Quel avenir pour “L’Islamisme” ?

, par  BURGAT François, Le Monde des Religions

A l’heure où la secousse initiée par le “printemps” tunisien n’en finit pas d’ébranler les scènes politiques arabes, que peut-on préfigurer de la place à venir de la référence religieuse (islamique) dans l’espace public en général, dans le lexique politique en particulier ?

En Tunisie comme en Egypte, les premiers scrutins marquant la sortie de la longue séquence autoritariste ont posé quelques jalons qui permettent d’esquisser - fut-ce prudemment - la réponse. Les urnes ont laissé entrevoir la couleur politique convergente des élites appelées à relayer la génération dite des « nationalistes laïques » : elles appartiennent au courant qui a fondé sa fortune politique sur la mobilisation ostentatoire de l’appartenance islamique. Ce message des urnes a, sur un point essentiel, surpris les observateurs de la rive nord de la Méditerranée : il a révélé que la préoccupation prioritaire de la majorité des électeurs du Maghreb et du Proche Orient n’était pas d’expulser, à l’instar des révolutionnaires français, la référence religieuse de l’espace public. D’où vient une telle différence d’appréciation entre les révolutionnaires arabes des années 2000 et leurs prédécesseurs français du 18ème et du 19ème siècles ? La vox populi arabe a montré en fait que l’hégémonie coloniale, prolongée ensuite par les politiques impériales occidentales qui en ont pris le relais, exacerbée enfin par la militarisation de la diplomatie pétrolière américaine, continue à faire partie de l’imaginaire collectif qui s’inquiète du danger que cette irruption occidentale fait courir, entre autres, à l’identité régionale. Or, si dans l’histoire française de la République, l’Eglise a été l’une des composantes du pouvoir monarchique et devait être à ce titre combattue, à l’opposé, la référence islamique a été largement mobilisée au sud de la Méditerranée pour fournir les ressources culturelles de la résistance à l’invasion étrangère. Aussi “endogène” que “sacrée”, indissociable de cette culture locale de la résistance, la référence islamique est perçue aujourd’hui comme trop intimement liée à l’identité nationale pour menacer l’ouverture démocratique (Aziz Krichen L’épouvantail islamiste)#. Dans la hiérarchie des attentes exprimées par les électeurs, le choix du lexique et des références politiques a cédé ainsi la priorité à des objectifs moins idéologiques. Au premier rang d’entre-eux apparaît la résorption des profondes inégalités, politiques et sociales, que les élites post-indépendantistes, s’abritant souvent pour s’accrocher au pouvoir derrière la menace que leurs challengers “islamistes” auraient fait courir à une démocratie au demeurant de façade, sont accusées d’avoir laissé se creuser.

C’est à Moncef Marzouki, alors en route pour la présidence de la République tunisienne, que l’on a envie d’emprunter sa formulation tout particulièrement éclairante de la problématique à venir du fait religieux dans les pays arabes : “ La Tunisie et le monde arabe sont capables d’être gouvernés au centre par des laïcs modérés et des islamistes modérés. Ces gens-là existent, ce sont eux qui vont faire l’histoire de ces pays”.(Pierre Puchot, La révolution confisquée)# Islamistes et laïcs, contrairement à ce que l’on pense sur la rive nord, peuvent parfaitement gouverner ensemble. M.Marzouki avait auparavant énoncé les termes d’une querelle étrangère dont il souhaite protéger l’arène tunisienne : « Pour nous, le danger fondamental, c’est une guerre idéologique transposée de l’idéologie franco-française de la guerre sainte entre les curés et les gens qui possèdent les lumières. On ne veut pas de cela ». La prise de position du chef de l’Etat tunisien rend compte d’abord avec réalisme de la configuration entre religion et politique, laïcs et islamistes, dont il personnifie aujourd’hui l’instauration dans le monde arabe. Il éclaire plus encore les raisons qui continuent à bien des égards à empêcher le regard extérieur d’aborder ce moment de l’histoire arabe avec le minimum de distance requise.

Voilà donc, très vraisemblablement, le monde arabe bientôt gouverné par son « centre » islamiste et laïque. Ce centre exclut à la fois la composante sectaire et radicale du courant islamiste et donc une large partie au moins de la mouvance salafiste. Mais il isole tout autant la composante « éradicatrice » de l’intelligentsia arabe, surreprésentée dans les media européens, et dont les partisans n’ont en fait pas réussi, lors de l’élection de l’Assemblée constituante, à mobiliser plus de trois pour cent des suffrages.

