Le monde, le capitalisme et le papillon

, par  WALLERSTEIN Immanuel

En 1982, j’ai publié avec Samir Amin, Giovanni Arrighi et André Gunder Frank La crise, quelle crise. Nous remarquions à l’époque que ce qu’on appelait alors « la crise » était définie de bien des manières différentes. Au cours des années 1980, le terme de « crise » a été remplacé par un autre mot à la mode : « mondialisation » ou « globalisation », avec une nette tonalité optimiste. C’est seulement au début de 2008 que le ciel s’est assombri de nouveau. Aujourd’hui on retourne donc au concept de « crise ».

Mais il faut revenir en arrière pour bien comprendre.

Entre 1945 à 1970, le système-monde fonctionne sous l’hégémonie états-unienne. Cette période correspond également à la plus grande expansion de la phase A du cycle de Kondratieff de l’histoire du capitalisme (ce qu’on appelle parfois les « Trente Glorieuses »). Mais à la fin des années 1960, s’amorce la récession des deux cycles du développement du système-monde moderne, le cycle hégémonique et le cycle économique. Comment expliquer cette récession ? D’une part, tous les systèmes ont des rythmes cycliques. C’est leur mode de vie, la manière dont ils gèrent les inévitables fluctuations de leur fonctionnement. D’autre part, le capitalisme lui-même fonctionne comme un système-monde. De là découlent deux problèmes-clés que nous pouvons examiner l’un après l’autre.

Les cycles de Kondratieff

Le capitalisme est un système dont la raison d’être est l’accumulation incessante du capital. Pour accumuler, les producteurs doivent maximiser leurs profits à partir de leurs investissements. Cependant, augmenter ses profits n’est possible que si le producteur peut vendre son produit à des prix considérablement plus élevés que le coût de production. Dans une situation de concurrence parfaite, il est absolument impossible de dégager des profits significatifs. S’il existe une situation de compétition parfaite (une multitude de vendeurs et d’acheteurs, des informations valables sur les prix), chaque acheteur va circuler d’un vendeur à l’autre jusqu’à ce qu’il trouve celui qui vendra à seulement un centime au-dessus du coût de production, voire en dessous du coût de production.

Pour les vendeurs donc, la concurrence est néfaste. Obtenir un taux substantiel de profit est seulement possible si le vendeur jouit d’un monopole, ou au moins d’un quasi-monopole, à l’échelle de l’économie-monde. Dans ce cas, le vendeur peut augmenter le prix autant qu’il le veut, jusqu’à la limite imposée par l’élasticité de la demande. Il arrive donc, à chaque période d’expansion de l’économie-monde, qu’on trouve certains produits, ce qu’on appelle les produits « de pointe », qui sont relativement monopolisés. Les vendeurs de ces produits réalisent de grands profits et peuvent accumuler. De plus, les liens en amont et en aval de ces produits de pointe font en sorte que l’expansion de production va au-delà de celle des produits de pointe. Cette expansion générale de l’économie-monde est généralement appelée la phase A du cycle de Kondratieff.

Au bout d’un temps par contre, les monopoles s’autodétruisent. La compétition s’aggrave et elle fait baisser les prix, mais aussi les profits, jusqu’au point où ces profits baissent suffisamment pour que l’économie-monde cesse de s’étendre. Alors, l’économie-monde entre dans une période de stagnation : c’est la phase B du cycle de Kondratieff.

Empiriquement, les phases A et B durent en moyenne de 50 à 60 ans. La phase B n’est jamais trop durable. Après un certain temps, avec l’aide des États, de nouveaux monopoles sont créés et une nouvelle phase A s’entame. La reprise d’expansion de l’économie-monde dépend du fait de trouver des produits susceptibles d’une monopolisation, mais aussi d’un relatif ordre mondial.

