Le premier Forum social mondial à avoir lieu dans un pays du Nord se tiendra dans quelques semaines, soit du 9 au 14 août prochains. À la toute veille de sa tenue, étant donné la période d’été, l’essentiel de la programmation est maintenant défini. L’engagement des organisations et des mouvements de la société civile s’est traduit par le développement de plusieurs espaces qui concrétisent les espoirs des individus impliqués depuis plusieurs mois dans plus d’une vingtaine de comités autogérés.
Les avancées permettent d’envisager un succès certain de l’événement, du point de vue du contenu et de la diversité des réseaux participants, notamment par la mise en place d’espaces autonomes et de comités autogérés. Toutefois, il apparaît maintenant essentiel d’œuvrer dans une perspective de convergence, pour qui souhaite dépasser la seule fonction d’échange et de débat de ce Forum social mondial. Or, c’est à ce niveau que l’avenir des FSM est particulièrement questionné depuis des années, mais cette fois-ci avec une intensité accrue. Le FSM de Montréal saura-t-il démontrer la pertinence du processus des forums sociaux ?
Le processus des FSM célèbre ses 15 ans d’existence. Pendant toutes ces années, les FSM ont offert, à celles et ceux qui croient qu’« un autre monde est possible », un moment et un espace d’échange. La première édition a eu lieu à Porto Alegre au Brésil en 2001, au même moment que le rendez-vous des élites politiques et économiques mondiales à Davos en Suisse. Depuis, l’événement s’est tenu aux deux ans, puis dans une période du calendrier qui l’a amené à s’éloigner de la date du rendez-vous de Davos. Il se tient, pour la première fois, au milieu du mois d’août en Amérique du Nord.
Durant toutes ces années, les processus de FSM se sont réalisés selon une approche très large que la Charte des principes a voulu codifier au lendemain du premier FSM. Il s’agit du principe de l’espace ouvert. En effet, la Charte prévoit un tel espace pour permettre « le débat d’idées démocratique, la formulation de propositions, l’échange en toute liberté d’expériences ». Aussi, un FSM vise à favoriser « l’articulation en vue d’actions efficaces, d’instances et de mouvements de la société civile ». Toutefois, sa fonction utile s’arrête là, selon la Charte des principes.
On se rappellera que le FSM est né au Brésil, dans une conjoncture marquée par une montée des luttes sociales et de l’appui populaire au Parti des travailleurs. En soutenant le FSM, les mouvements sociaux brésiliens et le PT visaient à exporter l’énergie des mobilisations locales au niveau mondial, afin de mieux résister à la mondialisation néolibérale et éviter l’isolement. Parallèlement, le contexte international annonçait un affaiblissement des états nationaux et une marchandisation de la planète, dix ans après la chute du mur de Berlin. Il était impératif de créer le front le plus large possible en vue de proposer une alternative à la mondialisation néolibérale, celle de la mondialisation de la solidarité.
De plus, en rupture avec les pratiques centralistes et dirigistes qui se sont traduites dans des caricatures socialistes repoussantes, le FSM visait la mise en place de nouvelles relations de solidarité au sein et entre les mouvements sociaux, sur des bases indépendantes des partis politiques. L’expérience du PT brésilien devenait l’exemple d’une approche du bas vers le haut (bottom up), alors qu’il se présentait comme l’expression politique des mouvements.
Ainsi, la Charte des principes a défini le FSM comme un processus qui unit tous les groupes et mouvements dans une opposition à la mondialisation néolibérale, sur la base d’un espace ouvert, non partisan et non délibérant. Le FSM ne prend pas position. Il s’agit alors de rejeter toute approche qui forcerait la reconnaissance d’une « unique alternative d’articulation et d’action ». Comme le FSM ne peut représenter toute la société civile, il ne peut prétendre la représenter, ni prendre des positions à ce titre.
Pour assurer le rassemblement le plus large possible, la formule ne prévoit donc pas de conclusion au titre du Forum, mais des concertations consensuelles des organisations. Les déclarations en conclusion des forums depuis quinze ans ont à peu près toutes suivi cette façon de faire : elle n’était pas la déclaration du forum, mais celle des mouvements qui y participaient.
Ce n’est pas d’hier qu’on questionne l’impact et l’utilité des FSM. Au cœur des critiques, il y a l’opinion que les grandes manifestations internationales comme celles du FSM ont peu d’impact politique et se résument à des espaces de débat sans conséquence. Or, depuis quelques semaines, une importante discussion au niveau international s’est intensifiée concernant l’avenir du FSM.
Deux événements politiques ont provoqué une manifestation accrue des polarisations au sein des membres du CI. Il s’agit de la question de la campagne de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) d’Israël et les exigences de solidarité avec le peuple brésilien face au coup d’État qu’il subit actuellement. Ces deux questions heurtent de plein front l’idée de neutralité établie par la Charte des principes des FSM. Ces deux questions, qui ont été soulevées lors du séminaire international du FSM de Montréal en avril dernier, exercent des pressions énormes sur les principes fondateurs des forums sociaux.
