Témoignage de Marie-Christine Vergiat, Eurodéputée/Gauche européenne

, par  Marie-Christine Vergiat

Élue en 2009, j’ai choisi de concentrer mon travail depuis ma réélection en 2014 sur la question des migrations. Je suis donc membre des commissions « libertés civiles », « affaires étrangères » et « droits de l’Homme » du Parlement européen afin d’essayer d’avoir une approche globale sur ces questions portant sur les politiques tant intérieures qu’extérieures de l’Union européenne et de ses Etats membres.

Cette expérience me conduit à soutenir la nécessité de construire une nouvelle narration des questions migratoires pour échapper aux discours populistes et nationalistes qui se propagent dans l’UE, en les replaçant dans leur contexte historique et géographique afin de démonter les fantasmes qui alimentent les peurs et qui sont trop souvent portés par ceux qui nous gouvernent.

Marie-Christine Vergiat lors de son témoignage au TPP

Les mouvements migratoires dans l’espace et dans le temps

Les mouvements de population sont inhérents à l’Histoire de l’Humanité et l’Europe n’a pas toujours été une terre d’immigration.

Notre Histoire est fondée sur des mouvements de populations, de guerres et d’invasions. Pour prendre un exemple, la France doit son nom aux Francs [1] qui venaient du Nord et qui n’avaient rien à voir avec « nos ancêtres les Gaulois ».

Le plus grand mouvement migratoire constaté au cours de la période moderne a concerné 50 millions d’Européens, essentiellement entre 1850 et la 1ère Guerre mondiale, qui fuyaient misère et persécutions. L’Amérique et l’Australie sont largement peuplées de ces migrants, au détriment de leur population originelle.

En 1900, les migrations internationales [2] représentaient 5% de la population mondiale contre 2.9 % en 1990 et 3,4 % aujourd’hui. Il faut donc relativiser. Les migrations évoluent en chiffres absolus, mais finalement pas beaucoup plus que la population de la planète ces dernières décennies et très peu au regard de la mondialisation et des transformations qu’elle induit en termes de communication et notamment de transports.

Pour autant, les mouvements migratoires ont évolué : ils se sont mondialisés et quasiment tous les pays du monde sont aujourd’hui à la fois pays de départ, de transit et d’accueil. La France est un bel exemple en la matière : elle a un solde migratoire quasiment nul.

La réalité des migrations aujourd’hui

Il y a aujourd’hui 244 millions de migrants internationaux dans le monde.

80 millions sont asiatiques pour un continent de 4,5 milliards d’habitants. À eux seuls, ils ont ajouté plus de migrants internationaux que tous les autres continents réunis ces dernières années.

Les Africains ne sont que 39 millions et leurs migrations sont essentiellement intra-africaines (à près de 90 %).

Les Européens sont 62 millions pour tout le continent européen (et 40 millions pour l’UE). Les Européens migrent donc eux aussi mais on ne le dit pas en ces termes et on préfère parler d’expatriés. Leurs migrations ne se font qu’à 50 % à l’intérieur du continent européen. On devrait alors se demander qui envahit, ou qui a envahi, qui, d’autant plus que les mouvements migratoires sud/sud dépassent depuis 2013 les mouvements sud/nord.

Nous devons donc faire attention à notre vocabulaire. Plus ou moins contaminés par le discours ambiant, nous parlons des migrants en ne désignant comme tels que celles et ceux qui sont confrontés à des difficultés pour arriver ou rester sur le territoire européen.

C’est d’autant plus inadapté que chaque année, des centaines de milliers de ressortissants de pays tiers hors de l’UE arrivent de façon régulière et donc migrent vers l’UE. Ainsi, en 2016, les Etats membres ont délivré 3.4 millions de nouveaux titres de séjour [3].

Le plus surprenant concerne les principales nationalités « bénéficiaires » de ces titres qui sont pour l’année 2016 : les Ukrainiens (588 900), les Syriens [4] (348 000), les Etats-uniens (250 900), les Indiens (198 300) et les Chinois (195 600). C’est la quatrième année consécutive que les Ukrainiens sont les premiers bénéficiaires de ces titres de séjour et leur nombre ne cesse d’augmenter. Ils vont pour 86 % d’entre eux (512 000) en Pologne et leurs titres de séjour sont pour 82 % liés à l’emploi. Il est remarquable que ce pays soit aussi le pays européen dont les ressortissants utilisent le plus le statut de travailleurs détachés : on peut y voir une sorte de dumping social en chaine.

