En dehors de ses éventuels fondements xénophobes, le postulat de cette contradiction procède de la conception française de la laïcité, autrement dit de la séparation des institutions religieuses (ou de la religion) et de l’Etat, de la confusion entre la République et la démocratie, de la valorisation contemporaine de la lutte des femmes pour la reconnaissance de leur égalité, sinon du legs colonial. Toutes ces orientations ou représentations politiques sont, bien entendu, respectables et légitimes. Mais leur expression, souvent passionnelle, repose sur des associations automatiques que l’analyse ne confirme pas systématiquement et ne permet donc pas d’ériger en lois scientifiques. Par exemple, il est des républiques non démocratiques (et des monarchies démocratiques). Des républiques confessionnelles ou séculières plutôt que laïques. Des républiques (et des démocraties) inégalitaires du point de vue de la condition des femmes.
En France même, la République n’a pas immédiatement été synonyme du suffrage universel, et ce dernier a exclu les femmes jusqu’en 1946. Ainsi, elle est allée de pair avec une conception restrictive de la démocratie, sans même parler des périodes où elle a suspendu l’exercice de celle-ci, ou en a limité le champ d’application, ou en a privé ses sujets coloniaux, ou a conduit une répression sanglante du mouvement ouvrier ou populaire. Encore aujourd’hui, elle est incapable d’assurer aux femmes la parité politique, et sa Chambre haute, le Sénat, est mise à l’abri des aléas de l’alternance du fait de son mode d’élection, que le Constituant n’a pas cru être en mesure de réviser en 2008. Enfin, le christianisme, s’il a pu historiquement être la matrice de certaines institutions, représentations ou procédures de la démocratie et de la République, n’en a pas été le fourrier naturel. Il s’en est accommodé et s’y est adapté plutôt qu’il n’en a été le facteur explicatif. Paul Veyne va jusqu’à dire qu’il était « la religion la plus éloignée qui fût d’une distinction entre Dieu et César, contrairement à ce qu’on entend répéter »[1].
Islam, combien de divisions ?
Dans le même temps, la contradiction supposée entre l’islam et la République naît d’une simplification abusive, sinon polémique, du premier terme du binôme. N’en déplaise aux bigots d’Allah, qui n’ont pas l’esprit plus sociologique que ceux de Jésus ou de Yahvé, l’islam est pluriel, y compris sur le strict plan religieux. Hormis le clivage, souvent exagéré, entre sunnites et chiites, que d’écoles théologiques et juridiques, que de confréries et d’institutions, que de rivalités économiques et sociales, et enfin que de divergences politiques au sein de l’umma ! « L’ordre des uléma est dans son désordre », dit un vieux dicton persan.
Pour nous en tenir à la sphère politique, les conflits qui agitent le monde dit musulman sont, en premier lieu, internes à celui-ci. Ils divisent les musulmans entre eux, avant de les dresser éventuellement contre les Juifs, les Hindous, les chrétiens ou les « Occidentaux ». Cela est vrai de l’Algérie, de l’Afghanistan, du Pakistan, de l’Irak, pour nous en tenir à quelques-unes des principales crises contemporaines. Même au Liban et en Palestine, la guerre oppose les musulmans à eux-mêmes, autant qu’à l’Autre. Et en Iran, en Turquie, au Sénégal, la société est parcourue de fractures politiques ou idéologiques irréductibles à l’islam, auquel adhère la quasi-totalité de la population.
Autrement dit, l’islam n’explique rien, ou pas grand-chose, à lui tout seul. Et notamment pas les pratiques des gens, aussi croyants soient-ils. Ecoutons à nouveau Paul Veyne : « L’idéologie n’est pas à la racine de l’obéissance »[2]. De même que les jeunes catholiques adulaient Jean-Paul II tout en recourant allègrement à la contraception que celui-ci condamnait, et que de tout temps les chrétiens se sont entretués en vénérant leur Dieu d’amour, les musulmans et les musulmanes n’en font qu’à leur tête avec le Coran, lequel est au demeurant assez obscur pour fournir un champ infini à l’exégèse.
