En mémoire d’Etienne Tassin, penseur d’un monde commun, avec migrantes et migrants
Désormais les chiffres sont connus ; ils sont régulièrement publiés dans les média. Quelle que soit leur origine, pour les exilées et les exilés qui tentent le passage vers l’Europe, du détroit de Gibraltar à la Mer Egée en passant surtout par la Libye, la traversée de la Méditerranée est meurtrière : le passage clandestin sur les embarcations précaires fournies à grand prix par des passeurs a provoqué 3283 morts en 2014, 3785 en 2015, 5143 en 2016, 3116 en 2017 (sur un total cette dernière année de 5362 exilées et exilés décédés dans l’ensemble du monde : chiffres fournis par l’Organisation internationale pour les migrations – OIM).
Depuis le début des années 2000, les disparitions en Méditerranée des personnes exilées s’élève à près de 40000, hommes, femmes et enfants. Des exilées et des exilés fuyant des situations de détresse extrême, des exilées et des exilés que, depuis l’installation des centres de tri que sont les « hotspots » en Grèce à l’automne 2015, on répartit de force en deux catégories discriminantes : d’une part les réfugiées, c’est-à-dire des demandeurs susceptibles d’accèder très éventuellement au statut de réfugié ; d’autre part les migrants, considérés comme « réfugiés économiques » et, à ce titre, passibles d’une expulsion immédiate.
Ce tri et ce rejet de femmes et d’hommes en situation d’extrême précarité n’est que l’une des manifestations de la fermeture des frontières extérieures de l’Union européenne. La conséquence la plus dramatique est la mort chaque année de plusieurs milliers de réfugiées et réfugiés, de migrantes et migrants, hommes, femmes et enfants, dont le seul délit est de tenter d’échapper à des situations menaçant leur survie.
La fermeture répressive des frontières de l’UE et ses conséquences
En effet, depuis la signature des accords de Schengen (le 26 mars 1995) l’UE a assorti le principe de la libre circulation des personnes en son sein de l’interdiction d’entrée sur son territoire, de manière générale, à tout ressortissant extra-européen ne possédant pas un visa. En l’occurrence sont particulièrement visés les ressortissants de l’Afrique subsaharienne, les réfugiés d’Erythrée et du Soudan, sans compter les exilés des pays en situation de guerre au Proche- et au Moyen-Orient.
Cette politique de fermeture des frontières aux personnes désormais accusées d’ « immigration illégale » s’est traduite de différentes manières : par l’érection de barrières et de murs physiques de Ceuta et Mellila, enclaves espagnoles à l’extrême Ouest de la Méditerranée jusqu’au mur sur le fleuve Evros entre le nord de la Grèce et la Turquie ou la barrière de barbelés à la frontière turco-bulgare au Nord-est du bassin méditerranéen ; par des contrôles policiers coordonnés et renforcés par l’agence Frontex, devenue « Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes « qui apporte un soutien logistique et pratique aux polices des frontières nationales ; par de vastes opérations de filtrage des entrées irrégulières, telle l’opération répressive « Triton » qui a remplacé dès novembre 2014 la campagne italienne d’accueil des migrants « Mare nostrum », ou telle l’opération Sophia (EUNAVFOR MED) de destruction des embarcations utilisées par les migrants sous prétexte de lutte contre les passeurs et les trafiquants de migrants ; enfin par de vastes mesures d’externalisation des frontières de l’UE, par exemple par le traité scélérat entre l’UE (le Conseil européen) et la Turquie de mars 2016 aux termes duquel ce pays retient sur son territoire, contre six milliards d’euros et le silence sur le non respect des droits de l’hmme, pas moins de trois millions de réfugiés, ou par les accords récemment pris avec la Libye : opération « Sophia » de collaboration militaire avec les garde côtes libyens, renforcement des camps de rétention, négociations avec les milices locales, etc.
Du point de vue interne à l’UE, on peut ajouter l’érection de barrières aux frontières des pays membres (par exemple pour interdire le passage des exilés par la « route des Balkans »), par l’installation de « hotspots » (centres de tri entre demandeurs d’asile et « migrants économiques » destinés à l’expulsion) dans les pays limitrophes tels la Grèce ou l’Italie, par l’externalisation de frontière internes au profit de pays tiers dans des grandes opérations policières, en particulier en France (comme à Calais et dans le Pas-de-Calais pour la Grande Bretagne ou, de manière inverse, dans la vallée de la Roya ou au Col de l’Échelle, au détriment de l’Italie).
