L’étrange péninsule

, par  DRÉANO Bernard
L’étrange péninsule
On dit que tu as bon espoir
de réussir à voler
et de défier le trône
D’abroger les ablutions de la nuée
Ashraf FAYAD [1]

La péninsule d’Arabie est bordée par trois mers, à l’ouest la Mer Rouge, au Sud et Sud-est la mer d’Oman (dite aussi mer d’Arabie, une partie de l’Océan Indien), au Nord-est le Golfe Arabo-Persique. La frontière nord, faite de droites rectilignes a été tracée en plein désert après la première guerre mondiale par les colonialistes britanniques et définitivement stabilisée du côté de l’Irak et du Koweït seulement au début des années 1970.

Cette zone est globalement peu peuplée, le quart sud-est, judicieusement appelé Rub Al Khali (le quart vide), est totalement désertique et la population est pour l’essentiel répartie sur les périphéries côtières et les montagnes du Yémen et du Hedjaz à l’Ouest. Au total il y a environ 85 millions d’habitants, dont près des deux tiers dans deux Etats : l’Arabie Saoudite (34 millions) et le Yémen (28 millions), de plus dans certains états, les étrangers constituent des minorités très importantes (de toutes origines et de tous niveaux sociaux, du pilote de chasse pakistanais à la femme de ménage bengladaise, de l’avocat libanais au banquier britannique ou au maçon égyptien) ,en Arabie Saoudite, Koweït, Bahreïn, Oman, voire la grande majorité de la population (Qatar 90%, Emirats Arabes Unis 75%).

Historiquement la zone a connu jusqu’en 1918, d’une part la domination ottomane, aux frontières du nord et le long de la côte de la mer Rouge et des montagnes du Hedjaz (avec La Mecque et Médine) et au nord Yémen, et d’autre part la domination britannique tout le long des côtes de la mer d’Oman et du Golfe, depuis Aden (contrôlé par les britannique dès 1838), jusqu’à Koweït (contrôlé par les britanniques en 1899). Les britanniques ont été chassés d’Aden et du Sud-Yémen par la lutte de libération nationale en 1967 et ils ont octroyé l’indépendance aux émirats qu’ils contrôlaient (de jure ou de facto) dans les années 1970 : Koweït, Bahreïn, Qatar, Emirats Arabes Unis (fédération de sept petits émirats dont Abou Dhabi et Dubaï) et le sultanat d’Oman. Au Nord-Yémen un royaume avait conquis son autonomie vis-à-vis des ottomans dès 1904, embryon d’un état indépendant reconnu en 1920 et devenu république en 1962. Nord Yémen et Sud Yémen fusionneront en 1990. Au nord-est de la péninsule, la région désertique du Nedj, n’était pas vraiment contrôlée par l’empire ottoman, elle va être conquise à partir de 1899 par Abdelaziz Ibn Saoud (1880-1963), qui à partir de cette région va peu à peu contrôler la majorité du territoire de la péninsule, en commençant juste avant la première guerre mondiale avec la prise de El Hassa près du Golfe, là où on trouvera plus tard le pétrole, et surtout après (1918-27), la province yéménite d’Assir en 1923, La Mecque en 1927 et créant le royaume d’Arabie Saoudite avec pour capitale Ryad dans le Nedj en 1932.

Le pays de l’or noir

L’importance de la région est largement liée à ses ressources en hydrocarbures, dont l’exploitation a commencé en 1938. De plus la région est proche des gisements géants d’Irak et d’Iran. En 2018 on estimait que la péninsule abritait le tiers des réserves mondiales prouvées de pétrole (essentiellement en Arabie Saoudite, au Koweït et aux Emirats Arabes Unis), et le quart des réserves mondiales de gaz (essentiellement au Qatar, mais aussi en Arabie Saoudite et aux Emirats). La rente pétrolière a entrainé, surtout après 1973, la constitution d’une puissance financière considérable, tandis que le Yémen demeurait un des pays le plus pauvres du monde.

A la notable exception du Yémen ( et surtout de la République démocratique au Sud-Yémen se réclamant du marxisme entre 1967 et 1990), les états de la région ont toujours été alliés des puissances occidentales, les anciens protectorats britanniques avec leurs anciens tuteurs, l’Arabie Saoudite avec les Etats Unis, alliance esquissée avec les premières prospections pétrolières par des compagnies américaines dès 1933, puis scellée symboliquement lors de l’entrevue entre F.D. Roosevelt et Abdelaziz Ibn Saoud le 14 février 1945 à bord du croiseur américain Quincy sur le canal de Suez..