Des millions de musulmans en République
Dans un essai qui aurait dû clore le débat, Olivier Carré a notamment démontré que les grands textes de la philosophie politique islamique, loin de fonder la confusion entre la religion (din) et le pouvoir ou l’Etat (dolat), instituaient bien au contraire leur distinction. Ce qui l’a autorisé à parler d’« islam laïque ». Il a en revanche estimé que le Coran enferme les femmes dans une « prison scripturaire », celle de « quelques versets (…) qui, sans aucune ambiguïté, consacrent l’inégalité des sexes »[3]. Peut-être. Mais, prison scripturaire ou pas, les musulmanes, pas plus que les jeunes catholiques, ne s’en tiennent à la lettre. Elles affirment leurs propres pratiques sociales, quitte à s’efforcer de leur trouver ex post une légitimation religieuse, à l’instar des Iraniennes, en trente ans de République islamique[4].
Ainsi, il convient d’abord de déconstruire les deux objets prétendument « naturels » que seraient la République et l’islam. Et de prendre acte d’une évidence : pourquoi douter de la compatibilité de l’islam avec la République quand des centaines de millions de musulmans vivent d’ores et déjà en République, plutôt qu’en monarchie ou en théocratie ? En République, ce qui ne veut pas forcément dire, répétons-le, en démocratie. Mais ce qui ne l’exclut pas nécessairement non plus. La Turquie est une démocratie parlementaire depuis 1950, dont le cours a pu être troublé à l’initiative de l’armée (et non de l’islam), mais dont les élections au suffrage universel sont incontestables. Le Sénégal a été l’un des pays africains les plus démocratiques (ou les moins autocratiques), quels que soient les sujets d’inquiétude que l’on nourrit maintenant à son endroit.
Et l’Iran lui-même, contrairement à l’idée que l’on s’en fait, dispose d’institutions représentatives, à défaut d’être démocratiques compte tenu des atteintes à la liberté de candidature aux différentes élections que prévoit la Constitution, et de la fraude qui les entache. Tout récemment, l’ampleur des manifestations dénonçant le coup de force des présidentielles de 2009 a démontré l’attachement des citoyens aux principes constitutifs de la République, fût-elle islamique. Inversement, la laïcité, ou l’endiguement des mouvements politiques islamiques, ont été une ressource de légitimation de l’autoritarisme, non seulement dans les régimes bassistes d’Irak et de Syrie, mais aussi en Egypte, en Tunisie, en Algérie, et jusqu’en Turquie, d’une intervention militaire à l’autre. Une anthropologue comme Fariba Adelkhah pense également qu’en Iran la coercition du régime s’est fondée sur les impératifs catégoriques de la centralisation de l’Etat, de la « sécurité nationale », de la défense de l’intégrité territoriale contre l’agression irakienne, plus que sur ceux de l’islam. Celui-ci a, au contraire, été un élément de pluralisme et d’autonomie du social par rapport au champ politique[5].
L’islam intervient comme une variable des Républiques musulmanes, mais n’en constitue pas le facteur explicatif. Du point de vue de l’analyse politique, il n’existe d’ailleurs pas en tant que catégorie, bien que nous rencontrions sans conteste des musulmans. Sur ce point comme ailleurs, l’interprétation culturaliste embrouille ce qu’elle prétend éclairer : la dimension culturelle de l’action politique[6]. En revanche, il est en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie des sociétés politiques historiquement situées. Leur commune appartenance à ce que nous appelons le « monde musulman » va de pair avec leur hétérogénéité.
Chichis constitutionnels
Le rapport de la République française à l’islam, et celui que l’idée républicaine en terre d’islam entretient réciproquement avec cette dernière, ont été plus anciens, plus mêlés et plus complexes que ne le dit le discours actuel sur le défi que lancerait à ses institutions la religion du Prophète ou sur le « choc des civilisations ». Que ces rapports croisés aient fréquemment été antagoniques ne doit pas faire oublier qu’en bonne sociologie, le conflit doit être regardé comme une forme d’échange et d’appropriation porteuse d’accommodements et de dépassements. Retrouver ces interactions, pénétrer l’islam républicain là où il a pris racine et régit des centaines de millions de personnes, c’est aussi se donner les moyens intellectuels d’apporter une réponse politique au radicalisme et à la violence qui se réclament ici et là de l’islam, souvent pour atteindre des objectifs révolutionnaires et anti-impérialistes assez classiques : renverser des régimes, chasser l’occupant étranger, assurer l’indépendance nationale ou la justice sociale. Car les solutions répressives et militaires qui prévalent maintenant s’avéreront aussi illusoires qu’en d’autres temps sous les mêmes cieux.
