L’Amazonie brésilienne sous le feu des puissances

, par  François Soulard

L’Amazonie s’est largement invitée dans la récente course électorale au Brésil. Au-delà de sa présence dans l’imaginaire social, elle est aussi l’un des territoires les plus convoités de la planète. La magnitude de sa réserve de biosphère et les feux médiatiques qui ont eu lieu autour des incendies courant 2019 en ont fait une question centrale. Le biome amazonien se présente de fait comme un vaste environnement conflictuel qui entrelace la dimension écologique, les intérêts économiques des groupes industriels, les batailles de l’information ainsi que les ambitions politiques et stratégiques des États rivaux, donnant à voir une fresque fortement représentative de la conflictualité contemporaine.

Jair Bolsonaro et les incendies de 2019

La période qui s’échelonne de fin juillet 2019 à octobre 2022 donne une image assez fidèle de cette conflictualité. Au début de cette séquence, le président brésilien ouvre les hostilités en annulant à la dernière minute une réunion avec le Ministre français des Affaires étrangères de visite en Amérique latine. Irrité par le motif évoqué (une « urgence capillaire »), Emmanuel Macron réplique trois semaines après sur le terrain communicationnel et diplomatique, en se positionnant sur le front ultra-sensible de l’Amazonie : « Notre maison brûle. Littéralement. L’Amazonie, le poumon de notre planète, qui produit 20% de notre oxygène, est en feu. C’est une crise internationale. Membres du G7, rendez-vous dans deux jours pour parler de cette urgence ».

Par ces mots du chef d’État français, l’alerte est lancée sur les cinq continents. Les réseaux sociaux s’enflamment (campagnes #PrayForAmazonas et #ActForTheAmazon). Des célébrités du monde entier prennent la parole, ainsi que de grands médias et des ONG partenaires de la jeune activiste Greta Thunberg. Les appels au boycott des produits brésiliens se multiplient (campagne #BoycottBrazil). Le pape François s’en mêle en appelant une intervention internationale pour sauver la forêt amazonienne.

L’alerte est sonnée certes, mais l’argumentaire n’en demeure pas moins critiquable. L’allusion au volume de 20 % d’oxygène produit par l’Amazonie est une exagération qui vise à amplifier la commotion générale. Certains scientifiques tels que Jonathan Foley contre-argumentent ce chiffre en rappelant que ses propres calculs permettent d’obtenir un facteur au mieux de 6%. D’autres secteurs scientifiques confirment que les océans sont les véritables poumons de la planète grâce à leur biomasse accrue. Quant à l’ampleur des incendies, les mesures semblent à la fois disparates et disproportionnées. Les estimations sont deux fois plus élevées pour l’Institut brésilien de recherche spatiale et quatre fois plus hautes pour l’Agence spatiale européenne. Catherine Aubertin, économiste spécialiste de la biodiversité et directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (France) souligne : « L’Amazonie brûle plus que l’année dernière, mais elle ne brûle pas plus que la moyenne des quinze dernières années ». Selon Global Forest Watch Fires, le Brésil n’est que le cinquième pays où le nombre d’incendies est le plus élevé en 2019, après la Russie, l’Angola et l’Australie. De plus, les images transmises sur les réseaux sociaux sont souvent antérieures à 1990 ou bien remontent à 2003 dans le cas du tweet du président français.

En parallèle, de nombreuses voix civiles s’élèvent en Europe pour désigner la culture du soja comme l’un des principaux vecteurs de déforestation. La notion de dette écologique et l’attitude du consommateur sont une cible. Parmi ces voix, certaines agissent dans le champ du lobbying institutionnel, jouant le rôle d’intermédiaires entre les autorités et la population locale pour promouvoir des avancées législatives. D’autres mènent des actions de sensibilisation et d’influence à grande échelle par le truchement de mobilisations et d’appels au boycott. Une seconde remise en cause sensiblement biaisée émerge alors : grand importateur de soja brésilien, l’Union européenne (17,6 % des exportations de soja brésilien contre 61 % pour la Chine en 2018) serait indirectement responsable des crimes commis contre l’environnement et la biodiversité en Amazonie.

