L’opinion publique est aujourd’hui secouée par les « découvertes » des enfants morts dans les pensionnats autochtones. Le mot « découvertes » doit être mis entre guillemets, car depuis longtemps, les communautés autochtones disaient que quelque chose de terrible s’était passé dans ces établissements. Le temps est venu d’appeler cette situation par son nom : un « génocide ».
La genèse du colonialisme européen
Après la « découverte » des Amériques en 1492, un terrible processus de spoliation fut mis en place par des puissances européennes, dans le but de prendre le contrôle de formidables ressources minérales et l’immensité des terres cultivables. Pour les populations autochtones, ce fut une catastrophe. Avec les tueries, les maladies et la mise en esclavage de la population, on a assisté à l’un des grands génocides de l’histoire du monde.
Sur les rives du Saint-Laurent
Dans la partie au nord du continent, la population autochtone était dispersée sur un immense territoire autour de diverses entités semi-étatiques disposant d’importantes capacités de résistance, alors que les colonies européennes étaient sous-peuplées. La compétition entre l’Angleterre, la France et les Pays-Bas a forcé le pouvoir colonial français à composer avec les autochtones, par nécessité plutôt que par vertu [1]. Si ses objectifs restaient les mêmes, la France négocia divers traités reconnaissant des droits aux autochtones, d’une part pour faciliter le commerce et l’exploration des territoires à l’Ouest, d’autre part pour faire échec au projet colonial anglais.
Le grand basculement
Dans la dernière moitié du 18e siècle, l’Angleterre émergeait comme la grande puissance mondiale. Comme la population d’origine française sur les rives du Saint-Laurent était nombreuse, le pouvoir colonial chercha les moyens de la marginaliser sans l’exterminer. Il en fut différemment avec les peuples autochtones. Une révolte fomentée par le grand chef Pontiac, traditionnel allié des Français, fut menée en amont du fleuve jusqu’aux Grands Lacs et écrasée. Après la sécession des territoires dans ce qui devenait les États-Unis, la guerre de 1812 mit fin aux ambitions américaines et consolida l’emprise de l’Empire. Peu après, la défaite du mouvement républicain avec l’insurrection de 1837-38 raffermit davantage ce pouvoir. En 1841, Herman Merivale, sous-secrétaire d’État britannique pour la colonie canadienne, proposait l’isolement et l’assimilation comme « solution » au « problème autochtone ». Les peuples devaient « choisir » entre s’assimiler ou être confinés dans des réserves où les mouvements de population et les activités économiques étaient étroitement contrôlés. En 1842, les premières écoles résidentielles (ou pensionnats pour autochtones) furent établies. Dans ces écoles, le but était clair : « détruire l’Indien dans l’enfant » [2].
La Confédération
En 1867, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique accordait la juridiction des terres réservées aux Indiens et les Indiens eux-mêmes au gouvernement fédéral. En 1869, les terres autochtones furent privatisées et louées à des Autochtones qui obtenaient en retour un certificat de propriété. Les femmes autochtones perdaient leur statut si elles trouvaient époux en dehors de leur communauté. Le dispositif colonial fut achevé par l’écrasement des Métis du Manitoba et l’exécution de leur leader Louis Riel en 1885, permettant l’ouverture des territoires de l’Ouest.
À l’ombre de l’État canadien
Après la Deuxième Guerre mondiale, l’État canadien proposa d’éliminer le statut distinct des Autochtones, soi-disant pour leur donner les mêmes droits que les Canadiens, mais les peuples autochtones refusèrent la continuation de la politique d’assimilation. Dans les années 1980, un mémo confidentiel préparé par une équipe d’experts suggérait de limiter les obligations du gouvernement fédéral, de réduire les dépenses fédérales consacrées aux Premières Nations et de déplacer les responsabilités vers les provinces. Adoptées en partie par l’État, ces mesures ont conduit à la situation actuelle [3]. Dans plus du tiers des réserves, « des comités de gestion supervisés par des firmes comptables se trouvent de facto à gouverner par-dessus la tête des conseils de bande. Le gouvernement fédéral se réserve le droit d’intervenir pour punir (souvent) ou pour récompenser (rarement) » [4]. On constate que les populations autochtones au Canada se situent au 68e rang selon l’indice de développement humain de l’ONU (le Canada est 3e). La misère, les logements insalubres, le non-accès à l’eau potable, la malnutrition, la déficience des services de santé et d’éducation sont omniprésents. La culture et les langues autochtones sont marginalisées.
Le grand blocage
Depuis la révélation des crimes, la conscience populaire au Québec et au Canada a évolué. Du point de vue de l’État, c’est moins évident. Certes, les subventions ont augmenté. Des parcelles de territoires ont été accordées, mais on ne revient pas sur le problème fondamental, à savoir la souveraineté. Ottawa refuse de négocier avec des communautés qui ne veulent pas abandonner leurs titres, en contradiction avec les recommandations de la Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones.
Aujourd’hui, le mot « réconciliation » est entendu à Ottawa et à Québec. On accepte la responsabilité « morale » de ce qui est arrivé, mais sans souveraineté réelle, il est improbable qu’une réelle solution soit agréée. Pour l’État canadien et pour l’économie politique de ce pays dominée par l’extraction des ressources, il est très difficile de reconnaître cette souveraineté, puisqu’elle mènerait à la réduction d’innombrables projets miniers et pétroliers perçus par les peuples autochtones comme des menaces pour leur vie et leur environnement. Si on veut trouver une solution durable, il faut entreprendre une négociation de peuple à peuple, en pleine reconnaissance des droits à la souveraineté sur leurs territoires reconnus et inaliénables [5]. Se pourrait-il qu’un tel processus aboutisse à la « réinvention » du Canada, et donc à la déconstruction du projet colonial qui prévaut depuis 250 ans ? Les mouvements progressistes québécois argumentent pour une alliance avec les peuples autochtones pour en finir avec cet État. Pour qu’un tel « miracle » survienne, il faudra de très grandes batailles menées par les peuples qui habitent maintenant la « grande tortue ».