Ces dernières décennies ces états ont été les plus grands acheteurs d’armes de la planète, l’Arabie saoudite parvenant, plusieurs années de suite à avoir le troisième budget d’armement du monde après les Etats Unis et la Chine ! L’Arabie Saoudite est le premier importateur mondial d’armes (américaines et britanniques principalement), le Qatar et les Emirats Arabes Unis les 8e et 9e (américaines et françaises) ! A cela il faut ajouter que les très importants achats d’armes par l’Egypte sont largement financés par les saoudiens.

Un pôle réactionnaire mondial

Les chefs de la famille Saoud se sont autoproclamés « imams des wahabites » depuis le dix-huitième siècle. La doctrine wahhabite, du nom de son prédicateur Mohammed ben Abdelwahhab (1703-1792) professe une version particulièrement rigoriste et sectaire de l’islam, et est officiellement la religion d’état de l’Arabie Saoudite et du Qatar. Abdelaziz Ibn Saoud, puis ses successeurs se sont présentés comme les « défenseurs de la foi et de la tradition » contre les courants modernistes et progressistes dans la région (partisans de la Nahda (renaissance) musulmane, libéraux, nationalistes arabes, communistes). Le contrôle des lieux saints musulmans de La Mecque et de Médine et notamment de l’université islamique de cette ville (principale lieu de formation d’imams au monde), et celui de la Ligue islamique mondiale Rabita, fondée en 1962, ont permis d’accréditer l’idée que les préceptes sectaires, sexistes et conservateurs issus du wahhabisme, constituent la norme islamique. L’Arabie saoudite est aussi à l’origine de l’Organisation internationale de la conférence islamique (aujourd’hui Organisation de la coopération islamique) crée en 1969, à l’époque explicitement contre le Mouvement des non-alignés anticolonialiste L’alliance avec les occidentaux, Américains, Britanniques, Français, n’a fait que renforcer le poids du conservatisme, tandis que les mouvements progressistes de la région étaient combattus et écrasés dans les années 1960-70 (Nord et Sud Yémen, Oman, Bahreïn, Koweït) puis à nouveau lors des printemps arabes de 2011 (Bahreïn, Yémen et dans une moindre mesure Oman). Dans les années 1960-70, puis à nouveau après 2011, l’Arabie saoudite a été le grand soutien financier et politique des régimes réactionnaires dans les pays arabes.

Profondément imbriqués dans le système financier international, les pétromonarchies de la péninsule, ont fait mine de se « moderniser » à la fin du XXe siècle. Cette politique s’est traduite par des projets urbanistiques mégalomaniaques et écologiquement irresponsables. Les pétromonarchie ont voulu se présenter comme « modernes », par la promotion d’activités culturelles et surtout sportives sur leur territoire et par des opérations médiatiques positives notamment dans le domaine du sport et de la culture :

 Evènements importants du sport mondialisé comme le rallye automobile « Dakar » en Arabie saoudite, la Coupe du Monde de football 2022 au Qatar, les grands prix de formule 1 à Bahreïn, les tours cyclistes d’Oman et de Qatar richement dotés ;

 Investissements et sponsoring dans de grande équipes de football ou cyclistes européennes, les grands évènements hippiques.

– Investissements culturels et touristiques : musées dont le fameux « Louvre d’Abou Dhabi », complexes de tourisme haut de gamme, soutien à des expositions de prestige en Occident, etc..

En Arabie saoudite cette politique est incarnée par le prince héritier Mohamed Ben Salman dit « MBS », l’homme fort du régime (le roi en titre Salman est le dernier fils régnant du fondateur Abdelaziz Ibn Saoud – la succession traditionnelle s’étant faite de frères à frères), qui suit l’exemple de l’homme fort des Emirats Arabes Unis, là aussi fils du fondateur l’émir Zayed d’Abou Dhabi - Mohamed Ben Zayed dit MBZ. MBS et MBZ ont tenté de mettre au pas en 1977 le Qatar qui refusait de rompre avec leur ennemi commun principal, l’Iran, et avait l’immense inconvénient de servir de plateforme à l’organisation internationale des Frères musulmans (des islamo-conservateurs qui avaient l’outrecuidance de réclamer des élections) et de la chaine de télévision populaire Al Jazeera (« la presqu’ile ») Mais le blocus anti-Qatar a échoué.