Ouvrons une parenthèse dans la polémique et tentons de brosser la situation environnementale de l’Amazonie. Jean-Yves Carfantan rappelle qu’en 2017, on estimait que 90 millions d’hectares de forêts avaient été détruits depuis 1970, soit 20,3 % de la superficie forestière à cette date. En 2004, près de 30 % du soja planté de manière légale en Amazonie provenait de terres récemment déboisées. En 2018, ce chiffre est tombé à 1,5 %. À la fin des années 1980, la pression nationale et internationale avait amené le gouvernement fédéral à prendre des premières mesures pour protéger le bassin amazonien, mesures qui ne sont devenues opérationnelles qu’après 2000. De 2005 à 2012, la déforestation a effectivement ralenti, pour ensuite accélérer de nouveau notamment avec la flexibilisation impulsée par le gouvernement de Jair Bolsonaro. Les plantations de soja dans le biome amazonien ont couvert 5,258 millions d’hectares en 2018-2019, soit 14 % de la superficie plantée en soja au Brésil. La région amazonienne a représenté 15,6 % de la production nationale de soja lors de la dernière campagne (contre 7,42 % en 2008-2009).

Complément utile, les recherches brésiliennes sur la question de la déforestation au cours des vingt dernières années – souvent non mentionnées dans les médias régionaux ou internationaux – mettent deux perspectives en exergue. Premièrement, l’influence de l’expansion des oléagineux sur la dynamique de la déforestation est indirecte. Il est rare que les agriculteurs prévoyant de semer du soja défrichent, abattent, déboisent et défrichent eux-mêmes une zone forestière. Ils achètent ou occupent des terres déjà défrichées. Ensuite, l’expansion des cultures du soja s’accompagne du développement d’infrastructures logistiques locales (routes, voies navigables, ports fluviaux) qui peuvent conduire à l’implantation d’activités directement responsables de la déforestation (exploitation forestière illégale, élevage extensif, orpaillage, etc.).

Enfin, depuis 2006, les entreprises de trituration du soja et les récoltants ont instauré un moratoire sur le soja en Amazonie, un arrangement qui empêche la commercialisation de semences produites sur des terres récemment déboisées. Près de 100 % des terres plantées de soja dans le biome amazonien sont observées et surveillées par satellite par l’Institut national de recherche spatiale (INPE). Les résultats annuels des observations de l’INPE sont naturellement controversés, mais montrent que depuis 2008, l’implication directe du soja dans les opérations de déforestation a été minime. L’action de surveillance montre que l’expansion du soja dans la région a eu lieu presque exclusivement dans des pâturages dégradés ou abandonnés qui ont été ouverts avant 2008, année de référence pour la mise en œuvre du moratoire.

Le 24 août 2019, le G7 en France aborde donc la question amazonienne à l’initiative du chef d’État français. Il est question d’un statut international pour l’Amazonie proposé à l’ONU pour « respecter la souveraineté » de chaque pays, ainsi que d’une d’aide pour la gestion des incendies et la reforestation. Le président brésilien Jair Bolsonaro blâme une mentalité coloniale et refuse cette main tendue pour préférer celle des États-Unis. La démarche non avouée des membres du G7, d’ailleurs supputée par Jair Bolsonaro et une frange de la presse brésilienne, est de repositionner les intérêts des principales puissances en donnant des nouvelles marges de manœuvre à l’appropriation des ressources au Brésil. Donalp Trump, qui se dit réticent à l’égard du projet de statut international, est tenu à l’écart du bouclier protectionniste. Selon certains sondages, la population brésilienne est favorable à la solidarité internationale en Amazonie. En France, le président Macron relance l’idée d’un plan national de soutien aux oléagineux afin de réduire la dépendance au soja brésilien.

La trame sous-jacente de puissances

Frédéric Autret souligne que deux logiques économiques se superposent au sein de l’économie amazonienne. La première a trait à l’utilisation des richesses biologiques au profit d’un « capitalisme vert » fondé sur l’exploitation de bois certifié, la vente de crédits carbone, l’éco-tourisme, les ressources pour l’industrie pharmaceutique et cosmétique, ou encore l’utilisation des ressources naturelles pour la production alimentaire. Le capitalisme européen, et les intérêts français en particulier, se positionnent sur ce terrain. La deuxième fait référence à l’exploitation des sols par l’agro-industrie, l’extraction des ressources minérales et hydriques. Les États-Unis, la Chine et le secteur militaire brésilien sont mieux situés dans ce domaine. La liste des minéraux venant du sol brésilien est généreuse. L’exploitation minière représente 50 % des exportations totales du Brésil, dont 82 % pour le minerai de fer. En matière agro-industrielle, la hausse des prix des matières premières de l’agroalimentaire dans les années 2000 a engendré des profits exorbitants. Profitant des tensions sino-américaines en 2018, le Brésil est devenu l’un des principaux producteurs de soja, les exportations vers la Chine ayant grimpé de 30 % (soit 82,3 % des exportations de la soja brésilienne).

