La mort (présumée ?) du Consensus de Washington Une résistance radicale sera sans doute nécessaire

, par  MESTRUM Francine

John Williamson est décédé le 21 avril 2021. L’économiste est renommé pour sa théorisation du ‘Consensus de Washington’, les politiques que la Banque mondiale, le Fonds Monétaire International (FMI), la Réserve fédérale américaine et le Trésor américain avaient convenu d’imposer aux pays du Sud endettés. À ce moment, en 1990, ces politiques d’ajustement structurel étaient déjà appliquées depuis une décennie avec des conséquences sociales graves. Partout, les dépenses sociales avaient été réduites, les services publics été privatisés, les marchés du travail déréglementés et des millions de personnes avaient perdu leur emploi. John Williamson souligna que les politiques sociales ne faisaient pas partie du consensus.

Ce ‘Consensus de Washington’ a été déclaré mort à de nombreuses reprises depuis lors. Mais est-ce bien le cas ? Aujourd’hui, nous parlons simplement du ‘néolibéralisme’ ou d’austérité, ce qui implique aussi un autre type d’État, avec moins de portée et plus de force, comme l’a décrit Fukuyama.

Néanmoins, les choses sont en train de changer. Le président des Etats-Unis, Joe Biden, va dépenser des milliers de milliards de dollars pour la relance économique. La secrétaire d’État américaine au Trésor, Janet Yellen, appelle à une taxe minimum mondiale. Les ministres des finances du G20 ont apporté leur soutien à un ‘système fiscal international mondialement équitable, durable et moderne’. Pour résoudre la crise provoquée par le virus Covid-19, de nombreuses voix d’intellectuels appellent à un impôt unique sur la fortune.

En outre, la Banque mondiale et de nombreuses autres organisations internationales encouragent ouvertement la protection sociale et un ‘nouveau contrat social’.

Serait-ce, enfin, la véritable mort du consensus de Washington ? Cela pourrait-il signifier le retour d’une sorte de politiques contracycliques keynésiennes avec des déficits budgétaires, un rôle important pour l’État et des États sociaux à l’occidentale ?

Dans cette contribution, je me penche brièvement sur ce dernier élément pour analyser les propositions ‘sociales’ du moment. Que signifie le ‘nouveau contrat social’ ? Qu’entend-on par ‘protection sociale’ ? Quelle est sa relation avec la réduction de la pauvreté ?

Comme les mots peuvent signifier des choses très différentes pour des personnes très différentes, il est important, surtout pour les mouvements sociaux qui travaillent sur ces sujets, de savoir exactement à quoi ils sont confrontés et quelles sont les politiques qu’ils peuvent soutenir ou auxquelles ils doivent résister. Y a-t-il vraiment un vent nouveau qui souffle sur les forêts de Bretton Woods ?

La réduction de la pauvreté contre les droits sociaux

Le fait que la Banque mondiale ait consacré son rapport sur le développement mondial de 1990 à la pauvreté constitua une véritable percée. C’était indéniablement une conséquence des protestations sociales contre les politiques draconiennes imposées aux pays du Sud.

Cependant, en analysant le programme, il est vite apparu qu’absolument rien ne changeait dans les politiques imposées jusqu’alors. La pauvreté était considérée comme un problème de personnes qui avaient été exclues de la croissance et des marchés et qui devaient d’urgence y participer. La Banque disait que la pauvreté pouvait être résolue en libérant les marchés et le commerce ou en déréglementant les marchés du travail. Il n’y avait pas une seule mesure de politique sociale parmi les propositions, au contraire, le salaire minimum était considéré comme étant nocif pour les pauvres. En fait, c’est le Consensus de Washington qui était considéré comme le véritable mécanisme de lutte contre la pauvreté.

Le PNUD, le programme de développement des Nations Unies, n’avait pas de propositions fondamentalement différentes. Il se prononça clairement contre les systèmes traditionnels de protection sociale, considérés comme étant inadaptés aux pays pauvres. La réduction de la pauvreté concerne les pauvres et les Etats doivent s’arrêter là. Les non pauvres peuvent s’acheter une assurance sociale sur le marché.

Enfin, il convient de rappeler que la pauvreté n’a jamais été une question de revenus pour la Banque mondiale ou le PNUD. Pour elles, la pauvreté était ‘multidimensionnelle’ et les pauvres n’étaient pas censés parler d’argent.