L’islam républicain est affaire politique d’institutions, d’idéologie, de conception de la citoyenneté et de la nationalité, de définition de l’espace public et de la société civile dans sa relation à l’Etat, de souveraineté populaire et nationale, de liberté et de droits de l’Homme. Il est aussi, et peut-être surtout, affaire de subjectivation, autrement dit de constitution d’un sujet à la fois moral et politique, de type républicain. De toute évidence, cet homo republicanus et néanmoins islamicus est très différent de son homologue français. Grande découverte sociologique ! Elle n’étourdira pas ceux qui envisagent déjà que l’ethos républicain français, ou italien, ou allemand puisse être autre que la civic culture américaine, et qui, du même mouvement, pourront accepter qu’il n’y a décidément pas un seul homo islamicus republicanus. Le répertoire civique, moral et imaginaire de l’islam républicain, loin de se conjuguer au singulier comme le voudraient les culturalistes, est fondé sur une historicité propre, d’une société musulmane à l’autre.
Il faut sauver la République de l’islam. Non au sens où l’entendent certains hommes politiques français, mais au sens où un historien indien, Prasenjit Duara, écrit qu’il faut sauver l’histoire de la nation, c’est-à-dire de l’historiographie nationaliste[7]. L’idée républicaine est universelle et est en théorie susceptible de faire souche dans n’importe quelle société musulmane, même si certaines d’entre elles –le Maroc, par exemple– peuvent n’y trouver aucun attrait tant l’institution monarchique y semble légitime. Il en est des peuples musulmans comme des peuples européens : les uns ont l’« âme » républicaine, les autres monarchique, et d’autres encore s’accommodent de (ou se résignent à) ce que leur ont donné en cette matière les contingences de l’histoire, sans faire de chichis constitutionnels. En cas de changement de régime, et la monarchie et la République peuvent fournir la fiction utile à la crédibilité de l’idéal des jours meilleurs. De ce point de vue, les musulmans sont aussi crédules ou blasés –ou optimistes désespérés– que le furent, à différents moments de leur histoire, les Français ou les Espagnols. Or, comme dans certaines unions, l’amour peut toujours venir après quelques années de cohabitation… Il n’empêche qu’en Turquie, en Iran, au Sénégal, et ailleurs encore, l’histoire de la République –comme au Maroc celle de la monarchie– relève plutôt de l’empire de la passion.
L’islam républicain existe, je l’ai rencontré. Dans des pays comme la Turquie ou l’Iran, il prend la forme d’une conception de la souveraineté et de la légitimité, de l’organisation institutionnelle, d’une conscience politique, d’un processus de constitution d’un citoyen moral. Dans son incomplétude démocratique, il correspond bien à la célèbre définition de Montesquieu : « Le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance[8] ». Il renvoie aussi à un régime de la « vertu », ainsi que le remarquait celui-ci. L’on peut même dire qu’à l’instar de la IIIè République française, il est né de la contingence d’un compromis entre adversaires idéologiques, sous le signe de l’ « opportunisme », comme simple « forme républicaine du gouvernement », peut-être vouée à être temporaire dans l’esprit des uns ou des autres, et maintenant « repose sur le refus conscient de toute forme de transcendance »[9], y compris dans les cas du gouvernement de Tayyip Erdoğan, postislamiste, ou de la République islamique d’Iran, dont l’institutionnalisation thermidorienne fait prévaloir la dissociation progressive, mais explicite, de la religion et de l’Etat.