85 % des titres délivrés à des Syriens le sont au titre de la protection internationale et les 2/3 d’entre eux vont en Allemagne. Les Etats-uniens, les Indiens et les Chinois vont principalement au Royaume-Uni, pays de l’UE qui délivre de très loin le plus de titres de séjour (1/4 des titres délivrés dans l’UE, soit 865 800) ; le Brexit aura donc des effets surprenants en ce domaine.

Il ne faut donc pas se faire piéger par certains chiffres. Il n’y a pas de « crise des migrants » dans l’UE. Des voies légales de migration existent bel et bien y compris pour motifs économiques : l’opposition binaire entre « bons réfugiés » et autres migrants considérés comme « mauvais migrants dits économiques » n’a aucun sens d’autant qu’elle ignore celles et ceux qui viennent pour des raisons familiales ou éducatives et qui représentent près de 44 % des titres. Et c’est parce que l’on refuse des voies légales à certains qu’ils n’ont d’autres solutions que de tenter la traversée dangereuse de la Méditerranée et des déserts qui y conduisent.

Une crise de l’accueil des réfugiés

Que s’est-il donc passé entre le printemps 2015 et le printemps 2016 ? Plus d’un million de personnes ont traversé la Méditerranée dont 850 000 depuis la Turquie vers la Grèce. Il est pour le moins étrange que nul ne se soit vraiment interrogé sur ce mouvement spectaculaire en provenance d’un Etat comme la Turquie au sein duquel les forces de police sont pour le moins prégnantes, mouvement qui s’est tari quasiment du jour au lendemain après la signature de l’« accord » entre l’UE et ladite Turquie ? Comment ne pas se dire alors que Recept Erdogan a trouvé là un moyen de pression sans équivalent sur l’UE au moment où les dérives autoritaires de son régime étaient de plus en plus perceptibles. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela marche…

Il est cependant vrai que le nombre de demandes d’asile a fortement augmenté ces dernières années (626.000 demandes d’asile en 2014 [5], 1.2 million en 2015 et en 2016) mais il est bon de rappeler que ce chiffre était de 672 000 en 1992 dans l’UE à 15 au moment de la Guerre de Yougoslavie.

De grandes différences sont à noter quant à l’octroi effectif d’une protection internationale selon les Etats membres [6] et les nationalités des bénéficiaires. Ainsi, c’est l’Allemagne qui a porté la principale part de cette augmentation des demandes en chiffres absolus [7] et les décisions de protection ont bénéficié principalement aux Syriens.

La France, elle, est très peu concernée : 58 800 primo-demandeurs d’asile en 2014, 70 000 en 2015 et 76 000 en 2016 et surtout seulement 35 000 décisions positives [8] contre 445 000 en Allemagne pour l’année 2016. Les chiffres parlent d’eux-mêmes ; les problèmes démographiques de l’Allemagne n’expliquent pas tout, et surtout pas un tel écart dès lors que l’Allemagne est depuis plusieurs années le second pays d’accueil des migrants dans le monde et ce, bien avant 2015.

En réalité, c’est le monde qui est confronté à une crise des réfugiés sans précédent depuis la 2ème Guerre mondiale : 65 millions de personnes déracinées en 2016 contre 50 millions en 2014 : 22,5 millions de réfugiés stricto sensu et 40 millions qui sont des déplacés internes [9].

86 % des réfugiés sont arrivés dans les pays en développement. Et l’Union européenne, zone géographique la plus riche du monde, peuplée de 500 millions d’habitants, ne peut pas faire face à l’arrivée de personnes qui, quand on totalise les demandes d’asile déposées en 2015 et 2016, représentent 0,5 % de sa population… Est-ce crédible quand au Liban, petit pays de 6 millions d’habitants, les réfugiés représentent près d’un tiers de la population, soit 1,5 million de personnes ?

L’UE, et la France en particulier, sont donc loin d’accueillir toute la misère du monde. Elles n’y prennent même pas leur part. Bien au contraire, les politiques menées ferment de plus en plus les frontières et les Etats choisissent celles et ceux qui peuvent venir. La prétendue « crise des migrants » a donc surtout été un prétexte pour durcir encore les politiques migratoires à l’œuvre depuis de nombreuses années alors même que la situation se stabilisait dès le second semestre 2016 et plus encore en 2017 [10].

Qu’en est-il de ces politiques européennes ?