Or, ces deux logiques constituent des logiques difficilement conciliables d’un point de vue physique et économique. L’expansion de l’agro-industrie et de son mode d’exploitation se heurte à celui du capitalisme vert. Une fois devenu président, Jair Bolsonaro a donné la priorité à l’expansion de la frontière agricole. Entre janvier et juillet 2019, le Brésil a ainsi approuvé 262 nouveaux pesticides, ce qui a renforcé d’un côté les préoccupations environnementales et de l’autre la possibilité d’exporter des produits vers l’Union européenne. Si son gouvernement n’a pas été en mesure de modifier localement les lois environnementales, il a cependant assoupli les sanctions et encouragé plus ou moins directement la déforestation.

Pour agrémenter ce tableau, le financement de ces activités économiques est lié transversalement aux principaux pays capitalistes. Durant ces premiers mandats, Lula da Silva embrassa le monde multipolaire en formation et multiplia les relations diplomatiques avec les pays concurrents. Lors du sommet des BRICS de 2010 au Brésil, de nombreux accords de coopération ont été signés avec la Chine, notamment dans les domaines de l’agriculture, des infrastructures et de l’intelligence artificielle. En 2003, des accords pétroliers ont été conclus avec l’Iran. De même, les relations avec la Russie ont été renforcées dans le domaine de la technologie spatiale et militaire. Mais le Brésil doit maintenir des liens étroits avec les États-Unis pour « aménager » ses marges d’indépendance. De fait, le président Luiz Lula da Silva a cultivé une amitié non dissimulée avec George Bush Jr. Son nouveau vice-président, Geraldo Alckmin, était le candidat de centre-droit (parti PSDB) lors des élections présidentielles de 2018. Bloomberg ou le New York Times l’ont présenté comme le « Hillary » brésilien. À l’instar de Michel Temer (parti MDB), vice-président de Dilma Rousseff qui la remplaça lorsqu’elle fut destituée en 2017, Alckmin est un visiteur régulier de l’ambassade américaine à Brasilia et du consulat à São Paulo.
Dans ce contexte, la crise de 2019 autour de l’Amazonie ouvra une opportunité pour plusieurs acteurs européens qui avaient perdu du terrain économique au profit de leur allié à Washington. C’est dans cette jungle économique et stratégique que l’ensemble de ces acteurs tentent aujourd’hui, derrière le rideau écologique de l’Amazonie, d’avancer leurs pions et de développer leur enjeu de puissance. Déjà en 2017, le président intérimaire Michel Temer avait signé un décret autorisant l’exploitation de la réserve de Renca, une vaste zone de 4 millions d’hectares au cœur de la forêt amazonienne. La levée de bouclier locale et internationale obligea son gouvernement à faire marche arrière.

En pleine crise amazonienne de fin 2019, la Norvège et l’Allemagne décident de suspendre leurs contributions au Fond Amazonie en représailles de ce qui est qualifié comme une ingérence de Jair Bolsonaro. La contribution financière des deux pays reprendra avec la victoire électorale de Lula da Silva en octobre 2022. En réalité, via cette décision, le théâtre amazonien offre à la Norvège un faux-fuyant pour occulter un malaise environnemental. Le Fond Amazonie, créé en 2008 par le président Lula da Silva, était géré par la Banque nationale de développement économique et social (BNDES) du Brésil. Or, le financement opaque de cette banque a été mis en lumière avec l’affaire de corruption « Lava Jato », dans laquelle figurait le projet ô combien controversé de barrage hydroélectrique de Belo Monte lancé par Dilma Rousseff (alors Ministre des mines et de l’énergie). Le barrage a été construit pour répondre aux besoins énergétiques du secteur minier de la région. Au sein de ce secteur minier figure l’entreprise brésilienne Alunorte, propriété depuis 2011 de la société norvégienne Norsk Hydro, connue pour ses programmes de restauration écologique salués par plusieurs organisations non gouvernementales. Exemplaire en matière de politiques environnementales, l’État norvégien se plantait ainsi une sérieuse épine dans le pied du fait qu’il détenait 34,3 % du capital de Norsk Hydro. On découvrait subitement que celle-ci finançait la pollution de l’Amazonie par le biais d’un fonds géré par la BNDES. Pour l’Allemagne, la crise amazonienne est également un prétexte pour esquiver un rapport d’Amazon Watch mettant en évidence l’exportation massive de pulpe d’açai (un fruit amazonien protégé) vers l’entreprise allemande Açai GmbH, qui la commercialise à son tour aux supermarchés biologiques allemandes. Celle-ci opère par l’intermédiaire de la société Argus, propriété du brésilien Arnaldo Andrade Betzel, condamné pour commerce illégal de produits amazoniens.
Avant le coup d’État institutionnel de Michel Temer, l’Allemagne avançait ses parts de marché dans l’économie brésilienne au détriment des États-Unis. Plusieurs accords concernant l’exploitation des terres rares au Brésil, ainsi que d’autres accords stratégiques étaient en cours de préparation avec la ministre Dilma Rousseff. L’arrivée de Jair Bolsonaro à la présidence en octobre 2018 ayant contré les intérêts allemands, la crise amazonienne a créé l’appel d’air susceptible de maintenir la position de ses multinationales. Pour l’Allemagne et la Norvège, l’agroalimentaire reste en effet un enjeu essentiel dans leur expansion. Les multinationales Bayer Crop Science et Yara sont les principaux fournisseurs de pesticides et d’engrais à l’agriculture brésilienne.

