Pour une mobilisation internationaliste anti-guerre
Signataires : Nils Andersson- Martine Boudet- Anne Cauwel- Serigne Sarr- Christiane Vollaire
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La guerre russo-ukrainienne dans son contexte géo-historique
Comme le déclarent différentes organisations internationalistes, altermondialistes, et progressistes, la guerre qu’a déclenchée brutalement la Russie de Poutine en Ukraine à partir du 24 février 2022 est à condamner sans aucune réserve. De la même manière, est à saluer la résistance du peuple ukrainien, dans l’aspiration à maintenir sa souveraineté nationale, cela au prix de sacrifices considérables. Les différentes marques de solidarité qui s’expriment en Europe et à travers le monde sont autant d’hommages légitimement rendus à son courage collectif face à l’épreuve du feu.
Cela dit, les origines géo-politiques de ce conflit et ses suites sont à expliciter de manière objective et impartiale. Pour ce faire, il nous faut remonter aux suites de la chute du mur de Berlin et de l’URSS, à la bascule de la Russie dans le camp capitaliste sous Elstine, qui entraîna la création d’une maffia affairiste et ultra-libérale, l’entrée de différents pays, membres de l’ex-URSS ou du Pacte de Varsovie dans l’OTAN qui est désormais aux portes de la Russie… [1]
Outre le fait qu’une analyse nuancée des degrés de responsabilités est à cultiver dans une logique diplomatique, cela pour favoriser des espaces de médiation et de négociation dans l’objectif de restaurer la paix, elle est nécessaire également pour se distancier de la pensée unique qui règne médiatiquement : "Tous contre la Russie de Poutine". Ce quasi-consensus n’augure rien de bon pour les pays et aires dominés par les différents impérialismes, ni pour les citoyens, français par exemple, qui voient leur exécutif se dédouaner de ses propres passifs à bon compte (la cote électorale du président-candidat Macron est montée en flèche dans cette période...). La stratégie de l’exutoire voire du bouc-émissaire est un mécanisme collectif bien connu.
Un précédent historique peut être cité, celui du traité de Versailles qui a mis à genoux l’Allemagne en 1918, en particulier avec le partage de son fief colonial entre la France de Clémenceau et la Grande Bretagne (Togo, Cameroun, actuelle Namibie...). L’on connaît mieux la suite, avec la revendication de son « espace vital" par le nazisme. Aimé Césaire, dans le Discours sur le colonialisme, définit le nazisme comme un produit européen, la Shoah ayant eu des précédents en matière d’esclavagisme, d’origine européenne et arabe. Au nom du combat contre « l’ennemi intérieur », cela au cours de la première guerre inter-impérialiste, le génocide arménien, perpétré par l’Etat Turc en 1915, a été une source d’inspiration également.
Pour mémoire, les deux guerres mondiales se sont conclues par la chute des empires centraux (austro-hongrois, allemand, russe, ottoman, italien) au profit des puissances occidentales, avec le partage des fiefs coloniaux (voir au Moyen Orient, le Liban, la Syrie, l’Egypte..). Quant à l’empire français, il s’est "illustré" le jour même de la libération européenne du nazisme (le 8 mai 1945) par des massacres d’indépendantistes algériens et de populations à Sétif et Guelma. Ces vérités historiques sont à rappeler et à davantage médiatiser, à l’occasion des commémorations d’armistices.
De la même manière, les responsabilités (néo)coloniales de la France sont à expliciter plus systématiquement, quand il est question des rapports de force internationaux. Le fait que ce soit une puissance moyenne ne réduit pas sa capacité d’intervention et de nuisance sur plusieurs continents, comme le montrent ses projections en Afrique et dans les Outremers. La France est, dans les faits, une puissance nucléaire, la première puissance militaire européenne et le troisième pays du monde en matière d’exportation d’armements. [2]
Toujours dans une perspective systémique, l’offensive poutinienne peut être assimilée d’une certaine manière au terrorisme islamiste, cette mouvance étant dans ce cas concomitante avec la destruction de pays arabes ou musulmans et de « printemps démocratiques » (Irak, Libye, Syrie, Afghanistan..). Elle constitue une deuxième vague de reflux, face à la dominance occidentale et aux valeurs et modes culturels qu’elle induit, d’une manière souvent unilatérale. A ce titre, elle fait partie du camp des « barbares », dans le « conflit de civilisations » que la propagande occidentale orchestre savamment.
Argumentaire en faveur d’une mobilisation anti-guerre
Face à ce consensus ambiant et ambivalent, et parce que la période, du fait de sa gravité, s’y prête, un contrepoids idéologique et stratégique est à élaborer d’urgence, dans une perspective internationaliste.
La géo-politique est affaire d’anthropologie culturelle, et pas seulement de stratégie. Le mouvement internationaliste et altermondialiste a un rôle de médiation à jouer pour favoriser les équilibrages et les arbitrages, citoyens et institutionnels. Cela pour éviter l’instrumentalisation atlantiste, les concurrences victimaires et les surinvestissements ou sous-investissements en matière de solidarité, médiatisés qu’ils sont de bonne ou de mauvaise foi, selon le cas.
Le déficit d’expertise et de stratégie qui se vérifie dans notre secteur incite à renforcer la méthodologie, le comparatisme étant un outil d’analyse et de prospective usuel dans les sciences sociales. Face à la montrée du néo-libéralisme autoritaire et atlantiste et d’extrêmes droites nationalistes et xénophobes dans notre aire, c’est une condition pour remobiliser les forces progressistes, qui sont d’une manière générale en difficulté programmatique.