L’alliance anti-iranienne, consolidée sous la présidence américaine de Donald Trump, mais aussi avec les britanniques et les français, s’est traduite par la normalisation des relations diplomatiques d’Oman, des Emirats et de Bahreïn avec Israël, bientôt suivies par le Soudan et le Maroc, moyennant compensations (soutien financier pour le premier, reconnaissance de la « marocanité du Sahara occidental » pour le second). L’Arabie saoudite n’a officiellement pas encore sauté le pas. Mais tout ceci est symbolique, car la coopération sécuritaire et militaire entre les pétromonarchies, Saoudiens en tête, et Israël est très ancienne (elle existait déjà en Oman, contre les maquis progressistes du Dhofar dans les années 1970 !) ; la coopération technologique et économique dure depuis des décennies.

Les révolutions arabes du printemps 2011 n’ont fait qu’accentuer un mouvement de « sainte alliance » réactionnaire ou l’on retrouve l’Arabie saoudite, son vassal, la monarchie Bahreïnienne, son allié émirati, l’Egypte, le Maroc, et qui disposait du plein soutien de l’Amérique de Trump (qu’en sera-t-il avec Biden ?) et de la complaisance active des britanniques et des français notamment à propos de la guerre au Yémen.

Crises et tremblements

Le Yémen, unifié en 1990 après la faillite de la République populaire et démocratique (Sud-Yémen) était dirigé par le rusé Abdullah Saleh et son régime corrompu. L’économie était très dépendante des retours financiers de la masse des travailleurs yéménites immigrés (principalement dans le Golfe). Le pays n’était pas stable, avec des mouvements djihadistes à l’est depuis 1997, un foyer de dissidence au nord depuis 2004, dirigée par la famille des Houthis, s’appuyant sur la minorité zaydites (une branche particulière du chiisme d’où était issue l’élite du royaume d’avant 1962), un mouvement séparatiste au Sud, autant de gens qui se considéraient comme les grands perdants de l’unification de 1990, et de jeux de pouvoir complexes ou se mêlaient orientations idéologiques et politiques et allégeance tribales (par exemple le puissant parti Islah, d’orientation de type Frères Musulmans était dirigé par les chefs de la principale fédération de tribus, et formait la principale opposition au pouvoir de Saleh). A cela s’ajoutait les manœuvres des saoudiens hostile au printemps yéménite de 2011, des émiratis soutenant les séparatistes du Sud, et les pressions américaines, inquiet de la croissance des forces jihadistes dans le sud-est du pays ( principalement Al Qaida dans la péninsule arabique AQPA)

Le mouvement populaire du printemps arabe début 2011 a démontré la profonde volonté populaire, en particulier de la jeunesse, de refuser la décomposition politique en cours du pays, et les aspirations à plus de démocratie et moins de corruption ; un mouvement puissant et pacifique, malgré la répression sanglante du régime Saleh La journaliste féministe Tawakkol Karman (par ailleurs paradoxalement membre à l’époque du parti islamiste Islah) a été une incarnation de ce printemps (et honoré du prix Nobel de la paix en 2012). Une conférence nationale pour fonder le nouveau Yémen a été convoquée. Mais elle a vite été sabotée par les manœuvres et alliances contradictoires et fluctuantes des diverses forces, principalement les Houthis du Nord et les partisans d’Abdallah Saleh, le tout débouchant sur une guerre civile dans laquelle les Houthis se sont avéré militairement le plus efficaces puisqu’ils ont pris le contrôle de la capitale Sanaa, hors de leur territoire de départ.

L’Arabie saoudite et les Emirats, déjà actif dans la « réduction » de l’expérience du printemps arabe yéménite, sont alors massivement intervenus, avec toutefois des objectifs un peu différents : affirmer la domination hégémonique de la puissance saoudienne du côté de MBS, effectuer quelques opérations de prédations et de contrôle de ressources du côté des émiratis et de MBZ. Les deux s’inquiétant de plus du rapprochement des Houtis avec l’ennemi iranien (une alliance qui n’existait pourtant pas vraiment avant l’intervention « tempête décisive » de MBS-MBZ en mars 2015). Ils ont embarqué dans l’affaire bahreïniens, égyptiens, des mercenaires soudanais, bénéficié du soutien des marocains et des jordaniens et de l’appui logistique américain, français et britannique. Mais cette « tempête décisive » se prolongeant en « opération restaurer l’espoir » s’est transformée en bourbier. Les Emiratis se sont un peu retirés du jeu tout en soutenant toujours leurs alliés locaux, notamment salafistes, les Saoudiens ne sachant plus trop comment s’en sortir d’autant que les américains ne les soutiennent plus inconditionnellement dans cette affaire.