Pour la France, le conflit autour de la réserve mondiale de biosphère est une aubaine. Sous couvert d’objectif écologique et humaniste, le président Emmanuel Macron cherche à pousser le Brésil dans une sorte d’engrenage « néocolonial ». Le ton avait été curieusement donné un peu plus tôt par la revue américaine Foreign Policy qui marquait le pas d’une approche interventionniste : « Qui va intervenir le Brésil et sauver l’Amazonie ? ». Emmanuel Macron investit donc le G7 en espérant impulser un mécanisme contraignant, alors que depuis 1978, le seul organe décisionnel multilatéral autour du bassin amazonien est celui de l’Organisation du traité de coopération amazonienne (la France n’a pas souhaité en faire partie). Parallèlement, l’ONG Amazon Watch rapporte que deux entreprises françaises travaillent avec la société brésilienne d’exploitation du bois Benevides Madeiras, condamnée à plusieurs reprises, ainsi que Guillemette & Cie, spécialisée dans l’importation de bois et le groupe Rougier. Le conflit amazonien donne aussi indirectement à la France un alibi pour dissimuler le passif d’exploitation massive du bois par la société européenne Norsudtimber en Afrique subsaharienne, où les incendies déciment la deuxième plus grande forêt tropicale de la planète. Poursuivant son activisme, la France publie en novembre 2020 le manifeste « Pour un soja sans déforestation ». Il est porté par un groupe de sociétés (Agromousquetaires, Aoste SNC, Alsace-Lait ou Herta SAS, Auchan, Lidl, Leclerc) et Carrefour dont les pratiques ont été critiquées par l’ONG Mighty Earth.

Pour consolider l’engagement en faveur de la protection de l’environnement, le président Macron souligne en janvier 2021 : « Continuer à dépendre du soja brésilien, ce serait cautionner la déforestation de l’Amazonie. Nous sommes cohérents avec nos ambitions écologiques, battons-nous pour produire du soja en Europe ! ». Sur le plan commercial, Paris verrait son secteur agricole considérablement lésé par l’entrée en franchise de droits des produits brésiliens sur le marché européen, dominé par la France. Ainsi, le terrain informationnel permet au chef de l’État français d’accuser son homologue brésilien d’avoir « menti » sur ses engagements climatiques afin de justifier l’opposition de la France à l’accord de libre-échange UE-Mercosur. Précisons que l’agroalimentaire français est également présent au Brésil avec le Crédit Agricole, Louis-Dreyfus et la banque BNP Paribas. Néanmoins, la France a davantage intérêt à ce que le soja n’empiète pas excessivement sur le périmètre du capitalisme vert, car l’économie européenne bénéficie d’une position prédominante sur les marchés pharmaceutiques et cosmétiques et doit sécuriser les brevets issus de la biodiversité.

Du côté de Washington, doctrine Monroe aidant, le Brésil doit demeurer un territoire sous influence nord-américaine. La crise diplomatique ouvre une fenêtre d’opportunité pour renforcer ses liens avec Brasilia. Le président Donald Trump prend alors la parole pour redorer l’image « verte » du président Jair Bolsonaro. Ce dernier s’appuie sur son homologue étasunien pour annoncer fièrement que « le Brésil est et restera une référence internationale en matière de développement durable. La campagne de fake news contre notre souveraineté ne fonctionnera pas. Les États-Unis peuvent toujours compter sur le Brésil ». Fin août 2019, Garrett Marquis, porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche, indique que Washington ne participera pas à l’initiative du G7 pour un statut international en Amazonie annoncée lors du sommet international.

