Acte d’Accusation

Pourquoi juger les politiques migratoires de l’Union européenne ?

Si la liberté de circulation transfrontières n’est pas garantie en tant que telle par le droit international conventionnel ou coutumier, les restrictions apportées à l’exercice de cette liberté ne sauraient aboutir à priver d’effet les droits fondamentaux dont les migrants sont titulaires et qui sont bel et bien garantis par des principes généraux ou des règles précises du droit international.

Dans son observation générale n° 15 sur la situation des étrangers au regard du Pacte, le Comité des droits de l’homme rappelle :

7. Les étrangers ont ainsi un droit inhérent à la vie qui est juridiquement protégé, et ne peuvent être privés arbitrairement de la vie. Ils ne doivent pas être soumis à la torture, ni à des traitements ou peines inhumains ou dégradants ; ils ne peuvent pas non plus être réduits en esclavage ou en servitude. Les étrangers ont droit sans réserve à la liberté et à la sécurité de la personne. S’ils sont légalement privés de leur liberté, ils doivent être traités avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à leur personne. […]. Ces droits des étrangers ne peuvent faire l’objet que des limitations qui peuvent être légalement imposées conformément au Pacte.

Et si le Pacte ne reconnaît pas aux étrangers le droit d’entrer sur le territoire d’un État partie ou d’y séjourner, il n’en reste pas moins que :

« Dans certaines situations, un étranger peut bénéficier de la protection du Pacte même en ce qui concerne l’entrée ou le séjour : tel est le cas si des considérations relatives à la non-discrimination, à l’interdiction des traitements inhumains et au respect de la vie familiale entrent en jeu ».

Or, précisément, les barrières que les politiques migratoires européenne et nationales fondées sur la fermeture des frontières dressent devant les migrants ne menacent pas seulement leur liberté de circulation mais entraînent la violation d’autres droits et libertés fondamentaux : le droit de chercher asile pour échapper à la persécution, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, la liberté individuelle qui implique le droit de ne pas être arbitrairement détenu ou encore le droit à la vie.

Les compétences de l’Union sont rappelées en ces termes aux articles 77, 78 et 79 du TFUE :

Art. 77 - 1. L’Union développe une politique visant : […] – à assurer le contrôle des personnes et la surveillance efficace du franchissement des frontières extérieures ; – à mettre en place progressivement un système intégré de gestion des frontières extérieures.
Art. 78 - 1. L’Union développe une politique commune en matière d’asile, de protection subsidiaire et de protection temporaire visant à offrir un statut approprié à tout ressortissant d’un pays tiers nécessitant une protection internationale et à assurer le respect du principe de non-refoulement. […]
Art. 79 - 1. L’Union développe une politique commune de l’immigration visant à assurer, à tous les stades, une gestion efficace des flux migratoires, un traitement équitable des ressortissants de pays tiers en séjour régulier dans les États membres, ainsi qu’une prévention de l’immigration illégale et de la traite des êtres humains et une lutte renforcée contre celles-ci.

Dès le sommet de Séville, en juin 2002, les États membres ont décidé d’accorder « une priorité absolue » aux mesures contenues dans le Plan global de lutte contre l’immigration clandestine. De fait, la très grande majorité des textes adoptés et des mesures prises par l’Union concernent la lutte contre l’immigration illégale et la politique d’asile, elle-même influencée par l’obsession du contrôle des frontières. Si un des objectifs fondamentaux de l’Union européenne – rappelé encore par le traité de Lisbonne signé en 2007 – est d’offrir aux citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, ses frontières externes doivent être encore mieux surveillées, conformément à la logique de Schengen. Les migrants, toutes catégories confondues, sont considérés comme la source de risques auxquels il faut parer, ce qui justifie la sévérité des mesures dissuasives ou répressives prise à leur encontre.

Cette politique de contrôle des frontières s’appuie à la fois sur des instruments juridiques – les règlements et directives encadrant la politique des visas ou la politique d’éloignement, les accords de réadmission – et sur des instruments de coopération opérationnelle dont Frontex est la figure emblématique. L’objectif principalement recherché étant de maintenir les migrants à distance, il faut, d’un côté, filtrer en amont l’accès à l’espace européen, notamment grâce à la politique des visas et plus largement à la politique dite de « gestion intégrée des frontières extérieures », de l’autre mettre en place des dispositifs permettant de renvoyer les personnes qui sont entrées ou se sont maintenues irrégulièrement sur le territoire des États membres.

L’orientation hostile de cette politique est d’autant plus manifeste que l’Union refuse obstinément de mettre en application l’instrument dont elle s’est dotée pour, dans certaines circonstances particulières, desserrer partiellement ou temporairement l’étau de la fermeture de ses frontières extérieures. C’est l’objet de la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 « relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées ». Destinée à assurer une protection immédiate aux personnes déplacées en grand nombre qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine, elle n’a jamais été mise en œuvre en dépit de l’ampleur de ce que les représentants de l’Union appellent eux-mêmes la « crise migratoire » qui a vu affluer des dizaines de milliers d’exilés aux frontières de l’Europe depuis l’année 2015.

Comme on va le démontrer, cette politique est donc directement à l’origine de nombreuses violations de droits aussi fondamentaux que la liberté individuelle, le droit d’asile, le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants et même le droit à la vie. Toutes ces violations sont relevées dans le rapport de François Crépeau, rapporteur spécial pour les droits de l’homme des migrants, remis en avril 2013 (Étude régionale : la gestion des frontières extérieures de l’Union européenne et ses incidences sur les droits de l’homme des migrants, 24 avril 2013 (A/HRC/23/46), § 20) :

La mort de migrants tentant d’entrer irrégulièrement dans l’Union européenne est un sujet de préoccupation majeure, tout comme les mauvais traitements qui leur sont infligés aux frontières, y compris les pratiques portant atteinte à leur liberté et à leur sécurité, et les régimes de détention qui, de part et d’autre des frontières, ne satisfont pas exactement aux normes minimales relatives aux droits de l’homme. En outre, avant même de franchir les frontières maritimes ou terrestres de l’Union européenne, les migrants sont souvent exposés à des risques graves de mauvais traitements et d’exploitation au cours de leur voyage, notamment de la part des passeurs.