Ainsi donc les institutions européennes et, selon des modalités qui leur sont propres, les différents pays membres de l’UE en interdisent l’accès aux victimes de faits de guerre, de répressions politiques, de catastrophes écologiques et d’inégalités dans le dénuement entretenu par une mondialisation purement économique et néo-coloniale au profit des pays les plus riches. Cette politique de fermeture et de répression à l’égard de celles et ceux qu’on accuse d’ « immigration illégale » est consciemment organisée par la Commission européenne en collaboration avec les pays de l’UE. Les conséquences en sont connues : outre les violences subies sur leur chemin vers l’Europe et jusqu’en Europe même (répression policière, racket, coups et blessures, viols, enfermement dans des camps de rétention, voire réduction en esclavage), chaque année des milliers de migrants, hommes, femmes et enfants, trouvent la mort par naufrage en Méditerranée.
Un crime contre l’humanité ?
Les quarante milliers de disparitions et de morts entraînés par cette politique inscrivent sans doute ce chiffre sinistre dans la définition proposée et généralement admise d’un crime contre l’humanité : soit « la violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux » ; et ceci par une action politique délibérée (Feldman 2003).
Mais, du point de vue juridique, il faut rappeler qu’au-delà de la persécution d’un groupe ou du recours systématique à la disparition forcée, l’article 7 du « Statut de Rome » de la Cour pénale internationale (17.7.1998) désigne également comme crime contre l’humanité « les autres actes inhumains de caractère analogue (i. e. : meurtre, déportation, emprisonnement, réduction en esclavage, torture, persécution, etc.) causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale » ; et cela « lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ».
Responsabilités et acte d’accusation
Largement programmée, généreusement financée, la politique de l’UE à l’gard des personnes étrangères en situation de grande précarité est sans aucun doute intentionnelle. Les conséquences en termes d’ « atteintes graves à l’intégrité physique » et à la « santé physique et mentale » sont connues.
S’il semble difficile de qualifier la politique européenne de fermeture des frontières d’ « attaque généralisée » contre les exilées et les exilés, s’il est hasardeux dans cette mesure de saisir la Cour pénale internationale pour accuser la Commission européenne et le Conseil européen du crime contre l’humanité que représentent les quelque 40000 migrantes et migrants morts en Méditerranée depuis le début des années 2000, en revanche il faut porter plainte à ce propos à l’égard de certains des acteurs de la politique d’interdiction d’entrée dans l’UE et de rejet des exilées et des exilés.
La plainte doit être adressé en particulier à Madame Federica Mogherini, Haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, et à Monsieur Dimitris Avramopoulos, Directeur du service « migrations et affaires intérieures » de la Commission européenne. Elle doit être doublée d’un appel au Parlement européen et d’une saisine de la Cour européenne des Ddroits de l’homme (CEDH).
Invoquer un acte assimilable à un crime contre l’humanité de la part des autorités de l’UE est d’autant plus légitime qu’avec les États-Unis, l’Union européenne est largement responsable des situations qui, au Proche- et au Moyen-Orient comme en Afrique subsaharienne, contraignent à l’exil celles et ceux dont la survie est gravement menacée. Pour faire très bef, du côté des faits de guerre, au Proche- et Moyen-Orient, les grands pays de l’UE apportent un appui direct ou tacite à la politique impérialiste des États-Unis et désormais de la Russie : occupation de l’Aghanistan, guerre d’Irak, guerre de Syrie, guerre du Yémen, etc. ; tout en accordant un soutien inconditionnel à Israël en particulier contre les Palestiniens, ils soutiennent par ailleurs des régimes répressifs et meurtriers tels le régime saoudien ou le régime syrien. Du côté des situations de détresse économique et de la répression qu’elle impliquent, les pays de l’UE sont des acteurs déterminants, avec les USA (et dans une moindre mesure les BRICS), d’une mondialisation purement marchande, mondialisation économiste et financière. Fondée sur un capitalisme dérégulé et relayée par de puissantes multinationales en particulier dans le domaine de l’expoiitation et du commerce des matières premières, cette mondialisation néo-coloniale d’inspiration néo-libérale n’a fait qu’accroître les énormes inégalités entre les plus pauvres et les plus riches ; par les « mesures d’ajustement structurel » ses acteurs bancaires ont systémantiment contribué à détruire les services assurant les besoins de base (alimentation, formation, santé) dans les pays les plus défavorisés.
L’assimilation possible des dizaines de milliers de disparitions et de morts d’exilées et d’exilés en Méditerranée depuis le début des années 2000 à un crime contre l’humanité et leur dénonciation en tant que tel ont non seulement un fondement humanitaire, mais aussi une raison politique. C’est donc aux autorités politiques de l’UE et à leurs réprésentant-es qu’il faut s’adresser en plaignants.
Ne l’oublions pas. L’exilé est non seulement un sujet de droit, il est non seulement un être humain, mais il est aussi un individu politique.
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