La campagne BDS
D’abord, la Coalition BDS de Montréal, forte de l’appui de plusieurs personnalités et réseaux au sein du Conseil international du FSM, cherche à faire reconnaître la légitimité de son combat auprès du Collectif du FSM 2016. La coalition se heurte aux interprétations de la Charte qui écartent toute prise de position du FSM ou du Conseil international, malgré qu’elle s’oppose à « toute forme d’impérialisme », à « toute conception totalitaire et à l’utilisation de la violence comme moyen de contrôle social ». Rappelons toutefois que, depuis quinze ans, les différents forums n’ont cessé de faire écho à la solidarité avec la Palestine, en particulier lors des deux derniers, qui se sont tenus à Tunis, au cœur des bouleversements démocratiques du monde arabe. Or, la condamnation par le nouveau gouvernement canadien de la campagne BDS complique les choses pour le Collectif du FSM 2016. Le débat se poursuit actuellement à la faveur d’une pétition lancée par la Coalition BDS en dehors du cadre du FSM 2016 et qui a obtenu des centaines d’appuis en provenance de toutes les régions de la planète. Cette pétition vise à convaincre le Conseil International du FSM de modifier sa Charte pour reconnaître la portée des principes de la campagne BDS qui engagerait alors les futurs comités d’organisation du FSM de façon explicite et sans équivoque comme un espace libre de l’apartheid israélien.
Le coup d’état parlementaire au Brésil
D’autre part, c’est le coup de force étatique au Brésil qui a provoqué les échanges les plus intenses entre les membres du Conseil international concernant la charte et l’avenir du FSM. Un coup d’État parlementaire a chassé du pouvoir le Parti des travailleurs et a mis en place un régime qui veut démanteler les protections sociales acquis dans la dernière période. Une coalition de mouvements sociaux et de personnalités de la société civile brésilienne, associés aux succès du FSM, ont lancé un appel au soutien du peuple brésilien de la part des membres du Conseil international. L’appel dénonce la crise politique dans laquelle le Brésil et l’Amérique latine sont projetés et associe les pressions exercées sur les gouvernements de gauche en Amérique latine comme une volonté de faire échec au développement d’un autre monde, basé sur le rejet de modèles de croissance économique néolibéral. La déclaration fut rendue publique avec le soutien de la plupart des organisations et mouvements sociaux qui agissent dans les travaux du FSM. La sollicitation des membres du CI sur le Brésil et aussi concernant la campagne BDS a suscité une discussion internationale qui ne manquera pas de se retrouver à Montréal. Nous présentons maintenant brièvement les différentes approches, dont certaines contributions ont été publiées sur le site de Presse-toi à gauche.
Le statu quo du courant historique
Le courant historique, pourrait-on dire, s’oppose à toute modification de la charte et propose le statu quo, arguant une opposition de principe entre espace et mouvement. Pour ce courant, l’évolution de la charte vers des mécanismes de prise de position et de représentation est à rejeter. La nature du FSM comme processus non représentatif d’une société civile mondiale qu’on ne peut définir, rendrait impossible une telle évolution.
De plus, cette idée ramènerait une méthodologie verticale de représentation propre aux parties et aux syndicats, qui constituent des modèles d’organisation peu susceptibles à engager un véritable changement social dans les contextes politiques d’aujourd’hui. Cette tendance soutient que seul l’espace ouvert, sans mécanisme délibérant, est la seule voie d’avenir pour le FSM.
Le modèle d’organisation du FSM de Montréal emprunte à cette tendance la volonté de limiter la place que les organisations sociales ont occupé par le passé dans l’organisation de l’événement. Pour le Collectif, la légitimité du forum repose sur le regroupement en assemblée des individus et des mouvements impliqués, sans distinction de statut.
Peu de place est faite dans cette approche au rôle des organisations et des mouvements. S’il y a un geste à poser, pour ce courant, c’est celui de l’abolition du Conseil international, afin de s’assurer de ne pas avoir d’instance suprême, doté d’un certain statut.
En pratique, pour ce courant, la vision de la transformation de la société passe par la multiplication d’initiatives, sans égard aux besoins d’organisation et de concentration de l’énergie des individus mobilisés dans des mouvements sociaux et citoyens. Paradoxalement, cette tendance à l’atomisation des acteurs dans le FSM de Montréal se produit dans une des sociétés capitalistes dont le niveau d’organisation des individus est le plus élevé.
Par ailleurs, à Montréal comme ailleurs, la capacité des mouvements spontanés de durer dans le temps les amènent, bien souvent, à évoluer en organisation de défense ou dans des partis politiques. C’est notamment l’histoire récente des indignés espagnols et de Podemos.
Les considérations concernant la nouvelle conjoncture internationale
Pour d’autres, la conjoncture internationale a changé et la polarisation des conflits ne se suffit pas des seuls espaces d’échange et de débats. Toutefois, partant d’un même constat, différentes sensibilités peuvent être identifiées.
