La multipolarité, le mantra de l’autoritarisme

, par  Kavita Krishnan

Kavita Krishnan est une militante féministe indienne, ancienne militante et ancienne membre du bureau politique du Parti communiste indien (marxiste-léniniste), dont elle a été membre du Comité central pendant plus de deux décennies. Elle a également été rédactrice en chef de la publication mensuelle du parti, Liberation, et secrétaire de la All India Progressive Women’s Association.

Traduction en français sur le site Arguments pour les luttes sociales de Vincent Présumey

La multipolarité est la boussole qui oriente la compréhension de la gauche dans les relations internationales. Tous les courants de la gauche en Inde et dans le monde plaident depuis longtemps pour un monde multipolaire par opposition à un monde unipolaire dominé par les États-Unis impérialistes.

Dans le même temps, la multipolarité est devenue la clé de voûte du langage commun des fascismes et des autoritarismes mondiaux. C’est un cri de ralliement pour les despotes, qui leur sert à déguiser leur guerre contre la démocratie en guerre contre l’impérialisme. Le déploiement de la multipolarité pour déguiser et légitimer le despotisme est incommensurablement rendu possible par l’acceptation retentissante par la gauche mondiale de la multipolarité en tant qu’expression bienvenue de la démocratisation anti-impérialiste des relations internationales.

En définissant sa réponse aux confrontations politiques au sein ou entre les États-nations comme une option à somme nulle entre l’approbation de la multipolarité ou de l’unipolarité, la gauche perpétue une fiction qui, même à son meilleur, a toujours été trompeuse et inexacte. Mais cette fiction est ouvertement dangereuse aujourd’hui, servant uniquement de dispositif narratif et dramatique pour attribuer des rôles flatteurs aux fascistes et aux autoritaires.

Les conséquences malheureuses de l’engagement de la gauche en faveur d’une multipolarité sans valeur sont illustrées de manière très frappante dans le cas de sa réponse à l’invasion russe de l’Ukraine. La gauche mondiale et indienne ont légitimé et amplifié (à des degrés divers) le discours fasciste russe, en défendant l’invasion comme un défi multipolaire à l’impérialisme unipolaire dirigé par les États-Unis.

La liberté d’être fasciste

Le 30 septembre, tout en annonçant l’annexion illégale de quatre provinces ukrainiennes, le président russe Vladimir Poutine a précisé ce que multipolarité et démocratie signifiaient dans sa conception idéologique. Il a défini la multipolarité comme la libération des tentatives des élites occidentales d’établir leurs propres valeurs « dégradées » de démocratie et de droits de l’homme comme valeurs universelles ; des valeurs « étrangères » à la grande majorité des gens en Occident et ailleurs.

Le stratagème rhétorique de Poutine consistait à déclarer que les concepts d’un ordre fondé sur des règles, démocratie et justice, ne sont rien de plus que des impositions idéologiques et impérialistes de l’Occident, servant simplement de prétextes pour violer la souveraineté d’autres nations.

Alors que Poutine jouait à l’indignation justifiée par la longue liste des crimes commis par les pays occidentaux – y compris le colonialisme, l’impérialisme, les invasions, les occupations, les génocides et les coups d’État – il était facile d’oublier que son discours n’était pas un discours exigeant justice et réparations et la fin de ces crimes. En fait, en affirmant le fait évident que les gouvernements occidentaux n’avaient « aucun droit moral d’intervenir, ni même de dire un mot sur la démocratie », Poutine a habilement exclu les êtres humains de l’équation.

Les peuples des nations colonisées sont ceux qui ont combattu et continuent de se battre pour la liberté. Les peuples des nations impérialistes descendent dans la rue pour exiger la démocratie et la justice, et protestent contre le racisme, les guerres, les invasions, les occupations commises par leurs propres gouvernements. Mais Poutine n’a pas soutenu ces personnes.

Au lieu de cela, Poutine a signalé aux forces « partageant les mêmes idées » partout dans le monde – des mouvements politiques d’extrême droite, suprématistes blancs, racistes, antiféministes, homophobes et transphobes – de soutenir l’invasion, dans le cadre d’un projet avantageux pour eux tous : il s’agit de renverser « l’hégémonie unipolaire » des valeurs universelles de la démocratie et des droits de l’homme et « d’acquérir la vraie liberté, une perspective historique ».

