En 2001, le premier Forum social mondial a été perçu et analysé comme un moment militant « inédit ». Espace et non mouvement, dédié à la recherche des alternatives et au ré-enchantement du monde, véritablement transnational, porteur de construction de solidarités croisées entre des organisations situées partout sur la planète ; la plupart des observateurs voyaient dans le FSM, une rampe de lancement crédible pour le développement de perspectives politiques alternatives. Surtout, la forme du FSM semblait contenir ce qui apparaissait le plus nécessaire, à savoir : la prise en compte et la valorisation des différences à travers le globe (au lieu d’une solution mur-à-mur) et une très grande flexibilité de fonctionnement liée à la décentralisation des actions mondiales. Autrement dit, la forme FSM tentait d’éviter les écueils des modes de fonctionnement politique de la gauche et de l’extrême-gauche des années 1960 et 1970 qui avaient déchiré les milieux progressistes. Depuis 2001, les expériences successives des FSM et leur diffusion à d’autres échelles (régionales, nationales et locales) démontrent très certainement la force de la formule. Néanmoins, quelques questions demeurent qui laissent penser que la pérennité des FSM n’est peut-être pas une fin en soi. Nous en mentionnons deux.
Premièrement, les FSM demeurent ancrés dans le monde des « organisations » au sens de groupes formels constitués. Même si empiriquement, il est tout à fait possible de participer à un FSM sans carte de membre officiel d’une organisation ; pour s’impliquer plus activement dans l’organisation de l’événement, il est attendu que la personne s’engage au nom d’un collectif (et non en son nom propre). De la même manière, le comité international du FSM est très largement basé sur l’existence d’organisations qui prennent des décisions et des positions en leur nom. On sait, par ailleurs, que l’engagement militant se fait de moins en moins en allégeance avec des organisations formelles, mais plus par « agglutination » d’intérêts et d’identités, qui peuvent, temporairement prendre la forme de réseaux affinitaires ou de collectifs, mais qui ne se réduisent pas à ceux-ci. Il y a là un grand défi pour les FSM : articuler le fonctionnement du monde des « organisations » (qui, bien souvent détient encore les ressources financières) et les autres formes d’action collective dans la planification des événements et la mobilisation. Des solutions novatrices sont parfois testées localement (comme lors du deuxième Forum social québécois), mais il y a là, une nécessité de transition.
Deuxièmement, il est de plus en plus difficile de justifier la plus-value des rassemblements mondiaux vis-à-vis d’autres types d’action collective. Les coûts environnementaux liés au déplacement, les ressources matérielles nécessaires pour s’y déplacer mais aussi pour organiser un FSM ; la déconnexion possible entre l’événement FSM et les crises politiques en cours, sont des dimensions soulevées régulièrement pour remettre en cause la pertinence même des rassemblements mondiaux. Par exemple, pourquoi un militant grec devrait-il se déplacer à Montréal en 2016 alors que son pays est confronté à la pire crise migratoire depuis la seconde guerre mondiale et que la Grèce a connu presque 10 ans de crise économique majeure ? Pourquoi une organisation d’aide aux réfugiés devrait-elle dédiée une partie non négligeable de ses ressources à la prochaine rencontre du FSM ? Ces questions ont accompagné les forums sociaux tout au long de leur existence. Mais force est de constater qu’il est de plus en plus difficile d’y répondre dans un contexte qui a, lui, bien changé : en 2001, l’Amérique latine représentait la possibilité d’une « nouvelle gauche politique » et la transnationalisation des solidarités apparaissait comme une résistance possible en-train-de-se-construire. Aller dans un FSM, c’était participer à cet espoir collectif d’autres mondes possibles. En 2016, on assiste à une crispation nationale qui dépasse les frontières de l’Europe ; les politiques d’austérité dans les démocraties du Nord on affaiblit la croyance en la possibilité de réformer le système économique et l’Amérique latine ne joue plus son rôle de continent-leader progressiste. Alors pourquoi poursuivre l’expérience des FSM ? D’autres formes de solidarités transnationales existent déjà et sont en marche. À la question pourquoi les FSM continuent comme mode d’action collective, il pourrait être tentant de répondre de manière simpliste, parce que nous en avons pris l’habitude et-ou parce que c’est une stratégie médiatique efficace. Espérons que l’édition 2016 apportera d’autres réponses.
Pascale Dufour
Département de science politique, Université de Montréal