Guerre et hégémonie

Selon Schumpeter, les capitalistes ont besoin d’une stabilité relative. Les guerres détruisent le capital fixe et sont des obstacles au commerce. C’est pour cette raison que le système fonctionne mieux quand un pouvoir hégémonique est en mesure d’imposer un certain degré d’ordre dans la vie interétatique. Ces cycles hégémoniques sont toujours plus longs que les cycles de Kondratieff parce qu’il est assez difficile pour un État de s’imposer. Il faut une disruption massive dans le système-monde pour qu’un État hégémonique soit déplacé. Depuis quelques siècles, ce changement est survenu à trois reprises : au tournant du 17e siècle avec l’émergence des Provinces-Unies ; au début du 19e siècle lorsque le Royaume-Uni impose sa domination ; et finalement après 1945, avec l’hégémonie des États-Unis.

Entre ces périodes d’hégémonies, il y a une longue accumulation de guerres où les puissances tentent de s’imposer les unes aux autres. Pour gagner, les rivaux doivent ériger les structures productives les plus fortes et les plus efficientes. Une fois qu’un État parvient à l’hégémonie, il fixe les règles de fonctionnement du système interétatique. Il cherche non seulement à assurer un bon fonctionnement de l’ensemble, mais en même temps de permettre une accumulation maximale du capital pour son « propre » capitalisme en établissant de nouveaux monopoles et en lui assurant la protection de son pouvoir géopolitique.

Mais comme pour l’économie, le monopole géopolitique est autodestructeur. Pour maintenir l’ordre, le pouvoir hégémonique doit intervenir militairement dans diverses parties du monde. Mais ces interventions l’affaiblissent à moyen terme. Utiliser la force militaire est coûteux en termes d’argent et de vies. Ce coût tend à effrayer les citoyens de la puissance hégémonique, surtout si les conquêtes initiales deviennent un bourbier. L’arrogance du triomphe s’estompe. Souvent, les opérations militaires sont moins efficaces qu’on ne l’a cru au début. Les résistances s’accroissent et éventuellement deviennent incontrôlables.

La puissance hégémonique doit répondre à un deuxième défi. Bien que militairement elle reste très forte, d’autres États commencent à reconstruire leurs forces militaires. L’attitude des alliés ou des satellites du pouvoir hégémonique commence à changer. Le pouvoir hégémonique entre alors dans un processus de déclin. Ce processus est lent, mais à la longue, irréversible. La conjonction de ces deux sortes de déclin aux alentours des années 1965-1970 (la fin de la phase A de Kondratieff et le début du déclin du pouvoir hégémonique états-unien) explique le grand tournant. C’est alors que surgit la « révolution-monde » de 1968, ce qui n’est pas un accident, car dans une large mesure, cette révolution est le résultat de cette conjonction.

La révolution-monde de 1968

1968 marque un troisième genre de récession, le déclin des mouvements anti-systémiques traditionnels, ou, de ce qu’on pourrait appeler la « vieille gauche ». Celle-ci inclut les mouvements communistes, la social-démocratie et les mouvements de libération nationale, qui ont pris forme durant le dernier tiers du 19e et la première moitié du 20e. Ces mouvements parviennent au sommet de leur pouvoir de mobilisation entre 1945 et 1968. C’est une période qui correspond à la fois au moment d’expansion d’une extraordinaire phase-A de cycle de Kondratieff et au maximum de l’hégémonie américaine. Comment expliquer cette coïncidence qui, en fait, n’en est pas vraiment une ?

D’un côté, face à l’incroyable expansion économique mondiale de l’époque, la bourgeoisie rechigne à toute interruption de la production et préfère composer avec les ouvriers sur des questions de salaire et des conditions de travail. Elle croit que ces concessions matérielles lui coûteront moins que des grèves. À moyen terme, les coûts de production s’élèvent, ce qui ébranle les quasi-monopoles. Mais comme toujours, les entrepreneurs ne pensent pas au long terme. C’est un peu la même chose pour les États-Unis en tant que pouvoir hégémonique. Ils pensent maintenir une stabilité relative dans le système-monde. Ils sont prêts à faire des concessions devant les revendications des mouvements de libération, surtout si la « décolonisation » est négociée avec des interlocuteurs modérés.