Abandonner le prisme déformant de l’islam
En revanche, l’islam n’est pas une catégorie analytique pertinente, en ce sens que chacune des Républiques considérées dans le monde dit musulman est singulière de ces différents points de vue. Dans l’analyse concrète, à aucun moment nous ne pouvons isoler l’islam d’une interaction mutuelle généralisée avec d’autres facteurs : les contingences ou les héritages politiques propres à chacune des trois sociétés, les transformations technologiques, l’urbanisation, l’universalisation de l’éducation, la formation de l’Etat, les dynamiques économiques et singulièrement la structuration du marché, la généralisation de la consommation industrielle de masse, la révolution des rapports de genre et des relations intergénérationnelles, les différentes facettes de ce que nous nommons aujourd’hui la globalisation et de ce que Fernand Braudel aurait appelé la Civilisation. Mieux même, la constitution d’un sujet moral musulman et républicain se réfère naturellement à des valeurs et des croyances religieuses, mais se sécularise, aussi bien dans le contexte de Républiques qui se réclament de la laïcité, comme en Turquie et au Sénégal, que dans celui de la République d’Iran, qui se dit islamique et pourtant est « sans mosquées »[10].
L’on ne peut comprendre les Républiques musulmanes que dans les termes de leur historicité, c’est-à-dire de leur irréductible diversité. Et cette historicité tient aux pratiques sociales effectives, non au dogme avec lequel les croyants prennent leur liberté. Autrement dit, le prisme déformant de l’islam, à travers lequel nous nous obstinons à interpréter toute une série de phénomènes politiques et sociaux disparates, doit être abandonné. Comme le disait Mme de Staël au sortir de la Révolution française, « la ressemblance des mots l’emporte souvent sur la diversité des choses », et elle n’aide pas à leur intelligence.
Un deuxième enseignement est plus difficile encore à assimiler car il froisse notre superbe. Généralement les Républiques musulmanes sont au fond ethnoconfessionnelles : sunnite hanéfite dans le cas de la République de Turquie, par exemple, ou chiite dans celui de la République islamique d’Iran. Néanmoins, le triomphe des fondamentalistes de la laïcité française et des tenants de la supériorité occidentale doit vite être tempéré. La formation de l’Etat dans les sociétés ouest-européennes s’est elle-même confondue avec un processus de confessionnalisation (Konfessionalisierung) pendant plusieurs siècles, ce qui n’a pas empêché leur démocratisation ultérieure[11]. La République française n’échappe pas à la règle. Elle a été, et demeure, ethnoconfessionnelle dans les faits, nonobstant les protestations d’universalité de la Grande Nation. Elle est issue de la matrice gallicane et a joué avec le catholicisme la même partie de poker-menteur que la République de Turquie avec le sunnisme hanéfite. Elle s’est montrée très chiche dans l’attribution de sa citoyenneté à ses sujets impériaux pendant la colonisation et, après la Seconde Guerre mondiale, elle a préféré leur accorder l’indépendance plutôt que l’égalité des droits, fiscalement insupportable pour des raisons démographiques dès lors que ces derniers comportaient désormais une dimension sociale dans le contexte nouveau du Welfare State. Si elle a su coopter sa minorité réformée sans trop de peine, après que la monarchie l’eut persécutée, elle a éprouvé beaucoup plus de difficulté à reconnaître sa part juive, allant jusqu’à la livrer à l’holocauste sous le régime de Vichy. Et, aujourd’hui, elle a des troubles de digestion avec les Arabes « quand il y en a beaucoup », pour parler comme Brice Hortefeux. Le « prototype » de l’Arabe est musulman ; l’emblème de l’« intégration », la catholicité que prouve la consommation de porc et d’alcool[12]. Et l’Arabe, le Musulman, « quand il y en a un, ça va . C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes ». A Républiques ethnoconfessionnelles islamiques, République ethnoconfessionnelle chrétienne et demi… L’imprudent débat sur l’ « identité nationale », que Nicolas Sarkozy et son ministre Eric Besson ont lancé en 2009, en a été une illustration en se rabougrissant en quelques semaines et en se limitant à la seule question de l’immigration, vite devenue celle de l’islam.