En 2016, le journal brésilien Esquerda Diário avait déjà fait état de fuites publiées par Wikileaks, révélant que le ministre de la Justice brésilien Sergio Moro avait été formé par les Américains. Plusieurs journalistes ont également dénoncé le juriste brésilien Rodrigo Janot qui avait aidé les actionnaires américains à attaquer la société publique Petrobras et à transférer le siège du géant brésilien de l’agroalimentaire JBS Friboi aux Etats-Unis. Sur le fond, on comprend que l’offensive juridique au Brésil permet aux sociétés américaines d’entrer stratégiquement sur le marché du géant sud-américain : Halliburton dans la société pétrolière Petrobas ; Cargill, principal partenaire d’Amaggi (plus grand groupe mondial de soja) dans le transport du soja ; General Electric dans le secteur stratégique du transport ferroviaire. Grâce à une vaste opération dans le domaine de la lutte contre la corruption, les États-Unis ont atteint un niveau de domination déterminant par rapport aux autres puissances. L’affaire Lava Jato a mis en lumière de nombreux scandales impliquant des entreprises européennes telles que le géant suisse Skanska, l’entreprise italo-argentine Techint et l’entreprise allemande Siemens, sans que celles-ci soient soumises à des sanctions économiques. Elle a constitué une offensive visant à défendre les intérêts américains et à marquer une ligne rouge à ses concurrents, notamment européens.

Dans cette optique, l’opposition française au traité du Mercosur est une faveur indirecte pour Washington. Dans l’hypothèse où il s’établissait, le traité compliquerait la possibilité d’un rapprochement commercial entre le Brésil et les États-Unis initié par le secrétaire américain au commerce Wilbur Ross en juillet 2019. Il menacerait le verrouillage de la technologie 5G appliquée à l’entreprise chinoise Huawei (cette exclusion a été revue en 2021 et Huawei peut désormais participer aux appels d’offre en matière de connectivité 5G). L’ambition spatiale américaine est une autre préoccupation. La forte coopération autour du centre de lancement d’Alcantara s’inscrit dans une lutte acharnée contre le centre de lancement européen Ariane Space à Kourou ou le centre spatial chinois dans la province argentine de Neuquén.

Sur le plan militaire, l’espace amazonien est un terrain propice pour Donald Trump, engagé depuis avril 2019 dans une réforme de sa politique d’exportation d’armement. La Maison Blanche a insufflé une plus forte coopération en réponse au déploiement de l’armée brésilienne pour lutter contre les incendies. En 1990, les États-Unis ont financé le système de protection de l’Amazonie (SIPAM), un système aéroporté fourni par la société américaine Raytheon. Ce système va être renforcé par le programme SISFRON (Système intégré de surveillance des frontières terrestres). De cette manière, Washington garantit une plus grande vigilance afin de freiner les incursions chinoises et russes à long terme. Sous couvert de protection de l’Amazonie, cette coopération donne au Brésil un accès préférentiel pour l’achat d’équipements militaires et technologiques et une coopération en matière de formation et de renseignement.

Enfin, pour la Chine, le Brésil est désormais la quatrième destination de ses investissements en capital. Le programme de satellite sino-brésilien lancé en 1999 a permis d’étudier l’évolution de la forêt amazonienne et, en toile de fond, de constituer une base de données cruciale pour les ressources minérales du Brésil. L’incursion de la Chine au Venezuela est par ailleurs un moyen de ralentir la progression de son rival américain. Il existe également d’importantes réserves de pétrole dans la région d’Essequiba (région de la Guyane limitrophe du Venezuela).

Il convient d’observer que bien que le principal partenaire commercial du Brésil soit la Chine, les campagnes d’influence des ONG visent presque exclusivement les industriels et les décideurs européens et américains. Les plus actifs dans cette guerre de l’information sont WWF Brésil, Mighty Earth et Greenpeace. Le 11 mai 2022, Greenpeace a par exemple bloqué un navire transporteur de soja brésilien vers les Pays-Bas avec l’appui de leaders indigènes. Le communiqué de presse accuse les Européens d’être complices de la destruction de la nature, de la déforestation et des incendies. Pour Greenpeace, il s’agit de maintenir un agenda d’influence pour agir sur le projet de loi européen contre la déforestation.