Dans les faits, de manière au début imperceptible, le capitalisme et les États-Unis reculent. Les mouvements de la « vieille gauche » atteignent leurs objectifs, la conquête du pouvoir d’État. Des partis communistes gouvernent un tiers du monde (on l’appelle le « bloc socialiste »). Des partis sociaux-démocrates sont au gouvernement dans un autre tiers. Ailleurs, les mouvements de libération nationale parviennent au pouvoir dans la majorité des États coloniaux ou semi-coloniaux.

Mais ces victoires ouvrent d’autres débats. Pour les révolutionnaires de 1968, l’arrivée au pouvoir de la « vieille gauche » ne change pas beaucoup la situation. Il faut dire qu’à l’époque, la nouvelle gauche est plutôt triomphaliste. D’une part, elle pense qu’il est possible de vaincre la puissance hégémonique américaine, comme cela se confirme au Viêtnam. D’autre part, elle s’éloigne de l’Union soviétique, qu’elle accuse d’être de mèche avec l’hégémonie américaine (cette idée découle du virage de la politique de l’URSS après le 20e congrès du parti communiste en 1956). Une autre fracture apparaît alors. Pour les révolutionnaires de 1968, la vieille gauche échoue à transformer le pouvoir parce que, dans une large mesure, elle n’a jamais défini ce nouveau pouvoir qu’elle promettait de construire. Pour la nouvelle gauche, la captation du pouvoir n’a pas changé le monde. Elle n’a pas entravé la polarisation économique et le système de classe se maintient sous une bourgeoisie, la nomenklatura. Cette critique se matérialise en Chine où les partisans de la Révolution culturelle veulent épurer le pays de ceux qui suivent la « voie capitaliste » et qui se retrouvent dans les plus hauts rangs de l’État et du parti communiste. Pour maints révolutionnaires de 1968, la Chine devient un modèle à suivre

À tout cela s’ajoute une nouvelle problématique, celles des peuples « oubliés ». Ce sont les oubliés dans la vie politique, économique et culturelle, mais qui sont aussi les oubliés des mouvements anti-systémiques traditionnels. Dans le sillon de la révolution de 1968, ces communautés sortent de l’anonymat. Elles sont opprimées à cause de leur race, de leur genre, de leur appartenance ethnique, de leur sexualité – en effet, de leur altérité. Traditionnellement, les mouvements anti-systémiques les ont délaissées, en affirmant que l’action révolutionnaire devait être subordonnée à la libération de qui était défini comme l’acteur historique principal, en l’occurrence, le prolétariat industriel. Les autres acteurs devaient attendre la victoire de ces acteurs « principaux ». Mais les soixante-huitards refusent cette hiérarchisation. Leurs revendications pour l’égalité font partie des urgences du présent, comme on le voit aux États-Unis avec le mouvement du Black Power.

Le retour de la droite

Quelques années plus tard, le feu de la révolution-monde de 1968 s’éteint presque partout. Parallèlement, le libéralisme centriste, l’idéologie qui gouvernait le système-monde, est détrôné. De l’autre côté, la droite se réorganise, tirant profit de la stagnation économique mondiale et du déclin de la gauche. Un nouveau « modèle » est imposé, la « mondialisation néolibérale », ce qui implique entre autres la destruction de la protection sociale, la délocalisation des usines et l’imposition de traités de libre-échange. On parle du « consensus de Washington ».