Poutine utilise une « perspective historique » de son choix pour soutenir une version suprématiste d’une « civilisation paysanne » russe où les lois déshumanisent les personnes LGBT et où les références à des événements historiques sont criminalisées au nom du « renforcement de la souveraineté (de la Russie) ». Il affirme la liberté de la Russie de nier et de défier les normes démocratiques et les lois internationales définies « universellement » par des organismes comme les Nations Unies. Le projet d’« intégration eurasienne », que Poutine projette comme un défi multipolaire opposé à l’UE « impérialiste » et à l’unipolarité occidentale, ne peut être correctement compris que comme une partie de son projet idéologique et politique explicitement antidémocratique. (Une autre affaire est l’aspect de la concurrence entre les États-Unis et la Russie en tant que grandes puissances, rendu compliqué ici par le projet politique partagé par Trump aux États-Unis et Poutine en Russie).

Un langage commun

Le langage de la « multipolarité » et de « l’anti-impérialisme » trouve également une résonance dans le totalitarisme hyper-nationaliste chinois.

Une déclaration conjointe de Poutine et Xi en février, peu avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine, a affirmé leur rejet commun des normes universellement acceptées de la démocratie et des droits de l’homme, en faveur de définitions culturellement relativistes de ces termes : « Une nation peut choisir de telles formes et méthodes de mise en œuvre de la démocratie qui conviendraient le mieux à ses […] traditions et à ses caractéristiques culturelles uniques […] Il n’appartient qu’au peuple du pays de décider si son État est démocratique ». Ces idées ont été explicitement attribuées par la déclaration aux « efforts déployés par la partie russe pour établir un système multipolaire juste de relations internationales ».

Pour Xi, les « valeurs universelles » de liberté, de démocratie et de droits de l’homme ont été utilisées pour provoquer la désintégration de l’Union soviétique, les changements drastiques en Europe de l’Est, la « révolution de couleur » et les « printemps arabes », tous ont été causés par l’intervention des États-Unis et de l’Occident. Tout mouvement populaire qui revendique des droits de l’homme et une démocratie selon les critères largement acceptés, est traité comme une révolution de couleur impérialiste intrinsèquement illégitime.

La revendication d’une démocratie répondant aux normes universelles, soulevée par les manifestants du mouvement panchinois contre la répression au nom du « Zéro-Covid », est significative à la lumière des normes culturelles relativistes privilégiées par le gouvernement chinois. Un livre blanc de 2021, sur « l’approche de la Chine en matière de démocratie, de liberté et de droits de l’homme », a défini les droits de l’homme comme un « bonheur » acquis grâce au bien-être et aux avantages sociaux, et non comme des protections contre un pouvoir gouvernemental débridé. Il omet manifestement le droit d’interroger le gouvernement, celui à la dissidence, ou celui de s’organiser librement.

Définir une démocratie « spécifique à la Chine » comme une « bonne gouvernance » et les droits de l’homme comme un « bonheur » permet à Xi de justifier la suppression des musulmans ouïghours. Il affirme que les camps de concentration pour « rééduquer » ces minorités et remodeler leur pratique de l’islam afin qu’elle soit « d’orientation chinoise », ont procuré une « bonne gouvernance » et un plus grand « bonheur ».

Même parmi les dirigeants hindous-suprémacistes en Inde, il y a de forts échos du discours fasciste et autoritaire d’un « monde multipolaire » – où les puissances civilisationnelles renaîtront pour réaffirmer leur ancienne gloire impérialiste, et l’hégémonie de la démocratie libérale cédera la place au nationalisme de droite.

Mohan Bhagwat, chef du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, fondé en 1925, organisation paramilitaire fasciste liée au BJP de Modi) , a déclaré avec admiration que « dans un monde multipolaire » qui défie les États-Unis, « la Chine s’est maintenant relevée. Elle ne se soucie pas de ce que le monde en pense. Elle poursuit son objectif… (revenant à) l’expansionnisme de ses anciens empereurs ». De même, « dans le monde multipolaire actuel, la Russie joue également son jeu. Elle essaie de progresser en supprimant l’Occident ».

Le Premier ministre Narendra Modi a également attaqué à plusieurs reprises les défenseurs des droits humains comme anti-indiens alors même qu’il déclare que l’Inde est la « mère de la démocratie ». Ceci est rendu possible en voyant la démocratie indienne non pas à travers une lentille « occidentale », mais dans le cadre de son « ethos civilisationnel ». Une note mise en circulation par le gouvernement établit un lien entre la démocratie indienne et « la culture et la civilisation hindoues », « l’État hindou », et les conseils de caste traditionnels ( souvent régressifs) qui appliquent et imposent les hiérarchies de caste et de genre.