Depuis plus de 25 ans, l’Union européenne se « bunkérise » de plus en plus :

  • Construction de murs physiques en Espagne dès 1993, entre la Grèce et la Turquie en 2002, puis en Bulgarie (2014) et plus récemment entre la Hongrie et Serbie (2016).
  • Mise en place de « murs numériques » avec un fichage croissant des ressortissants des pays tiers (VIS, SIS [11], EURODAC, PNR,…) avec une intrusion de plus en plus importante dans les données personnelles (empreintes palmaires, image faciale,…) [12]
  • Externalisation croissante du contrôle des frontières de l’UE par des pays tiers (les pays du voisinage de l’UE et notamment ceux du Maghreb devenant de nouvelles terres d’immigration).

Un coup d’accélérateur a été donné au 2ème semestre 2014 sous la Présidence italienne et donc avant la fameuse « crise » avec le lancement du processus de Khartoum qui vise à associer les pays de la Corne de l’Afrique, dont proviennent une grande partie de celles et ceux qui traversent la Méditerranée au péril de leur vie, aux politiques d’externalisation du contrôle des frontières. Toute honte bue, l’UE et ses Etats membres travaillent donc avec des régimes autoritaires pour « lutter contre les causes profondes des migrations » (sic) et en réalité financer ces pays pour qu’ils empêchent leurs ressortissants de partir.

Après le Sommet de La Valette en novembre 2015, un fonds fiduciaire pour l’Afrique a même été mis en place qui, sous couvert d’accélérer le versement des fonds aux pays concernés, conduit à détourner les fonds de l’aide au développement au profit de ces politiques sécuritaires pour le plus grand profit d’un certain nombre de multinationales du secteur sécuritaro-militaire.

En réalité, les Etats membres prennent de plus en plus la main sur ces politiques et utilisent l’Union européenne comme bouc émissaire de dysfonctionnements dont ils sont responsables. Nous sommes là au cœur des politiques régaliennes et plus elles sont externalisées, plus ce constat est vrai : les affaires étrangères sont de la seule compétence des Etats membres. Ils ne donnent à l’UE que ce qu’ils veulent et font de même pour la transposition des directives européennes. Ils ont notamment refusé un véritable droit d’asile européen tout comme un statut unique pour les travailleurs étrangers [13] et ont très mal transposé la directive sur le regroupement familial sans parler du refus total de toute solidarité avec la Grèce et de l’Italie (cf. Mare Nostrum ou encore un plan de relocalisation n’ayant finalement concerné qu’environ 30.000 personnes pour un objectif initial de 160.000 déjà très en deçà des besoins).

Et cela ne fait qu’empirer : plus d’une quinzaine de textes législatifs découlant de l’Agenda européen des migrations proposé par la Commission en mai 2015 sont actuellement en cours de discussion dans les institutions européennes. Ils poursuivent toujours les mêmes obsessions :

  • Lutter contre l’immigration dite clandestine,
  • Favoriser les expulsions quel que soit le pays d’origine,
  • Eviter les mouvements secondaires et l’« asylum shopping » comme ils osent dire,
  • Empêcher par tous les moyens les « migrants » de rejoindre l’UE, voire de quitter leur pays,
  • Soumettre systématiquement les aides et partenariats de l’UE à l’acceptation d’accords de réadmission non seulement des ressortissants des pays concernés mais de tous ceux qui ont transité par ces pays (la notion de « pays tiers sûrs »).

Nos dirigeants semblent tétanisés par les discours nationalistes et d’extrême droite et se sont réappropriés une partie de ces discours. Ils conduisent des politiques migratoires de plus en plus racistes faisant du continent européen le plus mortifère du monde pour les migrants.

Loin de casser le modèle des passeurs, ils le renforcent et le trafic d’êtres humains est devenu la troisième source de trafics dans le monde après la drogue et les armes. Loin de lutter contre les causes profondes des migrations, ils refusent de reconnaître leurs responsabilités directes ou indirectes dans un certain nombre de conflits (notamment en Irak, Libye, Syrie,…) et la situation dramatique dans de nombreux pays liée à des régimes autoritaires et corrompus. Au contraire, ils les soutiennent et leur vendent des armes, sans parler du pillage des ressources naturelles notamment via des accords dits de partenariat économique en lieu et place des accords de coopération et de développement pour le plus grand intérêt des multinationales européennes sans parler de la non tenue des engagements en matière d’aide publique au développement [14].