Un courant abolitionniste, pourrait-on dire, s’appuie sur le recul de la conjoncture et l’affaiblissement de la pertinence du FSM dans l’unification des résistances et des mouvements de transformation sociale. Il propose tout simplement l’abolition du FSM. Appelant un bilan autocritique sans complaisance, cette approche associe les volte-face des gouvernements progressistes et le silence de certains mouvements au retour de politiques néolibérales sauvages dans certains pays et aux reculs dans la construction d’une alternative anti-systémique. Comme le recroquevillement de l’événement se confirmerait à Montréal, le temps de l’enterrement serait venu. Le FSM de Montréal pourrait alors s’occuper des funérailles, tout en amorçant une profonde réflexion. Paradoxalement, cette approche vise à provoquer une renaissance basée sur une nouvelle dynamique mondiale centrée sur la mobilisation sociale.
Toutefois, un courant plus prosaïque, souhaite rénover et faire évoluer le FSM afin de le pérenniser et de rendre fonctionnel, non seulement les rendez-vous mondiaux, mais aussi sa principale instance, le Conseil international, objet de toutes les critiques. Partageant plusieurs évaluations avec le courant précédent, il s’en différencie en s’appuyant sur l’énorme actif des FSM depuis quinze ans qu’il souhaite protéger et faire vivre en tenant compte des exigences de la nouvelle situation politique.
La stratégie de regroupement large s’étant épuisée, il importe maintenant de rénover le processus pour lui donner un deuxième souffle. Ainsi, différentes propositions ont été annoncées. La première est la constitution d’une instance parallèle, sorte de tribunal, sur l’état de la démocratie dans différentes régions de la planète. La première séance pourrait ainsi avoir lieu à Montréal pour traiter du dossier du Brésil. Le résultat des travaux de cette instance impliquerait le FSM comme regroupement international.
D’autres propositions ont également été annoncées dans la foulée de la précédente, dont la modification de la composition du conseil international, à partir de mandats électifs rotatifs à durée limitée. Une campagne de financement permettrait de mettre en place un secrétariat plus fonctionnel. Des commissions thématiques, dont une apparentée à l’instance de type Tribunal, pourraient aussi être mises en place. Une recommandation fait consensus très largement, parmi à peu près tous les courants, il s’agit du « nettoyage » du CI, afin d’assurer une réelle représentation aux personnes siégeant sur le CI.
Comment rénover le FSM ?
Si plusieurs appellent à modifier la Charte et prendre en compte les nouvelles exigences de la situation politique, le refus de l’auto-proclamation doit demeurer un fondement majeur de toute démarche de rénovation du FSM et du CI. L’indépendance des organisations et des mouvements exige que le FSM 2.0 ne puisse pas prétendre représenter l’ensemble de la société civile internationale. Toutefois, peut-on faire évoluer le FSM vers une sorte de table de concertation internationale en vue de permettre une action politique plus soutenue ? Il s’agit ici de l’action des organisations et des mouvements, et non pas celle de partis politiques. Nous savons toutes et tous que l’action politique des mouvements sociaux et citoyens est celle qui initie les véritables transformations sociales. Le mandat du FSM ne serait-il pas de favoriser sa mise en place et de se compromettre pour ce faire, en tenant compte de la conjoncture qui exige de prendre parti ? Comment établir une unité plus active politiquement, sans contraindre les organisations et mouvements à des mécanismes de délégation ? Rappelons que la littérature abonde pour associer la mise en place d’un pouvoir politique mondial à une instance dirigiste, voire totalitaire. Alors, pourrait-on reconnaître que le FSM ou une instance désignée pour ce faire puisse convenir de constats et laisser aux mouvements sociaux la discrétion de la traduction en plan d’actions ?
Vers une Assemblée mondiale des mouvements sociaux
De plus, l’avenir des Forums sociaux mondiaux est aussi tributaire de la participation active des réseaux et mouvements sociaux, afin de faire de ces rendez-vous des rassemblements qui servent les luttes et les mobilisations. La transformation du FSM en une assemblée mondiale des mouvements sociaux pourraient constituer une évolution vers une sorte de table de concertation internationale sur l’action politique indépendante des mouvements. Le centre de gravité des FSM porterait moins sur les activités singulières des organisations et mouvements, mais plus sur leur concertation. Si le FSM a un avenir, c’est celui de devenir le fédérateur des mouvements et des réseaux qui, à leur tour, mobilisent les individus. La centralité des organisations et des mouvements dans tout processus de FSM doit être valorisée et implique une reconnaissance complète. Il s’agit d’une condition préalable pour éviter l’atomisation des organisations. Enfin, rappelons que le niveau international n’est pas un espace politique de conquêtes sociales, comme le sont les états et certains espaces politiques régionaux. Il offre essentiellement un espace de manifestation et une caisse de résonance aux combats menés au niveau local et régional. C’est en tenant compte de cette réalité que l’évolution peut trouver un terrain d’entente propre au consensus le plus large.