En bref, la pauvreté n’était pas considérée comme étant un problème collectif et social, elle ne concernait que certains individus qui n’avaient pas accès au marché, principalement en raison des mauvaises politiques gouvernementales.

Gestion des risques

Néanmoins, dix ans plus tard, la Banque mondiale proposa son premier plan de protection sociale, désormais appelé ‘gestion des risques’. Les risques, disait-elle, ne pouvaient jamais être évités mais devaient être correctement gérés par les individus et les familles, les marchés et les gouvernements.

Dans ce schéma, toute une série de décisions que l’on ne songerait jamais à appeler ‘protection sociale’ - comme la migration ou le travail des enfants - ont trouvé leur place. Il s’agissait de mesures inévitables prises pour faire face à des difficultés réelles.

Ces propositions n’ont pas donné grand-chose, jusqu’à ce que, dix ans plus tard, l’inégalité soit également mise à l’ordre du jour. La proposition de la Banque mondiale pour lutter contre les inégalités consistait à faire en sorte que les revenus des 40 % de personnes les plus pauvres augmentent plus rapidement que la moyenne nationale des revenus. C’est également ce qui a été introduit dans les objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies, adoptés en 2015. Toutefois, les inégalités sont beaucoup plus graves au sein du groupe des 10% les plus riches qu’au sein des neuf déciles inférieurs, ce qui signifie que cet ODD ne modifiera pas sérieusement la répartition mondiale des revenus.

Pourtant, lorsque le Rapport sur le développement dans le monde de 2019 est sorti et que la Banque s’est penchée sur le ‘monde du travail’ avec une proposition de nouveau contrat social, une fois encore, les espoirs étaient énormes. Le rapport a été suivi d’un livre blanc avec de nouvelles idées pour la protection sociale.

Un nouveau contrat social

Ces textes sont extrêmement intéressants car ils contiennent beaucoup d’idées et de concepts nouveaux, bien qu’il ne soit pas certain qu’ils débouchent également sur une nouvelle pratique.

La Banque préfère désormais parler de ‘partage des risques’ et l’essentiel du contenu de ce livre blanc est un ‘minimum garanti’ de transferts et de primes subventionnées. À côté de cela, un système de ‘sécurité sociale’, avec des contributions obligatoires à un ‘pool de partage des risques’. Cependant, la Banque mondiale reste fermement opposée à ce que les contributions obligatoires pèsent sur la masse salariale et espère les minimiser grâce au premier ‘paquet minimum garanti’ et à une réduction conséquente de l’élément de redistribution.

Même si la Banque parle aujourd’hui d’universalisme, de prévention et de la gestion par l’Etat, elle souffle constamment le chaud et le froid. Les normes fondamentales du travail sont acceptées, mais il faut ‘éviter les extrêmes en matière de réglementation’. La Banque n’est pas favorable aux salaires minimums qui risquent d’être ‘distorsifs’ et ‘redistributifs’ ; les indemnités de licenciement ou les allocations de chômage peuvent être ‘inefficaces et peu fiables’ et peuvent être remplacées par des comptes d’épargne obligatoires, des emplois flexibles valent mieux que pas d’emploi, les contrats de travail ne devraient donc pas être réglementés, un temps de travail fixe avec des heures supplémentaires éventuelles à payer n’est pas recommandé.

La Banque mondiale n’est pas contre la participation des travailleurs, ni contre le dialogue social, ni contre les syndicats et les relations tripartites, mais tous ces mécanismes semblent insuffisants et doivent être remplacés par des mécanismes totalement nouveaux, comme les formules de propriété partagée.

La Banque mondiale ne veut pas de meilleures réglementations du marché du travail, elle ne veut pas une meilleure protection des travailleurs, elle veut plus de compétitivité. Elle se focalise toujours sur les pauvres. On peut dire sans risque de se tromper que l’objectif principal de tout cet exercice n’est pas un contrat social, n’est pas davantage de justice sociale ou de citoyenneté sociale pour l’ensemble de la société, mais un transfert de responsabilités des entreprises vers l’État. La protection sociale est principalement au service de l’économie.