Toutefois, ces définitions restrictives de la citoyenneté, aussi bien dans les Républiques musulmanes que dans les Etats occidentaux, ne doivent pas nous plonger dans le pessimisme, foi d’optimiste désespéré ! Car elles sont sujettes à débat et sont évolutives : la République française a fini par admettre sa responsabilité dans la Shoah, et des Turcs défilent maintenant en criant qu’ils sont arméniens pour s’indigner de l’assassinat de Hrant Dink. Cela nous indique qu’il n’y a d’universalité que par rapport à la particularité. L’esprit républicain réside précisément dans cette tension créatrice et ô combien politique entre l’une et l’autre. De même que l’universalisation procède toujours par réinvention de la différence –ce que confirme à l’envi l’islam républicain, dans ses multiples avatars–, les appels à l’universalité sont indissociables de la singularité, moins identitaire ou culturelle qu’historique. Ceux-ci ne sont concevables que dans le dépassement de situations concrètes, dans lesquelles ils s’incarnent. Par exemple, l’universalisme anticolonialiste en Europe n’a pu naître que de la « situation coloniale » (Georges Balandier). Ce qui fait que ses hérauts les plus valeureux ont toujours été, à un moment ou un autre de leur itinéraire, partie prenante de cette dernière. Il en est de même du républicanisme dans son rapport à l’islam. Il doit bien le chevaucher avant que de changer éventuellement de monture, parce que son universalisme ne peut s’abstraire de la société réelle, sauf à rester une utopie éthérée.
Intégration familiale
La question de la « compatibilité » de l’islam et de la République française, pour parler comme Philippe de Villiers, se pose alors différemment que dans l’une de ces psychomachies dont nous raffolons. Tout simplement, répétons-le, parce que l’islam, qu’il soit « de » France ou « en » France, n’existe pas. Il n’est que des musulmans, dont les pratiques sociales sont plurielles et contradictoires, et qui sont en interaction mutuelle généralisée avec le reste de la société, par l’école, le travail, le syndicalisme, la santé publique, le sport, le marché, la consommation, la politique et, last but not least, le mariage, le concubinage ou les relations sexuelles.
L’on se plaint souvent que les institutions sociales ne jouent plus leur rôle d’ « intégration ». Larmes de crocodile puisque ceux qui pleurent sont généralement ceux-là mêmes dont les politiques publiques ont évidé lesdites institutions, ou qui les ont combattues. Il est toujours réjouissant d’entendre les patrons geindre de la faiblesse du syndicalisme, les députés de droite de celle du Parti communiste, ou les bourgeois de celle de l’école publique. Il est également sympathique de voir l’empressement avec lequel les « Français de souche » donnent leur fille en mariage à un musulman, et qui n’a eu d’égal que celui dont ils ont jadis fait preuve à l’égard des soupirants juifs. En outre, nul n’ignore que l’ « intégration » des ritals, des polacks et autres portos s’est faite dans la félicité, parce qu’ils étaient « catholiques », nous dit-on sentencieusement, quitte à oublier le pogrom d’Aigues-Mortes.
Pourquoi attendre d’institutions sociales qui sont en crise dans la société française, en dehors même du phénomène de l’immigration, un rôle salvateur en matière d’ « intégration » ? Et pourquoi occulter le fait que la famille, bien portante dans ses nouvelles modalités, est devenue le principal vecteur de cette dernière, ainsi que l’attestent les enquêtes démographiques ? Les Français musulmans sont des Français comme les autres, et les producteurs de la différence ne sont pas forcément ceux que l’on croit.
Politiquement et socialement, la question de l’islam républicain se pose de manière simple dans l’hexagone. Il s’agit d’abord de savoir si l’Etat va déléguer à des institutions musulmanes qu’il aura cooptées le contrôle d’une population jugée potentiellement dangereuse, en inventant une identité ethnoconfessionnelle, en l’assignant aux intéressé(e)s par la grâce d’une argumentation culturaliste ou de la stigmatisation raciste, et en les enfermant ainsi dans une conception différentialiste de la citoyenneté. Chez certains, la tentation est grande de renouer avec l’administration indirecte pour résoudre la crise sociale des banlieues, reconstruite en crise ethnique, et de le faire en reconduisant le partenariat avec les gouvernements plus ou moins autoritaires des anciennes possessions coloniales : notamment le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, aux consulats et aux polices desquels est concédée une large part de la surveillance des lieux de culte et de l’immigration. Amusant chassé-croisé où l’on voit le colonisateur d’hier, qui avait réifié les institutions islamiques dans ses conquêtes pour s’en servir d’intermédiaires, recourir à ses anciens sujets pour faire régner l’ordre républicain en métropole par le même genre de truchements.
