Tunisie. Pourquoi ils veulent partir à tout prix

, par  Malek Lakhlal, Orient XXI
Un cadet de l’Espérance sportive, le club de football de Zarzis. © Adriana Vidano

La Tunisie ne fait guère rêver les siens. Et si elle a pu leur donner l’espoir d’une page nouvelle en 2011, avec plus de la moitié des jeunes qui veulent quitter le pays d’après un sondage de la Commission européenne datant de 2017, l’idée même qu’un avenir en Tunisie est envisageable semble difficile à soutenir. Au climat économiquement et politiquement morose, se conjugue, surtout chez les jeunes, l’envie de vivre ailleurs, de voir autre chose. Et les départs se multiplient, par la mer ou par les airs.

Deux phénomènes viennent illustrer cette dynamique dans le débat public. D’un côté, la migration « irrégulière », de l’autre, la « fuite des cerveaux ». Deux mondes presque, si l’on se fie aux pratiques de cloisonnement que produisent les médias et la classe politique. Deux mondes qui ne se recoupent pas, ne se rejoignent pas, évoluent parallèlement. Les uns seraient poussés par la misère, les autres par l’envie de mieux gagner leur vie ou de disposer d’une meilleure qualité de vie dans les quelques pays qui leur ouvrent les bras.

OUVRIR LES CHAMPS DU POSSIBLE

« C’est en train de devenir une culture à Zarzis », explique Aymen, animateur auprès d’une association pour les enfants autistes et coach de football des cadets de l’équipe locale, l’Espérance sportive de Zarzis (ESZ). Ville de 72 000 habitants située dans le sud-est tunisien entre l’île de Djerba et la frontière avec la Libye, Zarzis est par sa position une zone de départ privilégiée pour l’Europe. Depuis l’an dernier au moins, les départs s’y multiplient, comme dans le reste du pays. Au total en 2018, 6 000 Tunisiens ont atteint les côtes italiennes d’après le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Dans l’équipe des cadets de l’ESZ, sur un effectif d’une trentaine de jeunes hommes, plus d’une dizaine ont tout lâché pour tenter leur chance de l’autre côté de la Méditerranée. Un autre entraineur croisé sur le terrain se lamente : «  Des joueurs sous contrat, qui gagnent déjà correctement leur vie, qui sont promis à un bel avenir, et ils n’ont que la harga en tête ».

« Pour un jeune d’ici, la France, c’est plus près que la capitale, tout le monde a quelqu’un en France qui peut l’aider », explique Aymen. Beaucoup d’émigrés originaires de Zarzis travaillent dans la restauration, en particulier dans les pizzerias parisiennes. C’est surtout l’été, avec le retour de ceux qui ont tenté leur chance, que l’envie de partir s’aiguise. « La ville est petite et les gens s’observent et s’imitent », estime Aymen. «  Tu vois ton voisin, qui était aussi paumé que toi il y a quatre ans, revenir avec des papiers, dans une belle voiture, démarrer la construction de sa maison. Toi, tu galères pour tout et en plus, tu as ta famille qui te montre le même voisin du matin au soir en te demandant : ‟Qu’est-ce que tu as fait, toi ?” Si après ça tu ne veux pas aller en France… », résume Farès, un animateur culturel de 35 ans. Farès insiste beaucoup sur le rôle que joue la famille dans l’émigration : « Même les parents qui sont contre la harga,une fois que leur enfant parvient à destination et commence à envoyer de l’argent, ils sont bien contents et fiers. S’il revient expulsé, dans la plupart des cas, sa famille ne va pas bien l’accueillir et il va se sentir obligé de retenter le coup. » De son groupe d’amis, Farès dit être le seul qui soit resté en Tunisie : « Ils sont tous en France, et il n’y a pas un jour qui passe sans que l’un d’entre eux ne me dise de venir, que ma vie sera meilleure là-bas. Tout le monde te met la pression ».

LE RÔLE CENTRAL DE LA FAMILLE

La famille joue souvent un rôle décisif dans la décision de partir. Il y a ceux comme Malik, 43 ans, qui sont partis accompagnés de leurs familles, avec l’idée d’offrir un meilleur environnement de vie à leurs enfants. « En Tunisie, ce que tu apprends à tes enfants, par exemple jeter leurs déchets à la poubelle, la rue le détricote en cinq minutes », regrette-t-il. Malik est de ceux qui ont travaillé à l’étranger pour ensuite se réinstaller en Tunisie. Revenu en 2010, il dit y avoir cru à l’époque, avant de renoncer, « épuisé par les petits détails qui rendent fous, comme la conduite et les administrations ». Pareil pour Yassine, un père de cinq enfants qui compte emmener toute sa famille avec lui dès que la météo le permettra, et pour qui «  la vie est devenue trop chère et les services de santé hors de prix ».