Une protection sociale macro-critique

Quant au FMI, il reconnaît désormais que la protection sociale peut également être ‘macro-critique’, pour des raisons liées à la stabilité sociale et politique. Toutefois, il prévient qu’il ne suivra pas l’approche universelle et fondée sur les droits de l’Organisation internationale du travail (OIT). Si une politique sociale est acceptée aujourd’hui, c’est uniquement dans la mesure où celle-ci contribue à la stabilité et où elle évite les protestations sociales et le ‘risque de réputation’. S’il s’inquiète aujourd’hui des inégalités, c’est parce que son département de recherche a souligné qu’elles entravaient la croissance.

Un modèle social européen ?

Une situation très similaire s’est produite dans l’Union européenne (UE) depuis le lancement du marché intérieur en 1992 jusqu’à aujourd’hui. En dépit de la charte des droits des travailleurs, d’une charte des droits fondamentaux et de nombreuses modifications positives des traités, le ‘modèle social européen’ d’États sociaux fondés sur la citoyenneté sociale s’est lentement érodé. Bien que l’UE ne soit pas compétente en matière de sécurité sociale, elle influence les politiques nationales par le biais de son marché intérieur et des règles de gouvernance économique.

Progressivement, les objectifs de la protection sociale ont changé : de ‘garantir le niveau de vie’, on est passé à ‘rendre le travail rémunérateur’ et enfin à ‘investissement social, protection sociale et stabilité de l’économie’. En d’autres termes, à l’instar de ce que fait la Banque mondiale, on assiste à un glissement de la protection des personnes vers la protection des marchés et des entreprises. La protection sociale est désormais un facteur de production.

Aujourd’hui, il existe un nouveau ‘socle des droits sociaux’ plein d’espoir, assorti d’un plan d’action qui peut potentiellement jouer un rôle positif.

Des sociétés dualisées

La situation paradoxale d’aujourd’hui est que jamais auparavant la protection sociale n’a figuré aussi haut sur l’agenda international, alors que jamais auparavant elle n’a été aussi sérieusement menacée. Elle a été rendue compatible avec les politiques néolibérales.

La seule lueur d’espoir de la crise actuelle du Covid-19 a été de rendre très claire la nécessité d’une protection sociale très large. Les gens n’ont pas seulement besoin de médecins et d’hôpitaux, ils ont aussi besoin d’un logement décent, d’eau potable et d’air pur, de sécurité des revenus et de toute une série de services.

Dès lors, il est loin d’être suffisant de se concentrer sur les pauvres qui ont certes besoin d’aide, mais qui ne sont pas les seuls. Dans de nombreux pays, des classes moyennes importantes sont aujourd’hui menacées économiquement et socialement par la crise et par une économie en mutation. Elles ont également besoin de protection sociale et de sécurité des revenus. C’est là que la véritable prévention devrait avoir lieu, car il est plutôt étrange de permettre d’abord la création de la pauvreté, pour ensuite essayer de la résoudre. Nous devrions cesser de nous focaliser sur la pauvreté. La seule bonne protection sociale est une protection sociale universelle, avec des garanties de revenus, un droit du travail et des services publics. C’est ce que le Consensus de Washington a essayé de supprimer. Isabel Ortiz, Directrice du Global Social Justice Programme, vient de publier un article intéressant dans lequel elle met en garde contre la nouvelle austérité post-Covid qu’elle compare au ‘Consensus de Washington’.

Les organisations internationales ont changé leur discours mais pas leur pratique. Elles défendent apparemment la protection sociale, mais celle-ci ne signifie plus ce qu’elle signifiait auparavant. Il ne s’agit pas de droits humains économiques et sociaux, il ne s’agit pas de citoyenneté sociale telle que définie par T.H. Marshall. Et il n’y a guère de résistance, si ce n’est de la part de l’OIT et des syndicats internationaux, tous deux tenus de chercher des compromis et dont le potentiel d’innovation est limité. Un livre intéressant publié récemment par Minouche Shafik de la London School of Economics montre clairement à quel point il est difficile aujourd’hui de défendre et de promouvoir les droits économiques et sociaux : tout le livre porte sur les valeurs éthiques et humanistes, certes très importantes mais à peine suffisantes.

Dans un ouvrage remarquable des années 1980, Claus Offe déclarait que le capitalisme ne veut pas de protection sociale, tout en sachant qu’il en a besoin pour survivre. Ce constat aide à comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Le consensus de Washington n’est peut-être pas aussi mort que nous semblons le croire. Une résistance radicale sera sans doute nécessaire.

Voir en ligne : https://wsimag.com/fr/economie-et-p...

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