisme par en haut » [25].
Cette vision d’une démocratie intégrale étendue aux diverses sphères de la vie sociale est celle pour laquelle combattent les socialistes. Elle entre en résonnance avec les exigences d’un nombre croissant d’universitaires et d’activistes de gauche (dont beaucoup sont membres du mouvement altermondialiste). De ce point de vue, le mouvement émergent à Taïwan contre la libre circulation des capitaux à travers le détroit apparaît au moins potentiellement comme l’expression d’une exigence plus générale pour le contrôle démocratique des décisions sur l’emploi et l’investissement. Certes, le nationalisme économique de droite joue un rôle dans ce mouvement, mais la gauche radicale devrait voir au-delà ; à savoir le droit de la population à participer aux décisions concernant l’économie.
Rares sont les forces de gauche qui, dans l’île, offrent une analyse rigoureuse de la démocratie libérale à Taïwan et du capitalisme bureaucratique en Chine – et ce dans une perspective socialiste comprise comme démocratie radicale ou intégrale. Bien qu’il laisse nombre de questions ouvertes, cet article tend à traiter de ce manifeste vide théorique, qui doit être comblé si l’on veut dépasser le binôme « peur et complaisance » si prévalent dans nos milieux progressistes.
Poe Yu-ze Wan
Traduction de l’original anglais : Pierre Rousset