Pour les plus jeunes, la famille est souvent un facteur qui pousse vers la porte de sortie. Farès, même s’il n’est jamais parti, voit très bien l’attrait que ça peut avoir : « Tu vis avec ta famille, tu as tout un tas de choses que tu ne peux pas faire devant eux, et eux passent leur temps à te commander, à t’interdire ceci ou cela, surtout si tu es une fille. Alors oui, c’est sûr que partir là, c’est une bonne idée et qu’à partir du moment où tu as cette indépendance, tu ne peux plus revenir. » Un constat qui est partagé par Zohra, élève ingénieure qui a longtemps vu le départ pour l’étranger comme le meilleur moyen d’échapper à une certaine autorité familiale : « Depuis mon bac, partir est devenu une pensée assez récurrente et la raison la plus importante était que j’aurais, ailleurs, plus de liberté. Étant femme dans une famille de la classe moyenne attachée à certains principes archaïques, j’ai toujours eu recours à des stratagèmes pour être qui je suis. » Bien qu’elle semble progressivement mise à mal, l’autorité des parents et son lot d’interdits à « détourner » [1] continue d’être un paramètre important pour motiver un départ à l’étranger. À un âge où l’on veut se découvrir loin des limites imposées par d’autres que soi, l’étranger devient le synonyme d’une liberté difficile à espérer autour des siens, non pas parce que cette liberté serait spécifique, mais en vertu de la distance et des possibilités qu’il offre.

ON CALCULE EN EURO

Contrairement à une certaine image d’Épinal qui voudrait que ce soit exclusivement le désespoir, la misère et le chômage qui fassent prendre la mer, à Zarzis, c’est bien plus l’envie d’une vie meilleure et d’une réussite financière dans une terre où les voies semblent plus ouvertes qui pousse au départ. La nuance est importante. Si ceux qui souffrent de chômage sont bien déterminés à quitter un pays, ils embarqueront en mer avec des fonctionnaires aux emplois stables ou encore, avec de jeunes mineurs non accompagnés, comme les jeunes de l’équipe de football cadets de Zarzis. Ces derniers comptent sur le fait qu’ils ne sont légalement pas expulsables en tant que mineurs pour s’installer en Europe. Ce qui n’empêche pas les autorités italiennes de les renvoyer à leur arrivée en les vieillissant de quelques mois ou années sur le papier, une pratique que quelques cadets de l’ESZ ont subie.

Avec un euro qui vaut près de 3,5 dinars tunisiens et une inflation qui frôle les 7 %, on ne rêve plus en monnaie locale. « Une fois, alors qu’on était dans un déplacement à l’hôtel, j’ai entendu au petit-déjeuner les joueurs se demander entre eux à combien s’achetait l’euro aujourd’hui », raconte Aymen, qui précise : «  Ils ont quasiment tous des frères ainés qui leur envoient un peu d’argent de temps en temps. » Mais au-delà de ce qu’on gagne en ayant un proche qui envoie des euros au pays, il est devenu difficile d’ignorer ce qu’on perd en continuant à être payé en dinars. «  Maintenant, même les fonctionnaires vendent tout et embarquent ou obtiennent un visa, alors que ce sont ceux qui ont les contrats les plus sûrs  », s’étonne Hassan, ancien responsable au sein de l’Union des diplômés chômeurs.

La chute du dinar par rapport à l’euro travaille aussi les esprits, surtout chez les ingénieurs. Marwa, ingénieure habitant Tunis en partance pour le Canada, a du mal à s’y faire : « J’ai une amie qui travaille à mi-temps comme serveuse au Danemark. Elle gagne plus qu’un salaire d’ingénieur ici. Bien sûr, la vie est beaucoup plus chère là-bas, mais c’est quand même dérangeant ». D’après l’Ordre des ingénieurs tunisiens, quelque 10 000 ingénieurs ont quitté le pays depuis 2016. Au-delà de la rémunération, les ingénieurs — surtout en début de carrière — souffrent de problèmes plus spécifiques. Pour Zohra, qui s’apprête à effectuer son stage de fin d’études en France, « les ingénieurs sont hyper sous-estimés. Il y a énormément de potentiel qui s’égare. Les formations ne sont pas à jour avec le marché de travail  ». Du côté des médecins, 45 % des nouveaux inscrits à l’Ordre des médecins en 2017 ont aussitôt quitté le pays. Les médecins opérant dans le service public déplorent des conditions de travail de plus en plus mauvaises notamment au niveau de l’équipement et de la charge de travail. Ils se dirigent généralement vers la France et l’Allemagne où des concours leur sont ouverts pour intégrer des hôpitaux.

Ingénieurs et médecins sont les corps de métier qui font le plus parler en matière de « fuite des cerveaux ». Mais l’expression est à discuter : la « fuite des cerveaux » donne l’illusion d’un choix, d’une décision individuelle des émigrants. Ce n’est pas tout à fait vrai. Les pays qui drainent médecins et ingénieurs produisent une demande à laquelle répond une offre. Les politiques d’immigration choisie de pays comme la France, l’Allemagne et le Canada sont de fait masquées par le terme « fuite des cerveaux ». Les politiques migratoires des pays occidentaux principalement européens forment jusqu’au traitement médiatique et politique de la question migratoire en Tunisie. D’un côté, on scrutera la situation socio-économique dans la courbe des départs irréguliers vers l’Italie et on fustigera les migrants pour ne pas rester là où ils sont et y « ouvrir un projet ». De l’autre, l’on s’inquiètera du départ massif des « cerveaux » ou des « élites », médecins, ingénieurs, sans oser remettre en cause le manque à gagner que creusent les politiques d’immigration choisie à l’origine de cette fuite.

Voir en ligne : Orient XXI

[1Pour reprendre les mots de Karima Lazali dans Le Trauma Colonial (La Découverte, 2018).

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