Jusqu’aux élections d’octobre 2022

La campagne informationnelle, qui relie les incendies de 2019 au scrutin présidentiel de 2022, va porter ses fruits. En 2019, une enquête de l’institut de sondage brésilien MDA montrait que le taux de désapprobation de Jair Bolsonaro était passé de 28,2 % à 53,7 %. Le journal O Globo titrait alors qu’il s’agissait de la plus grande crise d’image du Brésil depuis 50 ans. Après la pandémie (qui fut une expérience tragique pour le géant sud-américain), cette campagne s’est naturellement invitée dans la compétition électorale. L’objectif de saboter la légitimité du président sortant est atteint, notamment sur le terrain de l’agenda environnemental grâce la pression tous azimuts qui s’est exercée du local au mondial. En 2021 et 2022, plusieurs revues et organisations internationales annonçaient haut et fort que la réélection de Bolsonaro représentait une menace pour l’environnement et la démocratie. Le New York Times brava l’apologétisme en annonçant que les « clés de l’avenir de la planète se trouvaient dans l’élection brésilienne ».

Jair Bolsonaro tenta maladroitement de contrer ces attaques. Il organisa le sommet amazonien Leticia en septembre 2019. Un pacte fut signé entre les pays riverains de l’Amazonie (Brésil, Colombie, Pérou, Équateur, Bolivie, Suriname, Guyane, sans le Venezuela ni la France), sans toutefois aboutir à des résultats concrets. Il tenta plus largement de mettre en évidence les attaques dont il a fut victime. L’ex-président évoqua le projet de « corridor AAA » mentionné dans des documents secrets révélés par le site britannique Open Democracy. Également connu sous le nom de « sentier des Anacondas », ce projet est promu depuis 30 ans par l’anthropologue Martin Von Hildebrand dans le but de créer une zone protégée de quelque 265 millions de km² reliant les Andes, l’Amazonie et l’océan Atlantique. Jair Bolsonaro promut également l’ouvrage « Máfia verde : o ambientalismo a serviço do Governo Mundial », édité par le mexicain Lorenzo Carrasco dans lequel est dénoncé une action politique et économique prétendument menée par une oligarchie anglo-américaine utilisant des ONG telles que le WWF, Greenpeace, la Fondation Ford, la Fondation Rockefeller (et d’autres) au service d’un gouvernement mondial. Si ces éléments ont rendu visible certains volets de la stratégie offensive, il n’en demeure pas moins que Jair Bolsonaro n’a pas pu sortir du plus vaste encerclement informationnel qui s’est fermé autour de lui sur la scène nationale et sous l’influence de la famille atlantique.

En définitive, cinq terrains d’opération ont émergé et se sont constamment articulés sur le théâtre amazonien : le terrain civil avec l’activisme des réseaux et organisations non gouvernementales ; le terrain économique avec les deux principales logiques industrielles mentionnées ci-dessus ainsi que d’autres ; le terrain politique avec le duel partisan au Brésil et les intérêts géopolitiques ; le terrain normatif-juridique faisant référence aux normes et aux lois de protection de l’environnement ainsi qu’à la chasse à la corruption ; le terrain militaire relatif à la présence stratégique sur le territoire, les accords de défense et les défis en matière de renseignement ; le terrain médiatique qui relie le Brésil de manière inédite à deux nœuds névralgiques au niveau international : les États-Unis et l’Europe ; le plan socioculturel avec les tensions idéologiques, identitaires et subjectives.

Peu d’acteurs – à l’exception notoire des États-Unis – ont été capables de concevoir des stratégies cohérentes depuis l’administration étatique et de coordonner plus efficacement ces multiples terrains d’opération. Pour les autres, la superposition d’intérêts concurrents ou tout simplement certaines inerties stratégiques se sont traduits en impasse ou contradiction. Dans le cas du sommet de l’État français, la croisade environnementale ancrée dans la promotion du bien commun a été entreprise au risque des coopérations de long terme établies sur le territoire brésilien (récents contrats de construction navale d’une valeur de 4 milliards d’euros, présence historique de groupes pharmaceutiques, cosmétiques, agro-industriels et de la grande distribution). Le géographe Hervé Théry souligne comment les réseaux diplomatiques et économiques français au Brésil ont dû apaiser en coulisses les braises du conflit et maintenir le cap d’une coopération mutuelle (réciproquement du côté brésilien). D’autre part, les pays européens sont traversés – sans surprises- par des divergences autour de l’accord UE-Mercosur. Tandis qu’un bloc de députés européens a appelé au boycott des produits brésiliens, les exécutifs défendent leur présence dans le pays sud-américain. Pour le Brésil, on a vu comment la multiplication des accords avec les pays compétiteurs a des conséquences sur les rapports de force et en dernier ressort sur les marges de manœuvre du pays. Jair Bolsonaro a été contraint d’un côté par le centre de gravité de la géographie brésilienne et de l’autre par ses propres dépendances géopolitiques. Au niveau multilatéral, l’UNESCO cherche à présent à renforcer le droit international et la protection du patrimoine mondial. Quant aux ONG, elles agissent en fonction de leur propre agenda, parfois en s’alignant sur les objectifs d’autres puissances ou des groupes économiques. C’est le cas, par exemple, du premier producteur de soja du Brésil, Amaggi, présidé par Blairo Maggi (gouverneur de l’État du Mato Grosso), qui utilise sans sourciller la sphère civile pour légitimer un titre d’obligation verte et attirer des capitaux étrangers. Dans un autre registre, Greenpeace privilégie les offensives dirigées contre l’Union européenne.