L’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi le 2 octobre 2018 par les sbires de MBS, qui relevait de la routine pour ce dernier, s’est avérée catastrophique pour l’image du dirigeant saoudien, révélatrice de la tension avec la Turquie d’Erdogan : les services turcs ont donné toutes les preuves et détail du meurtre perpétré à Istanbul, mais auparavant la Turquie était allée au secours du Qatar lors de la mise en place du blocus de ce pays par l’Arabie saoudite, les Emirats et Bahreïn, et depuis la tension a monté en Lybie où se font face les forces prêtant allégeance au gouvernement de Tripoli, soutenu militairement par la Turquie, et celles du maréchal Aftar soutenu militairement par les Emirats et l’Egypte et politiquement et financièrement par les saoudiens.

L’Amérique de Joe Biden veut calmer le jeu dans l’affaire du Qatar, et semble sur le point d’y parvenir – mais cela signifie une défaite symbolique pour le duo MBS-MBZ, et trouver un « équilibre » en Lybie… ce qui par contre est loin d’être acquis, et de toute façon serait aussi une forme d’échec pour MBZ-MBS…

Ce genre de difficultés externes sont toutefois secondaires. Les pétromonarchies en général, l’Arabie saoudite en particulier sont confrontées à des contradictions internes beaucoup plus profonde.

La rente pétrolière est certes toujours là, mais ces régimes doivent forcement penser à l’après pétrole, et de ce point de leur atout principal est leur puissance financière, mais, outre que celle-ci provient précisément de celle-là, on ne s’improvise pas banquier du monde dans le système financier mondial, la quasi faillite de l’émirat de Dubaï lors de la crise de 2008-9 montre la fragilité des « places » pétromonarchistes, qui sont dépendantes d’aléas qu’elles ne peuvent maitriser (sans parler de concurrence entre ces différentes « places »).

En tout cas, et MBS en a eu à l’évidence conscience, le modèle issu de la rente a fait son temps. Dans ce modèle la population, a pu bénéficier d’avantage sociaux considérables (éducation gratuite, sécurité sociale), c’est à dire la population supposée autochtone - excluant évidemment le immigrés, et en particulier les ouvriers et employés qui connaissent des formes de quasi esclavage-, mais répartie tout à fait inégalement défavorisant certains autochtones, comme les chiites saoudiens de la province de Dahran dans le Golfe, ou d’Asir près du Yémen (en tout un bon cinquième de la population) ou les chiites de Bahreïn (qui sont plus des deux tiers de la population). Enfin même dans la jeunesse sunnite autochtone apparaissent des phénomènes de chômage, pour les diplômés notamment.

Ce phénomène est accentué pour les femmes, du fait du conservatisme religieux (qui n’est pas le seul apanage de l’Arabie saoudite). Depuis une génération l’éducation des filles a beaucoup progressé dans toute la région, et le nombre de femmes diplômées de l’enseignement supérieur explosé. Mais l’accès à de très nombreux métiers, et a fortiori à des postes de responsabilités, leur est refusé, soit par la loi, soit par le machisme ambiant. Les métiers ouvert (par exemple en Arabie saoudite professeur dans les université de femmes, médecins pour les femmes…) ont été occupés par les premières diplômées, les suivantes se retrouvent sans possibilités d’emploi…

Chacun dans leur genre, MBS et MBZ se veulent « modernisateurs », mais l’autocratisme absolu du premier limite ses capacité de réforme, et le second règne sur un « Etat » largement construit par des étrangers et littéralement sur du sable. Leurs projets économiques et financiers pour le futur et donc l’après pétrole, sont des mirages et fantasmagories, et c’est aussi le cas dans les autres pétromonarchies, sauf peut-être en Oman, ou la succession du sultan Qabous, mort en janvier 2020, semble se passer sans heurt.

Bernard Dreano
Le 10 mai 2021
Président du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale CEDETIM (Paris)

[1Ashfaf Fayad poète saoudien emprisonné, d’origine palestinienne, traduit de l’arabe par Abdellatif Laâbi. Revue Les Hommes sans Epaules n°41, 2016.

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