Il convient ensuite de savoir si l’on entend favoriser l’interaction mutuelle généralisée entre l’islam et le changement social, interaction dont procède l’islam républicain ainsi que nous l’avons vu, ou, au contraire, si l’on agit de façon à la gêner par toute une série de pratiques et de représentations malthusiennes et obsidionales, le cas échéant au nom d’un universalisme ethnocentrique et fondamentaliste, dont le visage est la Sainte Laïcité. Cette interaction mutuelle généralisée passe par le malentendu, la polémique, le conflit. Nul besoin de s’en émouvoir au-delà du raisonnable –et il n’est sans doute pas raisonnable d’ériger en affaire d’Etat le port du voile par quelques centaines, voire milliers de jeunes femmes, en sombrant dans l’hystérie législative. Il va sans dire que ces interdépendances entre l’islam et la société française ne manquent pas d’être paradoxales. Par exemple, l’Eglise catholique –qui l’eût cru ?– œuvre à l’interaction mutuelle généralisée en accueillant des élèves voilées que l’école publique voue à l’exclusion, et donc à l’enfermement identitaire. Et les jeunes banlieusards qui se sont révoltés à l’automne 2005 pour revendiquer la dignité que la République doit à ses citoyens ont plus fait pour l’inscription de la « diversité », comme l’on dit, dans la sphère politique que trente ans de bons sentiments. Pourtant, force est de reconnaître que, pour le moment, la dynamique des interactions entre la société française et l’islam est bloquée sur le plan politique, sinon sous une forme institutionnelle néoconcordataire qui précisément fleure l’Indirect Rule.
Marianne en prison
Le chômage, la déshérence des quartiers populaires, le refus de la classe dirigeante de parler un langage de vérité sur la nécessité économique et démographique de l’immigration, la paupérisation de la santé publique, le discrédit jeté sur l’éducation nationale et ses enseignants, le racisme latent de nombre de fonctionnaires de police, les atteintes à la liberté de circulation qui sont opposées aux jeunes pauvres dans différentes circonstances au nom du maintien de l’ordre public, les discriminations dont les personnes suspectées d’être musulmanes sont l’objet en matière d’emploi et de loisirs, l’ampleur des préjugés dans la population, et maintenant la prétention de l’Etat de définir l’« identité nationale », comme aux pires jours de la République française, polluent le dialogue de celle-ci avec ses musulmans.
Paranoïa pour paranoïa, une fraction de ces derniers se crispent à leur tour. Quand, par exemple, ils admettront que les caricatures du Prophète sont un hommage civique rendu à leur religion, enfin considérée comme les autres –après tout, la réconciliation entre le catholicisme et la République est passée par l’anticléricalisme–, un grand pas sera franchi.
En attendant, dans l’interaction entre l’islam et l’Etat, une place considérable est laissée à la coercition : à la violence des mots, mais aussi à celle des institutions. Bien que les statistiques nous interdisent de le dire, République oblige ! Nous savons que la prison est aujourd’hui l’un des principaux lieux où se rencontrent Marianne et ses citoyens de famille musulmane. Et que la circonstance la plus fréquente où elle leur parle est celle du contrôle d’identité par des policiers qui ont repris avec la finesse des Dupont et Dupond la pitoyable explication de Brice Hortefeux, après sa bourde, et entendent surveiller, pour mieux les punir, les « Auvergnats », dont le « prototype » se lit si aisément sur leur faciès.