Au début des années 1990, l’implosion de l’URSS donne à cette droite un nouvel élan. Sur le plan économique, le pouvoir se déplace vers le secteur financier et utilise l’endettement comme moyen d’occulter les problèmes plus graves . Cette « financiarisation » n’est pas nouvelle, elle revient périodiquement au moment où la phase B du cycle de Kondratieff s’impose. Mais cette fois-ci, elle atteint des sommets. Le capitalisme financier crée une série de bulles successives qui implique le système-monde entier : la dette des pays du tiers-monde et du bloc socialiste dans les années 1970, les obligations à haut risque des grandes entreprises dans les années 1980, l’endettement des consommateurs dans les années 1990, l’endettement du gouvernement de l’ère Bush, et le plus récemment, l’endettement immobilier. Depuis, le processus continue avec le renflouement des banques et l’émission de dollars. La dépression dans laquelle le monde est tombé va continuer à s’approfondir pendant longtemps. Elle est en train de détruire le dernier pilier de la stabilité économique relative dans le système-monde, soit le dollar américain comme monnaie de réserve

Entre-temps, les principaux joueurs, les États-Unis, l’Union européenne et les BRICS, tentent d’empêcher le soulèvement des chômeurs et des classes moyennes dont l’épargne et les pensions de retraite s’effondrent. Les gouvernements réagissent à ces dangers par un protectionnisme qu’ils n’avouent pas, et quand ils peuvent, par la création de monnaie avec laquelle ils espèrent limiter la colère populaire. De telles mesures peuvent reporter temporairement les dangers, en réduisant un peu les souffrances des gens ordinaires. Mais ces mesures risquent d’aggraver la situation à moyen terme. Cette défaillance du système prendra la forme de fluctuations toujours plus extrêmes, dont la conséquence principale sera la très grande difficulté à prévoir le court terme. Ceci tendra à geler toute activité économique tout en augmentant les craintes des gens ordinaires, qui blâmeront à juste titre leurs gouvernements.

La « tendance » de la phase B

Dans l’économie-monde capitaliste, il n’est pas vraiment difficile de savoir quelles sont les courbes qui importent le plus. Puisque le capitalisme est un système qui repose sur l’accumulation incessante de capital, et qu’on accumule du capital qu’en faisant des profits sur le marché, le problème-clé de tout capitaliste consiste à produire au plus bas prix, pour vendre au plus haut prix possible. Il nous faut, dès lors, distinguer ce qui relève des coûts de production et ce qui détermine les prix. Logiquement, il y a trois types différents de coûts de production : le personnel, les inputset la fiscalité. Au fil du temps, tous ces coûts ont augmenté. Bien sûr, les capitalistes font des efforts pour les réduire, et ils y réussissent pendant les phases B, mais ce en partie seulement.

Pourquoi en est-il ainsi ? Commençons avec les coûts de personnel, qu’il faut analyser en trois catégories principales : les travailleurs peu qualifiés, les cadres intermédiaires, et les PDG et autres hauts dirigeants. Les coûts des travailleurs peu qualifiés tendent à augmenter pendant les phases A sous la pression de l’action syndicale. Quand ces coûts deviennent trop élevés, les entrepreneurs peuvent délocaliser leur production vers des régions où les salaires sont plus bas et où existe une main d’œuvre d’origine rurale à bon marché. Évidemment, les capitalistes ne délocalisent pas à la légère parce que cela augmente les coûts de transaction de l’entreprise. Mais dans une phase B, le transfert de site peut créer suffisamment d’économies salariales pour en valoir la peine. Après un certain temps, souvent le temps d’une génération, l’action syndicale se développe également dans ces régions. Les salaires montent, et l’on pense à délocaliser à nouveau. Ces délocalisations successives sont onéreuses, mais efficaces. On observe cependant un effet de cliquet à l’échelle mondiale. Les réductions salariales n’éliminent jamais totalement les hausses. Et la répétition de ce processus durant les dernières décennies a épuisé les lieux de délocalisation disponibles, d’où la déruralisation du système-monde.