D’autres politiques sont possibles :

La majorité de nos concitoyens pourraient accepter d’autres politiques, comme en témoignent les mouvements de solidarité qui se développent un peu partout en Europe, surtout si les discours politiques les accompagnaient en ce sens. C’est d’autant plus possible que ces politiques sont d’un coût exorbitant et inefficaces y compris par rapport aux objectifs qu’elles se fixent (au moins 15 milliards d’euros dépensés pour barricader les frontières depuis 2000).

La base de ces autres politiques possibles doit être pour toutes celles et tous ceux qui vivent sur notre planète l’égalité et la dignité telles que promues par la Déclaration universelle des droits de l’Homme et les conventions internationales qui en découlent :

  • Droit à la vie et droit de la mer avec des moyens adéquats pour le sauvetage en mer,
  • Droit d’asile sur la base du respect de la Convention de Genève : dépôt des demandes sur le sol de l’UE et notamment dans les pays où les demandeurs ont des attaches, de la famille ou encore dont ils parlent la langue),
  • Droits de l’enfant dans le strict respect de la Convention internationale des droits de l’enfant notamment pour le regroupement familial et les mineurs isolés,
  • Droit à l’éducation y compris pour les jeunes majeurs,
  • Droit à la santé pour ceux qui ne peuvent pas se faire soigner dans leur pays ou qui ont commencé des soins sur nos territoires,
  • Droit au travail et notamment signature et mise en oeuvre de la Convention internationale sur les droits des travailleurs migrants et de leur famille signée par une cinquantaine d’Etats, tous du sud ; aucun membre de l’UE car cette convention stipule notamment que tous les migrants ont des droits quels que soient leur statut,
  • Enfin droit à la mobilité pour toutes et tous : aujourd’hui seulement 1/3 des habitants de la planète ont en théorie le droit de se déplacer sans visa ; cette bataille est fondamentale pour l’égalité des droits.

Dans un monde de plus en plus mobile où les capitaux, les services et les marchandises circulent de plus en plus, il est vain de croire que l’on pourra bloquer les êtres humains tout comme de penser que le repli sur soi est une solution.

Ce qui est difficile pour les Européens et surtout ceux qui les gouvernent, c’est qu’ils doivent apprendre à vivre dans un monde où ils seront de plus en plus minoritaires, de moins en moins dominants.

La clé de l’universalisme, c’est le respect de l’autre, de l’altérité, et non l’imposition d’un modèle fût-il “occidental”…

[1Invasion par les Francs en 481 ; la France ne prend ce nom officiellement qu’en 1190 sous Philippe Auguste

[2Est considéré comme migrant international toute personne qui quitte un pays donné pour aller s’installer dans un autre pour une durée supérieure à un an. Pour les mouvements internes à un pays, on préfèrera parler de déplacés internes.

[3Ce chiffre était de 2,6 millions en 2015. Ils ne reflètent pas exactement le nombre de migrants qui arrivent dans l’UE puisque qu’il s’agit de titres nécessaires pour tout séjour supérieur à 3 mois. Mais pour la même année 2015, Eurostat a estimé le nombre de migrants venant de pays hors UE à 2,7 millions.

[4En 2015, les Syriens n’étaient qu’en 5ème position et en 6ème en 2014. Auparavant, ils n’étaient même pas dans le top 10.

[5Chiffre est en constante augmentation depuis 2011 après une assez longue période de stabilité.

[6710.000 protections internationales octroyées en 2016 et plus ou moins un chiffre équivalent en 2017 contre 330 000 en 2015 et 185 000 en 2014.

[730 % des demandes en 2014, soit 173 000 et 60 % en 2016, soit 442 000.

[8La France se situe très en deçà de la moyenne UE quant à l’octroi du droit d’asile (33% pour une moyenne de 56 % et un taux de reconnaissance de 65 % en Allemagne).

[9A l’intérieur d’un même pays.

[10Seulement un peu plus de 170 00 arrivées par la mer en 2017 selon l’OIM.

[11Personnes recherchées et véhicules volés notamment.

[12Les projets « Smart borders » ou « frontières intelligentes » en cours d’adoption via EES et ETIAS sont particulièrement significatifs à cet égard tout comme la réforme à venir du code des visas..

[13Cinq statuts existent aujourd’hui : intragroupe, carte bleue, permis unique, travail saisonnier et chercheurs et autres assimilés (étudiants, volontariat, formation, échanges d’élèves, travail au pair).

[140,7 % du revenu national brut promis depuis plus de 40 ans (142,6 milliards de dollars en 2016, 0,32 % du RNB en moyenne), soit 3 fois moins que les transferts de fonds de la diaspora vers ces pays : 429 milliards de dollars en 2016 selon la Banque mondiale.

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