De telles idées reflètent également les tentatives d’incorporer les suprémacistes hindous dans un réseau mondial de forces d’extrême droite et autoritaires. L’idéologue fasciste russe Aleksandr Dugin (un peu comme Poutine) déclare que « la multipolarité […] prône un retour aux fondements civilisationnels de chaque civilisation non occidentale (et un rejet de) la démocratie libérale et l’idéologie des droits de l’homme ».

L’influence va dans les deux sens. Dugin favorise la hiérarchie des castes en tant que modèle social (Dugin 2012). Incorporant directement les valeurs brahmaniques du Manusmriti au fascisme international, Dugin voit « l’ordre actuel des choses », représenté par « les droits de l’homme, l’anti-hiérarchie et le « politiquement correct » comme le « Kali Yuga » : une calamité qui entraîne le mélange des castes (un métissage qui à son tour est provoqué par la liberté des femmes, également un aspect calamiteux du Kali Yuga) et le démantèlement de la hiérarchie. Il a décrit le succès électoral de Modi comme représentant une victoire pour la « multipolarité », une affirmation bienvenue des « valeurs indiennes » et une défaite pour l’hégémonie de « la démocratie libérale et l’idéologie des droits humains ».

Pourtant, la gauche continue d’utiliser la notion de « multipolarité » sans trahir la moindre conscience de la façon dont fascistes et autoritaires formulent leurs propres objectifs dans le même langage.

Quand la gauche rencontre la droite

Le langage « multipolaire » de Poutine est censé résonner avec la gauche mondiale. Sa familiarité réconfortante semble empêcher la gauche – qui a toujours fait un excellent travail pour mettre à nu les mensonges qui sous-tendent les affirmations de « sauver la démocratie » des bellicistes impérialistes américains – d’appliquer le même objectif critique à la rhétorique anticoloniale et anti-impérialiste de Poutine.

Il est étrange que la gauche ait fait sienne le langage de la polarité. Le discours de la polarité appartient à l’école réaliste des relations internationales. Le réalisme voit l’ordre mondial en termes de concurrence entre les objectifs de politique étrangère, supposés refléter des « intérêts nationaux » objectifs, d’une poignée de « pôles » – grandes puissances ou aspirantes grandes puissances. Le réalisme est fondamentalement incompatible avec la vision marxiste qui part du principe que « l’intérêt national », loin d’être un fait objectif et neutre en termes de valeur, est défini subjectivement par le « caractère politique (et donc moral) des couches dirigeantes qui façonnent et prennent des décisions de politique étrangère » (Vanaik 2006).

Par exemple, Vijay Prashad, l’un des plus éminents partisans et défenseurs de la gauche mondiale pour la multipolarité, observe avec approbation que « la Russie et la Chine recherchent la souveraineté, pas le pouvoir mondial ». Il ne mentionne pas comment ces pouvoirs interprètent la souveraineté comme une absence de responsabilité vis-à-vis des normes universelles de démocratie, de droits humains et d’égalité.

Un essai récent du secrétaire général du Parti communiste indien marxiste-léniniste (CPI [ML]), Dipankar Bhattacharya, présente des problèmes similaires en expliquant la décision du parti d’équilibrer la solidarité avec l’Ukraine avec sa préférence pour la multipolarité et sa priorité nationale de résistance au fascisme en Inde. ( Scoop : j’étais une militante du CPI [ML] pendant trois décennies et membre de son Bureau Politique jusqu’à ce que je quitte le parti plus tôt cette année, en raison de divergences qui ont atteint leur paroxysme à la suite de la solidarité tiède du parti envers l’Ukraine.)

La formulation de Bhattacharya est qu’ « indépendamment du caractère interne des puissances mondiales concurrentes, un monde multipolaire est certainement plus avantageux pour les forces et mouvements progressistes du monde entier dans leur quête d’inversion des politiques néolibérales, de transformation sociale et d’avancée politique ». Reformulons : le CPI [ML] salue la montée des grandes puissances non occidentales même si elles sont fascistes ou autoritaires en interne, car il estime que ces puissances offrent un défi multipolaire à l’unipolarité américaine.