De même, le rapport relatif à « la mort illégale de réfugiés et de migrants » établi par Agnès Callamard, rapporteuse spéciale du Conseil des droits de l’homme sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et transmis le 15 août 2017 à l’Assemblée générale des Nations Unies par son secrétaire général, porte sur les homicides commis par des acteurs étatiques et non étatiques et dénonce un régime d’impunité quasi généralisé. Il présente des éléments mettant en évidence de multiples manquements des États en matière de respect et de protection du droit à la vie des réfugiés et des migrants, tels que des homicides illégaux, y compris par l’emploi excessif de la force et du fait de politiques et pratiques de dissuasion aggravant le danger de mort. Les autres violations du droit à la vie résultent de politiques d’extraterritorialité revenant à fournir aide et assistance à la privation arbitraire de la vie, de l’incapacité à empêcher les morts évitables et prévisibles et du faible nombre d’enquêtes sur ces morts illégales. La Rapporteuse spéciale appelle instamment les États à remédier à cette crise des droits de l’homme en donnant la priorité à la protection du droit à la vie dans leurs politiques relatives à la migration et aux réfugiés.

On peut ajouter qu’en verrouillant l’accès des migrants à leur territoire, les pays européens empêchent ceux qui ont besoin de protection de fuir leur propre pays et de trouver une terre d’accueil. Faute de voies légales d’accès aux pays de l’Union et confrontés aux législations restreignant leur liberté de circulation, les migrants éprouvent les plus grandes difficultés à quitter leur pays. Lorsqu’ils y parviennent ils sont souvent interceptés en mer et immédiatement refoulés. Lorsque, enfin, ils parviennent à atteindre le sol d’un pays européen, ils courent le risque d’être renvoyés vers des pays de transit peu soucieux du respect des droits de l’homme et du droit d’asile puis, finalement, vers les pays qu’ils avaient justement voulu fuir : en violation, par conséquent, du principe de non refoulement consacré par plusieurs textes internationaux.

Il ne fait aucun doute aujourd’hui que des crimes contre l’humanité sont commis dans plusieurs pays, notamment en Libye. La complicité des dirigeants des états membres et de l’UE devrait pouvoir être recherchée compte tenu de l’aide et du soutien qu’ils apportent en toute connaissance de cause à ceux qui commettent ces crimes(article 7 et 25 du statut de Rome)

Face à l’ampleur et à la gravité des atteintes portées aux droits des personnes - y compris leur droit à la vie - et aux nombreux éléments qui attestent l’existence d’un lien de causalité étroit avec l’action déployée par l’Union européenne et ses États membres pour mettre en oeuvre leurs politiques de contrôle des frontières, les juridictions chargées d’établir et de sanctionner ces atteintes, lorsqu’elles peuvent être saisies, se dérobent à leur mission. Tout se passe comme si, par leur immobilisme, leurs carences ou leur complaisance à l’égard des institutions de l’Union ou des Etats, ces organes juridictionnels renonçaient à assurer la justiciabilité des droits fondamentaux, assurant ainsi l’impunité de ces institutions. Cette démission s’avère d’autant plus critiquable qu’ils disposent des moyens juridiques et matériels permettant d’accéder aux informations nécessaires pour caractériser les responsabilités respectives de chacun des acteurs de ces politiques. Face à ces défaillances, il appartient au tribunal des peuples, en se fondant sur les éléments d’information disponibles et en procédant à leur analyse, de mettre ces responsabilités en évidence au regard tant des instruments européens et internationaux mobilisables que du jus cogens (droit coutumier obligatoire).

La responsabilité internationale des Etats peut être engagée. Il résulte en effet des travaux de la Commission du Droit International (CDI) soumis à l’Assemblée générale des Nations Unies que : 1. « Tout fait internationalement illicite de l’Etat engage sa responsabilité internationale » (art. 1er) et 2. « Il y a fait internationalement illicite de l’Etat lorsqu’un comportement consistant en une action ou une omission : a) Est attribuable à l’Etat en vertu du droit international, et b) Constitue une violation d’une obligation internationale de l’État (art. 2). »

Le tribunal devra également constater que l’Union et les Etats membres doivent être tenus pour internationalement responsables de l’aide et de l’assistance qu’ils apportent aux États qui commettent de tels faits, en les incitant, directement ou indirectement, à les commettre.

***

Les violations des droits fondamentaux qu’il s’agit ici de mettre en évidence apparaissent liées, dans leur ensemble, aux restrictions apportées à la liberté de circulation des migrants (I).

Lorsqu’ils parviennent sur le territoire de l’Union, les migrants devraient par ailleurs être regardés comme titulaires, sans discrimination aucune, de l’ensemble des droits économiques, sociaux et culturels dont jouissent les nationaux. Dans ce domaine encore, l’observation démontre pourtant que ces droits sont fréquemment méconnus, limités ou violés. Les entraves à l’exercice de ces droits feront l’objet d’un examen spécifiquement consacré à la situation française (II).

Enfin, la répression visant les personnes qui tentent de venir en aide aux migrants ne peut être dissociée des violations des droits subies par ces derniers puisqu’elles visent à dissuader toute tentative de défendre l’exercice de ces droits. Elles seront en conséquence également visées par le présent acte d’accusation (III).

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