Le prix de la victoire islamiste

Si la longue marche des islamistes vers le pouvoir s‘achève avec leurs percées électorales, acquises en Tunisie ou en Egypte, mais pressenties presque partout ailleurs dans la région, il reste à souligner le paradoxe de cette avancée : la participation des islamistes au pouvoir va inévitablement commencer à éroder la capacité de mobilisation – identitaire et ‘réactive’ - de la référence islamique sur laquelle ils ont fondé leur succès. En d’autres termes, la victoire en cours des islamistes, si elle se confirme et se généralise, va probablement signaler … le commencement de la fin (si souvent annoncée prématurément) de l’islamisme.

A quel rythme cette page est-elle susceptible de se tourner ? Rappelons d’abord que celle de l’option “théocratique” appartient en fait déjà au passé. A l’exception des réminiscences, en Iran, du magister constitutionnel du “wilayat al-faqih” (qui fait que le principe de la souveraineté divine côtoie encore celui de la souveraineté populaire), les expressions institutionnelles de la victoire islamiste n’impliquent aujourd’hui aucune atteinte aux exigences de la laïcité. A la différence des monarques saoudiens ou marocains, dont la présence dans l’arène politique n’a toutefois jamais posé de problème aux plus laïques des dirigeants occidentaux, les formations politiques émanant de l’école des Frères musulmans en passe aujourd’hui d’accéder au pouvoir sur la rive nord de l’Afrique sont toutes acquises à l’idée que leur légitimité est seulement démocratique et que leur exercice du pouvoir sera strictement civil.

Mais, à mesure qu’elle perdra les attraits du fruit longtemps défendu, c’est plus encore l’attractivité même de l’usage de la référence religieuse qui va commencer à se relativiser. Il est encore difficile de dire à quel rythme et dans combien d’années cette inexorable « démonétisation » de la référence islamique bouleversera une nouvelle fois le marché des idéologies politiques. L’histoire de la lointaine Indonésie (Rémi Madinier L’Indonésie entre démocratie musulmane et Islam intégral) # tout comme celle de la Turquie d’Erdogan recèlent d’utiles repères permettant d’imaginer le calendrier de ce lent processus : pour se faire réélire, les dirigeants des partis islamistes au pouvoir ont dû compter sur les acquis, en l’occurence bien réels, de leurs politiques économiques et sociales bien plus que sur l’ « islamité » du lexique qui leur avait servi pour les énoncer. Et, dans leurs discours, une fois la victoire acquise, cette référence islamique a eu d’ailleurs tendance à s’estomper. L’évolution de l’Iran contemporain incite toutefois à une certaine réserve. Le régime “des mollahs” est le premier à avoir été, il y a plus de trente années maintenant, en mesure de capitaliser sur les deux composantes (le « vive Dieu » mais également le « à bas l’Occident ») de l’affirmation identitaire qui est au cœur de l’alchimie islamiste. Il ne tire plus aujourd’hui que très partiellement parti de l’ « islamité » de son lexique. Mais force est de constater, n’en déplaise à ceux qui annoncent régulièrement l’effondrement de son crédit populaire, qu’aucun printemps, à Téhéran, n’a sérieusement menacé un régime qui n’en finit pas de … perdurer. De plus, jusqu’à ce jour, la principale alternative idéologique oppositionnelle n’est pas portée par une mobilisation « anti-islamique » ou explicitement irréligieuse. L’assise idéologique de l’opposition au président Ahmadinejad, présentement aux mains de militants qui ne sont pas des adeptes du shah mais bien (comme Hossein Moussavi par exemple) d’anciens « héros de la révolution islamique », n’est pas l’exclusion de la référence religieuse mais, seulement, une nouvelle interprétation de la place de celle-ci. Seraient-ils en perte de vitesse, les chantres de la mobilisation identitaire de l’Islam peuvent enfin compter sur les services des populistes européens, prompts à criminaliser chez eux la référence islamique et donc, en bonne logique réactive, à la valoriser chez leurs alter ego musulmans.

En terre “musulmane”, si son effacement est à terme prévisible, la référence religieuse devrait donc continuer encore longtemps à être intimement mêlée à la recette de la mobilisation politique.

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