Dans sa spécificité historique, la République française n’est pas sans grandeur, que l’on a tort de vivre comme une ringardise sous prétexte de globalisation ou de modernité anglo-américaine. Il est néanmoins malséant de la réifier de façon arrogante en étalon universel. D’une part, parce qu’elle a d’elle-même renoncé à son génie propre en vendant à l’encan l’Université et le savoir scientifique qui étaient ses fondements depuis la fin du XIXè siècle, ainsi que l’a rappelé avec force Claude Nicolet, et en jugeant désormais superflue la lecture de la Princesse de Clèves au nom d’un utilitarisme de supermarché. D’autre part, parce qu’elle a progressivement transformé sa pragmatique de l’esprit laïque, qui entendait simplement « déclarer Dieu d’ordre privé, et non d’ordre public », selon les mots de Pierre Laffitte, « organiser l’humanité sans Dieu et sans roi », selon ceux de Ferry –ce à quoi Jaurès ajoutait : « sans patron »– en nouvelle religion d’Etat, dont le credo sourcilleux est le substantif de la laïcité, et le bras armé le recours intempestif à la loi, à toujours plus de lois prohibitives, et donc à toujours plus de répression, au moins symbolique ou virtuelle.
Ce faisant, la France a tourné le dos au principe de « la parole contradictoire, à double sens, qui doit convaincre et non point vaincre »[13], à la République des professeurs dont la pensée se présentait aussi comme une philosophie de la connaissance. Et elle a laissé filer à vau-l’eau le savoir-faire de l’ « opportunisme » revendiqué des pères fondateurs de la IIIè République, un « opportunisme » qui n’était pas le sens de la compromission ou de la volte-face des « girouettes », mais celui de l’opportunité, du relatif, des proportions et du possible[14]. Un Gambetta, un Ferry surent donner du temps au temps en acceptant sagement le compromis constitutionnel de 1875 avec les orléanistes, et en attendant que les campagnes se convertissent au nouveau régime sous la houlette des « hussards noirs », au prix d’un énorme investissement public, dans la continuité de celui qu’avait consenti le Second Empire. Ils avaient compris que républicanera bien qui républicanera le dernier.
Où sont aujourd’hui le plan Freycinet de la ville, l’exaltation de l’instruction publique, la célébration idéologique du peuple des banlieues, ou tout au moins leurs équivalents fonctionnels qui pourraient refonder la République sur la production et l’enseignement de la connaissance, l’appétit du monde à venir, l’amélioration de la condition matérielle de la masse des citoyens, la promulgation d’une législation progressiste en matière de droits politiques et sociaux, plutôt que sur des sentiments de peur complaisamment entretenus à des fins électorales ?
L’intelligence politique des « opportunistes » des années 1870-1880 serait d’un grand secours pour dédramatiser la question de l’islam républicain en France et rappeler l’évidence de la « compatibilité » des musulmans de foi ou d’éducation avec la République. Si celle-ci « repose sur le refus conscient de toute forme de transcendance » et, dans le même temps, « s’arrête au seuil des consciences »[15], elle fait toute leur place aux croyants pourvu que la séparation ne soit pas évidée sous prétexte de « positivité ». Si nous refusions de poursuivre dans cette voie sous prétexte de minarets et de burqa, le prix à payer serait en effet l’administration indirecte et communautariste des subalternes de la République, le cauchemar de ses fondamentalistes qui ne la conçoivent que l’œil dans le rétroviseur. Le vrai danger provient non pas de l’ « islam », ou plutôt de la chimère que l’on s’en fait, non pas même de la reconnaissance d’un principe de transcendance, mais de l’aliénation du libre-arbitre de chacun par des organisations qui en confisqueraient l’exercice ou assigneraient des identités : « Ce n’est pas avec certaines convictions que la République est incompatible, c’est avec la manière dont l’individu acquiert ces convictions[16] ». L’ennemi de la IIIè République ne fut pas le catholicisme en tant que tel, mais l’ultramontanisme, l’allégeance à Rome qui privait le croyant de la libre pensée. « La démocratie radicale […] part de la souveraineté du peuple pour fortifier la souveraineté de l’individu, et c’est parce qu’elle veut le gouvernement de l’homme par lui-même, qu’elle conclut au gouvernement du pays par le pays », disait Gambetta[17].