Les États-Unis ont démontré une capacité de coercition en raison de leur présence historique sur le continent (héritage de la doctrine Monroe), mais avant tout de leur pratique d’un nouveau terrain d’influence résidant dans l’articulation des théâtres d’opération intégrée au sein de la lutte contre la corruption. Cette architecture, à la fois extraterritoriale et culturellement ancrée dans les élites brésiliennes, a su coordonner les offensives entre les principaux terrains d’opération : moral, informationnel, économique, juridique, politique. Elle a néanmoins démontré certaines limites au Brésil, car elle a participé de l’effondrement de son système politique dont les prémisses étaient apparues avec la crise économique de 2013-2014. Utilisée comme une arme de « nettoyage » politique par les secteurs les plus conservateurs, elle a eu pour conséquence d’accentuer le vide du pouvoir d’où a émergé le bolsonarisme. La filiation de cette architecture avec les États-Unis a été partiellement tracée et étudiée. Elle a été retournée contre Washington et les élites brésiliennes, devenant un objet d’investigation dans les sphères gauchisantes et souverainistes latino-américaines.

Face à cet effondrement, dont l’espace politique du président Lula da Silva fut partie prenante, les formations du courant luliste ont en quelque sorte choisi de « survivre » politiquement en construisant un rideau informationnel total sur les racines de la crise politique. Les dirigeants du PT ont été élevés au rang de martyrs dans le cadre de la guerre médiatico-judiciaire, dont l’intensité a nettement révélé le désir de rédemption des secteurs conservateurs. Rappelons que Luiz Lula da Silva a été abusivement incarcéré pendant 19 mois à partir de 2018, l’empêchant ainsi de concourir aux élections de la même année. Ces stratégies informationnelles ont contribué à étendre les brèches ouvertes dans la sphère politique au domaine socio-culturel. Jair Bolsonaro a été dépeint comme une figure fascistoïde poursuivant la persécution médiatico-judiciaire visant les secteurs lulistes. Une guerre de position s’est structurée informationnellement, idéologiquement et psychologiquement, contribuant in fine à générer des éléments de dislocation de son cosmopolitisme (violence, racisme, etc.). Comme au Venezuela ou en Bolivie, cette confrontation totale sur le plan informationnel a joué sur la reconfiguration profonde du politique. Du côté de l’Atlantique, le lulisme a bénéficié d’une soutien dominant de la plupart des réseaux médiatiques et politiques.

Comme nous l’avons évoqué, cet effondrement a ouvert un espace favorable à Washington pour reconquérir des secteurs stratégiques de l’économie brésilienne. Plus tard, à partir de février 2022, la CIA s’est affichée pour certifier l’efficacité du système électoral brésilien. William Burns, directeur de l’agence, a été invité à Brasilia pour mettre en garde Jair Bolsonaro et son responsable du renseignement. La presse internationale a insisté sur l’idée que les élections présidentielles pouvaient être contestées et que le gouvernement actuel était tenté de réaliser un coup d’État. Le magazine Foreign Policy s’est par ailleurs indigné en septembre 2022 du rapprochement du Brésil avec la Chine et la Russie, se déclarant favorable au retour de Lula da Silva. De même, l’Atlantic Council s’est régulièrement insurgé contre les questionnements répétés du COVID-19 par Jair Bolsonaro et l’annulation de la fusion Embraer/Boeing. En somme, on pouvait percevoir un climat d’agitation dénotant que les démocrates américains s’inclinaient pour un changement politique à Brasilia. Durant cette même période, les narratifs russes semblent avoir accompagné la remise en cause du président Bolsonaro, tandis que la Chine s’est montrée médiatiquement plus neutre.