Les raisons de la hausse des coûts du personnel d’encadrement sont différentes. Premièrement, l’augmentation de la taille des unités de production requiert plus de personnel intermédiaire. Deuxièmement, il faut faire face au danger qui résulte de l’organisation syndicale, et ce en créant une strate intermédiaire plus importante, qui sert d’allié à la strate dirigeante. De plus, l’existence de cette strate intermédiaire constitue un « modèle » d’ascension sociale pour la majorité non qualifiée, ce qui réduit sa capacité de mobilisation.

Quant aux strates de direction, ce qui permet une hausse significative de leur salaire dérive de la séparation de la propriété et de la direction. Cette séparation permet aux dirigeants de s’approprier, sous la forme de rente, des portions toujours plus importantes des revenus de la firme, réduisant la part qui revient aux « propriétaires » sous la forme de profits ou de réinvestissements dans la firme. Cette augmentation a été particulièrement spectaculaire durant ces dernières trente années.

Quant aux coûts d’inputs, les capitalistes s’efforcent toujours de les externaliser, c’est-à-dire ne pas payer l’intégralité de la note, comme par exemple pour la gestion des déchets toxiques, le renouvellement des ressources et la construction d’infrastructures. Pendant longtemps, cette externalisation des coûts est considérée comme normale, mais dans les années 1960, cela commence à changer. Peu à peu, des communautés se rendent compte des coûts de cette externalisation, notamment sur la santé, et elles exigent que l’assainissement et le contrôle environnemental soient pris en charge par l’État. Mais le problème s’aggrave à la suite de phénomènes comme la croissance démographique et les pénuries de sources d’énergie, d’eau, de forêts, de sols, de poisson et de viande. En découle une compétition féroce pour l’accès à ces ressources. Par rapport aux infrastructures, les entrepreneurs qui n’ont jamais payé qu’une faible part du montant réel des infrastructures résistent à prendre en charge l’augmentation des coûts Les gouvernements se retrouvent en difficulté. La conséquence est une détérioration sérieuse des équilibres budgétaires

Ainsi, le monde est devant une crise structurelle. La question n’est plus de savoir comment le système capitaliste va reprendre sa course à la croissance. Elle est de savoir ce qui remplacera ce système et ce qui pourra émerger de ce chaos. Chose certaine, le résultat est imprévisible, et ce pour des raisons inhérentes à la définition du système, mais la nature de cette lutte est très claire.

Le chemin de Davos et le chemin de Porto Alegre

Il est possible que le monde « choisisse » un nouveau système stable qui ressemble pour l’essentiel au système actuel – hiérarchisant, exploiteur et polarisant. Appelons cela le camp de Davos, du nom de cette ville où les élites du monde se réunissent chaque année. Aujourd’hui, le camp de Davos est profondément divisé. Il y a ceux qui souhaitent créer un système hautement répressif propageant une vision du monde qui consacre le rôle d’un petit groupe de dirigeants privilégiés en face de sujets serviles. Ceux-là ne se contentent pas de propager une telle vision ; ils proposent aussi l’organisation d’un réseau d’agents armés pour écraser l’opposition. Toujours dans le camp de Davos, un autre groupe pense que la voie du contrôle et du privilège passe par un système méritocratique qui coopterait un grand nombre de cadres indispensables au maintien d’un système fonctionnant avec un minimum de force et un maximum de persuasion. Ce groupe parle la langue du changement radical, utilisant les slogans issus des mouvements anti-systémiques – un monde « vert », une utopie multiculturelle, etc. Ils veulent offrir des opportunités méritocratiques à tout le monde – tout en maintenant un système qui, à la longue, ne peut qu’être inégalitaire et polarisé