Une telle formulation de gauche n’offre aucune résistance aux projets fascistes/autoritaires qui se présentent comme les champions de la « multipolarité » anti-impérialiste. En fait, cela les couvre d’un manteau de légitimité.

Bhattacharya perçoit un soutien sans réserve à la résistance ukrainienne comme difficile à concilier avec la « priorité nationale » de « combattre le fascisme en Inde ». La compréhension que le devoir de solidarité internationale de la gauche doit s’en remettre à sa perception de la « priorité nationale », est un cas où l’internationalisme marxiste est brouillé par « l’intérêt national » réaliste, appliqué cette fois non seulement aux États-nations, mais aux partis nationaux de gauche eux-mêmes.

Mais en quoi la solidarité sans faille avec l’Ukraine contre une invasion fasciste est-elle en contradiction avec la lutte contre le fascisme en Inde ? Le raisonnement de Bhattacharya est forcé, détourné et oblique. Il fait un détour déroutant par la nécessité pour les mouvements communistes de se méfier des dangers de « donner la priorité à l’international au détriment de la situation nationale ». Bhattacharya attribue à tort l’erreur de 1942 du Parti communiste indien de rester à l’écart du mouvement Quit India (*) au fait qu’il a donné la priorité à son engagement international pour la défaite du fascisme pendant la Seconde Guerre mondiale, par rapport à son engagement national pour renverser le colonialisme de la Grande-Bretagne, qui était alors un allié dans la guerre contre le fascisme.

Ce calcul alambiqué obscurcit le simple fait : une défaite de l’invasion fasciste de Poutine en Ukraine enhardirait ceux qui luttent pour vaincre le fascisme de Modi en Inde. De même, une victoire pour ceux qui résistent à la tyrannie majoritaire de Xi inspirerait ceux qui résistent à la tyrannie majoritaire de Modi en Inde.

Pour reprendre les mots de Martin Luther King Jr, « L’injustice en quelque endroit est une menace pour la justice partout ». Nous affaiblissons nos propres luttes démocratiques lorsque nous choisissons de voir les luttes des autres à travers une lentille campiste déformante. Nôtre choix n’est pas un jeu à somme nulle entre unipolarité et multipolarité. Dans chaque situation, nos choix sont clairs : nous pouvons soit soutenir la résistance et la survie des opprimés, soit nous soucier de la survie de l’oppresseur.

Lorsque la gauche s’impose le « devoir » de soutenir la survie de régimes « multipolaires » (en Russie, en Chine, et même pour certains à gauche, en Iran), elle manque à son véritable devoir de soutenir les personnes qui luttent pour survivre au génocide perpétré par ces régimes. Tout avantage que les États-Unis pourraient tirer de leur soutien matériel ou militaire à de telles luttes est de loin compensé par le bénéfice de la survie de personnes qui, autrement, seraient confrontées à un génocide. Nous ferions bien de rappeler que le soutien matériel et militaire des États-Unis à l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale a joué un rôle dans la défaite de l’Allemagne nazie.

Les régimes tyranniques interprètent le soutien aux personnes qui leur résistent comme un soutien à « l’ingérence » étrangère ou impérialiste contre la « souveraineté » de ces régimes. Lorsque nous, à gauche, faisons de même, nous servons de catalyseurs et d’apologistes de ces tyrannies.

Ceux qui luttent dans des situations de vie ou de mort, ont besoin que nous respections leur autonomie et leur souveraineté pour décider quel type de soutien moral/matériel/militaire exiger/accepter/rejeter. La boussole morale de la gauche mondiale et indienne a besoin d’une réinitialisation urgente, afin qu’elle puisse corriger son cours désastreux qui la trouve à parler le même langage que les tyrans.

Kavita Krishnan est une militante et autrice féministe marxiste.

Le 20/12/2022.

Références

Dugin, Aleksandr. The Fourth Political Theory. London : Arktos 2012.

Vanaik, Achin. « National Interest : A Flawed Notion ». Economic and Political Weekly 41 (49). 9 Dec 2006.

Source : https://www.theindiaforum.in/politics/multipolarity-mantra-authoritarianism

Traduction par nos soins

Notes de la rédaction

* la politique de distanciation du PC indien en 1942 vis à vis de Quit India était commandée par l’alliance de Staline et de Churchill, ce dernier bénéficiant des services des PC dans tout l’empire britannique pour étouffer tout mouvement social ou national.

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