Au Brésil, la lutte contre la déforestation amazonienne a livré clé en main un vecteur politique pour polariser encore plus la structure sociale. Courant 2022, Luiz Lula da Silva pouvait être aperçu souriant sur fond de courbe de déforestation descendante, tandis que Jair Bolsonaro contrastait à l’inverse sur une courbe de déforestation ascendante surlignée en rouge. Le rival libéral a été diabolisé, à la mesure de son ton dénonciateur et provocateur. L’ascension de Jair Bolsonaro, du fait de sa position critique à l’égard de l’establishment local et du système représentatif, a conduit à une diabolisation similaire des forces du lulisme. Son bilan économique a par ailleurs été globalement décevant.

Nonobstant, en deçà de la surface médiatique, du mécontentement des intellectuels et d’une grande partie de l’establishment, il faut noter que la réduction globale de l’insécurité, la simplification de l’administration, l’amélioration des routes et des infrastructures, et même la politique sociale de soutien aux plus pauvres pendant la pandémie (même si son impact a été désastreux pour le pays) ont permis à Jair Bolsonaro d’asseoir sa popularité auprès des classes les plus pauvres et d’une grande partie de la classe moyenne. Son enracinement politique s’explique par le fait qu’il a su interpréter et se connecter aux changements profonds de la société brésilienne. Il s’est adressé aux travailleurs informels, aux micro-entrepreneurs et à d’autres sujets marginalisés. À l’intérieur du pays, l’absence de critique des erreurs tragiques du lulisme a contribué à un mouvement de rejet de sa sensibilité politique. La saturation cognitive et les campagnes d’information menées contre Jair Bolsonaro du Brésil à New York en passant par Bruxelles ont rendu impossible la perception de ce phénomène autour du dénommé « Trump des tropiques ».

Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron et Joe Biden furent les premiers présidents à saluer la victoire de Luiz Lula da Silva dans les urnes en octobre 2022 ou si le président nouvellement élu a exprimé le soir même de l’élection une série de propositions concernant le bassin amazonien. Le défi environnemental du Brésil a été construit localement et mondialement comme un vecteur d’influence couverte et d’interférence dans le scénario politique brésilien. Le candidat Lula da Silva a su en tirer parti. Une partie de la sphère écologiste et militante a apporté son grain de sable à la confusion cognitive autour de l’Amazonie afin de dénigrer le président sortant. Sans avoir un poids déterminant dans le suffrage d’octobre 2022, il ne fait aucun doute que son impact a été significatif. La gestualité fascistoïde, conservatrice, pro-business et anti-indigène de Jair Bolsonaro, ses attitudes acides envers les pays de la région et ses difficultés intérieures ont joué contre lui, malgré la pratique d’un « pragmatisme responsable » sur le volet extérieur (inspiré de l’expérience du président Ernesto Geisel en 1974-1979). Son profil a offert un flanc idéal pour incarner la destruction environnementale projetée dans la forêt amazonienne.

Deux chefs de gouvernement antithétiques se retrouvent désormais en situation d’ex-æquo politique. Une confrontation ardente est en place, tandis que les luttes sur le front externe vont se poursuivre sans relâche. Le théâtre brésilien est finalement la scène tragique d’une guerre systémique, encore sous-analysée et passée sous silence, qui va suivre son cours en particulier sur le terrain politique, économique et environnemental. Le nouveau chef d’État devrait adopter une diplomatie plus cordiale avec ses pairs atlantiques et asiatiques. Mais peu de signes indiquent qu’il sera plus préparé stratégiquement à déjouer la prédation actuelle.

Références bibliographiques

Zibechi, R. (2012). Brasil potencia, Brésil : Consecuencia.

Dolo, N. (2022). Victoire de Bolsonaro au niveau local, ballottage au niveau national. Revue Conflits. Consulté sur https://www.revueconflits.com/bresil-victoire-de-bolsonaro-au-niveau-local-ballotage-au-niveau-national/

Autret, F. (2020). La face cachée de la guerre de l’information sur l’Amazonie. École de guerre économique. Consulté sur https://www.ege.fr/infoguerre/2020/01/face-cachee-de-guerre-de-linformation-lamazonie

Carfantan, J.Y. (2019). Déforestation en Amazonie : l’histoire. Consulté sur https://www.istoebresil.org/post/amazonie-de-la-d%C3%A9vastation-%C3%A0-la-pr%C3%A9servation-3.

Voir en ligne : L’Amazonie brésilienne sous le feu des puissances

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