Le camp de Porto Alegre (ville du Brésil où les mouvements populaires ont transformé les conditions de vie et où est né le Forum social mondial) souffre également de divisions internes. Il y a d’abord ceux qui envisagent un monde aussi décentralisé que possible. Ce groupe parle le langage d’une crise civilisationnelle. Il rejette la croissance économique comme objectif prioritaire, en y substituant l’idée d’une discussion rationnelle sur l’utilisation des ressources mondiales. Il se réfère à ce que les mouvements autochtones en Amérique latine appellent le buen vivir. Il n’accepte pas le rôle d’une caste d’experts coupés de la société civile. Pour ces partisans, un vrai universalisme peut se construire seulement à partir d’une incessante combinaison de sagesses multiples produites par l’humanité passée et à venir, et respectée dans la diversité de ses créations culturelles. Au sein du camp de Davos, un second groupe est davantage attiré par l’idée d’une transformation mise en œuvre par des cadres compétents, qui pensent y voir plus clair que les masses. Loin de l’idée de décentralisation, ce groupe envisage un système-monde plus coordonné et intégré ; il est partisan d’un égalitarisme formel qui ne dépend pas d’innovations imprévisibles ni de l’hypothétique construction d’un universalisme réellement universel, c’est-à-dire pluriel. Il reste axé sur la nécessité du « développement », surtout dans les pays du Sud. C’est une situation déroutante – intellectuellement, moralement et politiquement – encore une raison pour insister sur l’imprévisibilité du résultat.

Continuer

Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse rien faire, mais plutôt, qu’il n’y a pas de plan d’action préétabli. Je mettrais en tête de liste certaines actions à mettre en œuvre tout de suite. Par exemple, des actions qui peuvent minimiser les dommages inhérents à l’effondrement du système existant. Ces actions ne sauveront pas le système. Elles ne sont pas une solution à long terme, mais les individus ne vivent pas dans le long terme. Ils vivent dans l’immédiat. Et on ne peut jamais négliger l’immédiat, pour des raisons à la fois politiques et morales. Pourtant, en même temps, il faut engager un sérieux débat intellectuel sur les paramètres du système-monde que nous désirons voir, et sur la stratégie de transition qui lui correspondent. Dans ce débat, il est impératif d’écouter toutes les personnes de bonne volonté, surtout celles qui ne partagent pas notre point de vue. Un débat permanent peut offrir plus de compréhension de ce qu’il faut faire, consolider une plus grande camaraderie dans le camp de Davos. Il faut éviter le sectarisme qui, historiquement, a toujours mis en échec les mouvements anti-systémiques.

En outre, je suis partisan d’efforts pour construire, ici et là, à petite ou grande échelle, des modes de production alternatifs, démarchandisés. Il se peut qu’en faisant cela, nous apprenions les limites des méthodes cherchant à assurer une production intelligente et soutenable, au-delà de cette dépendance par rapport au profit qui est au fondement du système actuel. Nous devons mettre au premier plan de la réflexion la lutte contre les trois inégalités fondamentales que l’on trouve au niveau mondial : les inégalités de genre, de classe, et de race/ethnicité/religion/sexualité. C’est la tâche la plus difficile de toutes, car aucun de nous n’est innocent, aucun de nous n’est pur. Toute la culture dont nous avons hérité résiste même à cette évolution.

Finalement, nous devons fuir comme la peste la croyance selon laquelle l’histoire serait de notre côté, selon laquelle la bonne société adviendra inévitablement. L’histoire n’est du côté de personne. D’ici un siècle, nos descendants pourraient regretter tout ce que nous avons fait. Nous avons au mieux 50 % de chances de créer un système-monde meilleur que celui dans lequel nous vivons aujourd’hui. Mais 50 %, c’est beaucoup.

Qui l’emportera dans cette bataille ? Nul ne peut le dire. Ce sera le résultat d’une infinité de nano-actions par une infinité de nano-acteurs lors d’une infinité de nano-moments. À un certain point, la tension fera basculer définitivement la balance en faveur de l’une des deux solutions alternatives. De là naît l’espérance. Ce que chacun de nous fait à chaque instant sur chaque question concrète a son importance. Certains parlent d’« effet papillon » : le battement d’aile d’un papillon peut provoquer une tornade à l’autre bout de la planète. En ce sens, aujourd’hui, nous sommes tous de petits papillons.

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