Précisément, objectera-t-on, le problème avec l’islam provient des grands frères ou des maris qui imposent aux jeunes filles le voile, et du Coran, à la transcendance duquel se soumet le croyant. Billevesées, répliquerai-je. Le croyant est toujours en situation, et donc en interaction, et son acceptation du dogme est énonciative. En d’autres termes, plus familiers, il n’en fait qu’à sa tête, c’est-à-dire à sa raison, fût-ce celle du cœur. La plupart des musulmans vivant en France ont « élaboré leur laïcité personnelle »[18] et n’ont plus de musulman que le nom, ou plutôt une forme de socialisation et de conviction familiales, à l’instar de la majorité des catholiques. L’erreur politique est alors de vouloir résoudre au forceps des problèmes annexes et disparates, qui sont peut-être sans solution immédiate, mais qui se dénoueront d’eux-mêmes à la longue, et de prétendre mieux les résoudre en les érigeant en un problème unique, celui que poserait l’ « islam ». L’inanité de cette position donne lieu à une fuite en avant législative et idéologique qui fait jouer la République française à front renversé et l’accule paradoxalement au cléricalisme[19], celui de la laïcité, dont la prescription devient pavlovienne et totalitaire. Elle fait oublier qu’elle a été, par son histoire, « transactionnelle » comme aimaient à le dire Gambetta et Littré, et qu’elle s’est instituée en récusant l’ « intransigeance » pour édifier un « consensus ».
Oui, l’islam est soluble dans la République, pourvu qu’on lui en laisse le temps et que l’on retrouve le sens des proportions.
Débat au CERI le jeudi 20 mai, de 17h à 19h, autour de L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar (Albin Michel, 2010) :
[a("http://www.ceri-sciencespo.com/reunion_affiche.php?id=82") www.ceri-sciencespo.com/reunion_affiche.php?id=82]
Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien. 312-394, Paris, Albin Michel, 2007, p. 246.
Ibid, p. 228.
Olivier Carré, L’Islam laïque, ou le retour à la Grande Tradition, Paris, Armand Colin, 1993, p. 114.
Fariba Adelkhah, La Révolution sous le voile. Femmes islamiques d’Iran, Paris, Karthala, 1991 et Etre moderne en Iran, Paris, Karthala, 1998 (2006).
Fariba Adelkhah, « Etat, islam et nation en Iran : le kaléidoscope de la Révolution », Sociétés politiques comparées, 3, mars 2008 ( [a(http://www.fasopo.org/reasopo/n3/iran_adelkhah.pdf) www.fasopo.org/reasopo/n3/iran_adelkhah.pdf] ) et Etre moderne en Iran, op. cit.
Jean-François Bayart, L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.
Prasenjit Duara, Rescuing History from the Nation. Questioning Narratives of Modern China, Chicago, The University of Chicago Press, 1995.
Montesquieu, Esprit des lois, II, 1.
Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France (1789-1924). Essai d’histoire critique, Paris, Gallimard, 1994 [1982], p. 484.
Fariba Adelkhah, « Une République islamique sans mosquées », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 125, 2009, pp. 67-85.
Philip S. Gorski, « Calvinism and state-formation in Early Modern Europe » in George Steinmetz, ed., State/Culture. State-Formation after the Cultural Turn, Ithaca, Cornell University Press, 1999, chapitre 5 ; Eric R. Wolf, ed., Religious Regimes and State-Formation. Perspectives from European Ethnology, Albany, State University of New York Press, 1991.
Voir le commentaire incisif de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel sur les déclarations de Brice Hortefeux, le Monde, 20-21 septembre 2009, p. 15.
Claude Nicolet, L’Idée républicaine en France, op. cit., p. 33.
Ibid, chapitre 6.
Ibid, pp. 484-485.
Ibid, p. 503.
Ibid, p. 481.
Olivier Roy, La Laïcité face à l’islam, Paris, Stock, 2005, p. 18. Voir aussi John R. Bowen, Can Islam Be French ?, Princeton, Princeton University Press, 2009.
Selon la définition qu’en donne Ferdinand Buisson, Libre pensée et protestantisme libéral, Paris, 1903, pp. 43 et suiv.