Ainsi, est à étayer le "deux poids et deux mesures" que l’on observe dans le traitement de l’actualité géo-politique. Cela vaut pour le traitement des migrants, qu’ils viennent de pays du Sud et d’Ukraine [3], cela vaut aussi pour les sanctions à l’encontre de la Russie de Poutine. Quelles sanctions ont mis par terre l’économie nord-américaine, après la destruction de l’Irak ? Quelles sanctions à l’encontre du triumvirat occidental (USA-France-Grande Bretagne), pour celle de la Libye ? Sans parler des responsabilités françaises dans le génocide rwandais, qui a fait presqu’un million de morts ? Et du bilan catastrophique des conflits guerriers en Afrique, qui sont souvent à l’initiative ou instrumentalisés par les puissances étrangères.
« Les différents conflits ont entrainé de considérables pertes en vies humaines, mais aussi de nombreuses maladies, des handicaps… Il y aurait au moins 1,6 millions [4] de morts au combat en Afrique entre 1960 et 2005. En revanche, il est difficile de connaître le nombre de décès civils ; cela dit, des estimations sont disponibles. En RDC, entre 1998 et 2008, ce nombre est estimé à 5,4 millions ; 200 000 au Libéria entre 1989 et 1996 ; 1.5 millions en Angola entre 1975 et 2002 ; 3 248 en Côte d’Ivoire de 2010 à 2011.
Le génocide rwandais de 1994 constitue une tragédie pour ce pays, pour la région des grands lacs et pour tout le continent. Il s’est soldé par la mort violente de presqu’un million de Tutsis et de Hutus progressistes. Il sera le prélude à d’autres massacres dans la région. » [5]
Dans ce conflit géo-stratégique entre le camp atlantiste et « la grande Russie » qui réactive d’une certaine manière la guerre froide, des pays africains et sud-américains observent une réserve, estimant que les jeux sont pipés au nom d’intérêts impérialistes. [6]
« La guerre en Ukraine ne permet plus de s’aveugler. Les votes intervenus à l’occasion de la Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies du 1er mars 2022 montrent que 5 États ont voté contre et 35 se sont abstenus.
Comptant de très grands pays comme la Chine et l’Inde, le groupe de ceux qui ont refusé de condamner expressément la Russie correspond à plus de la moitié des habitants de la planète. » [7]
Comme celui de l’Ukraine, les dossiers de pays occupés, pillés voire détruits dans les dernières décennies sont à mettre sur les tables de débats et de négociations, pour exiger que l’ONU et d’autres institutions agréées réglementent les relations internationales dans le sens notamment de l’arrêt de ventes d’armes à des dictatures (la France a vendu des armes à la Russie jusqu’en 2020, malgré l’embargo de l’UE qui a suivi l’occupation de la Crimée [8]) et l’arrêt d’occupations militaires dont les objectifs affichés ne sont pas remplis voire coïncident avec des effets inverses. Pour en revenir au cas français, 20 ans d’opérations extérieures en Côte d’Ivoire (opération Licorne) et au Sahel (opération Serval et Barkhane) ont coïncidé soit avec une guerre civile meurtrière et destructrice d’acquis démocratiques et sociaux, soit à la déstabilisation de toute une région. Sans effet notable en matière de réduction du terrorisme islamiste. Cet échec est à mettre en parallèle avec celui des USA et du camp atlantiste en Afghanistan.
Le mouvement altermondialiste-internationaliste gagnerait aussi à inscrire le principe d’égalité et de réciprocité à tous les niveaux des relations internationales. Et à proscrire le militarisme comme un fléau pour l’humanité, d’inspiration machiste et viriliste, comme l’écrit la sociologue féministe Andrée Michel. [9]
Entre autres, ces pistes programmatiques sont à discuter avec nos interlocuteurs et partenaires des mouvements sociaux et citoyens, en particulier pour peser sur les choix des candidats aux prochaines élections. Et pour contribuer à démocratiser enfin le débat géopolitique, auprès des citoyens.
Pistes programmatiques à négocier auprès des instances internationales (ONU, UE, UA…)
– La préséance des dispositifs et décisions de l’ONU sur celles de l’OTAN
– Le jugement par la CPI (Cour pénale internationale) des responsables politiques et militaires de crimes de guerre, de toutes origines.
– La préférence donnée à la diplomatie et à la coopération sur la stratégie militaire. Non au réarmement atlantiste
– L’arrêt des ventes d’armes à des dictatures
– L’arrêt des occupations militaires dont les objectifs affichés ne sont pas remplis voire coïncident avec des effets inverses
– Egalité de traitement des migrants, quelle que soit leur origine
– Commission d’enquête parlementaire française sur les opérations extérieures des dernières décennies
– Boycott citoyen et organisationnel des produits des puissances qui bafouent les droits des peuples par la force armée
– Réparations des crimes de guerre, de quelque origine qu’ils soient.
Liste par ordre chronologique de conflits guerriers ou d’occupations militaires parasites (pour arrêt et réparations de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité)- Et cela en complément des mesures spécifiques à prendre dans le cas de la guerre Russie-Ukraine.
– Occupation militaire israélienne en Palestine avec l’appui discret de nombreux pays occidentaux
– Occupation du Sahara occidental par le Maroc
– Guerre du Golfe/Puissances occidentales
– Rwanda-France (opération Turquoise/ génocide)
– Afghanistan-USA/Coalition occidentale
– Irak-USA
– Côte d’Ivoire-France (opération Licorne)
– Libye-France-USA-Grande Bretagne
– Centrafrique- France (opération Sangaris)
– Sahel- France (opérations Serval et Barkhane)+ puissances pétrolifères/Qatar (financement du terrorisme islamiste)
– guerre arméno-azéri (Turquie)
– guerre russo-géorgienne
– Syrie-Russie
– Yémen-Arabie saoudite + armements français
– Ukraine-Russie