“On parle de « biens communs » chaque fois qu’une communauté de personnes est animée par le même désir de prendre en charge une ressource dont elle hérite ou qu’elle crée et qu’elle s’auto-organise de manière démocratique, conviviale et responsable pour en assurer l’accès, l’usage et la pérennité dans l’intérêt général et le souci du ’bien vivre’ ensemble et du bien vivre des générations à venir.” [1] Les « communs » dessinent un horizon qui recompose ces pratiques sociales pour en faire émerger un récit collectif basé sur les valeurs de la coopération et du partage, de l’émancipation de personne humaine, la solidarité et le respect de notre environnement.
Aujourd’hui, une majorité de la population est née dans un monde dominé par l’idéologie ultra-libérale. Cette idéologie, parce qu’elle nie la valeur de l’action collective et de la solidarité, est destructrice du lien social, mais aussi de la personne et de notre environnement, la Terre. Des entreprises mondiales dominent les États et assujettissent les territoires.
La société civile réagit à la difficulté de deux façons au moins : par la protestation et le vote extrême, mais aussi en inventant et réinventant des formes de solidarité et de réciprocité, de propriété et de gouvernance collectives qui battent au rythme des transformations technologiques, démographiques, écologiques, de la mondialisation. Des alternatives anciennes résistent et de nouvelles sont inventées. Il n’est même plus nécessaire d’énumérer les exemples emblématiques ni de souligner la diversité des domaines concernés par les communs. Paysans, citadins, jeunes, vieux, femmes ou hommes, travailleurs ou volontaires s’engagent quotidiennement au service de leur communauté. Chacune de ces initiatives, avec sa singularité, participe de la mouvance des communs. Bien sur, nombre de ces personnes n’utilisent pas le terme communs, pour décrire leurs actions, mais reconnaissent leur proximité avec cette notion et comprennent aisément ce qu’ils gagnent à être capable de s’articuler à certaines occasions.
Pourtant, nous devons tenir compte du fait que l’addition ou la juxtaposition d’initiatives locales n’a pas par elles-mêmes un effet de transformation de la société capable de remplacer l’idéologie ultralibérale et le narratif qui l’accompagne.
L’économie mondiale elle-même est travaillée par des forces qui sont nourries par les communs. Une partie significative de l’économie se fonde sur la production de richesse par des personnes en réseau, dont le lien de subordination avec la firme capitaliste se distant. Mais une très grande partie de cette richesse, pour ne pas dire l’essentiel est captée par les multinationales du domaine numérique, qui ont reproduit et amplifiés tous les travers des firmes capitalistes en matière d’exploitation des personnes, leurs données, leur corps, leur culture, d’accaparement des richesses et de domination des institutions publiques et des états.
L’ESS est partie prenante de cette économie de partage. Au cours de son histoire, elle a construit des réponses aux besoins de la société basés sur la solidarité et l’émancipation des salariés. Elle a l’habitude de raisonner et d’agir en propriété collective et inaliénable (organisation sans propriétaire individuel), partie de la valeur ajoutée mise en réserves impartageables, distribution du profit nulle ou limitée, réinvestissement dans le projet social, double qualité des participants (à la fois salarié et sociétaire, ou sociétaire et client, etc…). Mais elle n’a pas su ou pu s’émanciper de l’économie capitaliste ni bien sur y imprimer une marque qui le transforme en profondeur. L’ESS court le risque de se voir balayée par la puissance du capitalisme financiarisé et net-archique.
Les militants pour une économie basée sur les communs trouvent aussi des alliés auprès des collectivités locales, intéressées par une capacité renouvelée des citoyens à collaborer entre eux, à porter des initiatives qui nourrissent l’économie locale et parfois aussi et à renforcer leurs compétences civiles et démocratiques. Les expériences significatives se multiplient de la « sharing city » (Séoul) à la "ville en commun" (Barcelone) en passant par la "co-city" (Bologne). Mais là encore, les difficultés ne sont pas toutes aplanies. Les rapports de forces entre les entreprises capitalistes et les citoyens sont la plupart du temps asymétriques.
Ainsi perdure la question de faire sortir l’économie des communs d’une logique de niche, ou bien de réparation (care) des méfaits du capitalisme, domaine en permanence grignoté par la marchandisation du social, de l’environnement et des biens publics complexes : santé, éducation, formation/qualification, logement, numérique, infrastructures…
Cela ne pourra pas se faire sans investir le champs politique et la puissance publique. Force est de constater que les mécanismes de la démocratie représentative et des institutions bureaucratiques qui dominent le fonctionnement de l’Etat, desservent notre mouvement. Les pratiques induites par le système de désignation/représentation d’élus sont en contradiction avec le projet des communs basé sur des formes de subsidiarité et de répartition plus horizontale du pouvoir. Elles font perdre leur énergie aux militants. Essayer de faire rentrer progressivement dans les législations, des amendements, des propositions reste un grand travail de patience qui se fait à une vitesse tellement lente qu’on court le risque de se voir dépassé par la droite et l’extrême droite. Comment faire de la politique, c’est à dire agir au sein des institutions pour changer les politiques, avec une attitude individuelle et collective en cohérence avec le projet collaboratif des communs ?
Une réponse à cette question est de faire du mouvement des communs le creuset de propositions politiques qui résultent du travail de solidarité entre les gens et les groupes porteurs d’initiatives de défense et de développement des communs. Il ne s’agit pas tant de porter la bonne parole auprès d’élus, de les convaincre de la valeur de nos propositions, que de faire valoir l’action collective et ses modalités comme moyen de transformer les politiques et d’interroger et réformer les institutions à différentes échelles.
Une telle démarche est plus facile a réaliser à l’échelle locale, qui offre une plus grande proximité avec les élus et les fonctionnaires, mais il n’est pas possible de faire l’impasse sur les échelles plus larges de l’Etat et supra-nationale qui pèsent sur le local. Elle passe aussi par une pédagogie sur les communs qui non seulement permet de partager des pratiques, mais aussi de légitimer un mode de vie en cohérence avec les valeurs des communs. Avec les communs, le mouvement social mondial est ainsi placé devant le défi de :
- Comprendre ce phénomène et nourrir les expériences singulières qui enrichissent l’ensemble.
- Ancrer les pratiques dans un récit partagé qui puisse se substituer à l’idéologie ultralibérale.
- Contribuer à son articulation pour renouveler les pratiques politiques et les formes de démocratie.