Il y a presque un quart de siècle le maitre de la terreur des soirs de drague (Halloween, The Thing), écrit et réalisa They live (Invasion Los Angeles, net), un film qui décrivait l’ère Reagan comme une cataclysmique invasion alien. Dans l’une des fabuleuses scènes séminales du film, un bidonville du tiers monde se reflète, le long de l’autoroute, sur les sinistres gratte-ciels entrepreneuriaux aux façades de miroirs du quartier de Bunker Hill [1].
They live demeure le chef d’œuvre de subversion de Carpenter. Peu de ceux qui l’ont vu peuvent avoir oublié sa description de banquiers milliardaires, de médiacrates malfaisants et de leur pouvoir glacé et zombiesque sur une classe populaire américaine pulvérisée, vivant dans des tentes plantées à flanc de coteaux caillouteux et mendiant des emplois. C’est à partir de cette situation d’égalité négative face au désespoir et à l’absence de toit, et grâce aux lunettes noires magiques trouvées par l’énigmatique Nada (interprété par « Rowdy » Roddy Piper), que le prolétariat finit par construire une unité interraciale, et par décrypter les mensonges subliminaux du capitalisme and se mettre en colère.
Très en colère.
Oui je sais, je vais un peu vite. Le mouvement « Occupy the world » cherche encore ses lunettes magiques (programmes, revendications, stratégies etc.) et sa colère s’exprime encore à un degré gandhien. Mais, comme le montre la vision de Carpenter, expulsez assez d’américains de leurs maisons et licenciez-en un nombre suffisant (ou du moins tourmentez des dizaines de millions d’entre-eux avec cette possibilité) et quelque chose de nouveau et d’important va commencer à se trainer vers Goldman et Sachs. Et contrairement au mouvement « Tea Party », ce quelque chose n’est, jusqu’ici, pas doté de fils de marionnette.
En 1965, alors que j’avais juste 18 ans et que j’étais élu national du SDS, j’ai organisé un sit-in à la Chase Manhattan Bank, après le massacre de manifestants pacifiques, pour attirer l’attention sur son rôle de financeur clef de l’Afrique du Sud en tant que « partenaires de l’apartheid ». C’était la première manifestation de cette génération à Wall Street, et 41 personnes furent embarquées par la police de New-York.
L’un des éléments les plus importants du soulèvement actuel est le simple fait qu’il s’agit d’une occupation de rue et que le mouvement a créé un lien d’identification existentiel avec les sans-abris (bien que, franchement ma génération, formée par le mouvement des civils rights, aurait d’abord pensé à occuper l’intérieur des bâtiments et attendu que la police les mette à la porte ; aujourd’hui les flics préfèrent les bombes lacrymo et les « techniques de contrainte par la douleur »). Je pense qu’envahir les gratte-ciel est une formidable idée mais pour une étape ultérieure de la lutte. Le génie d’ “occupy wall-street », pour le moment, est que le mouvement a libéré certains des mètres carrés de terrain les plus chers au monde et qu’il transformé une place privatisée en un espace public magnétique, catalyseur de protestation.
Notre sit-in d’il y a 46 ans était un raid de guérilla ; la présente opération est le siège de Wall Street par les Lilliputiens. C’est également le triomphe du principe supposément archaïque du face à face, de l’organisation dialogique. Les médias sociaux sont importants mais pas omnipotents. L’auto-organisation militante – soit la cristallisation à partir de discussions libres—prospère encore dans les espaces publics urbains contemporains. Autrement dit, la plupart de nos discours sur internet prêchent des convaincus ; même des méga-sites comme MoveOn.org sont branchés sur le réseau des déjà convertis à la cause ou tout du moins sur celui de leur base démographique.
De la même manière, ces occupations sont des paratonnerres qui attirent avant tout les Démocrates radicaux exclus et méprisés, mais il apparait qu’ils brisent également les barrières générationnelles, offrant le terrain commun nécessaire au dialogue et à l’échange d’analyse entre, par exemple, des enseignants quarantenaires menacés professionnellement et de jeunes étudiants de troisième cycle précarisés.
Plus fondamentalement, les camps sont devenus des lieux symboliques propices à la réparation des divisions internes qui déchirent la coalition du new deal née dans les années Nixon. Ainsi que l’analysait Jon Wiener sur son blog accueilli sur [a(http://www.TheNation.com) www.TheNation.com], un blog dont l’intelligence ne se dément jamais : “les ouvriers et les hippies — ensemble, enfin.”
Effectivement. Qui ne serait ému de voir Richard Trumka, le président du AFL-CIO, qui avait fait venir les mineurs de son syndicat à Wall-street en 1989 au moment de leur grève amère mais finalement victorieuse contre la Pittson Coal company, demander aux costauds, hommes comme femmes, de son organisation de « venir protéger » le Parc Zucotti contre une attaque imminente de la police de New-York ?
Il est vrai que les vieux militants de gauche radicale dans mon genre sont prompts à reconnaitre dans chaque nouveau-né le messie ; mais cet enfant, « occupy wall-street », nait coiffé. Je pense que nous sommes témoins de la renaissance de ces qualités morales qui ont défini de manière si caractéristique les immigrants et les grévistes de la grande dépression, la génération de mes parents : je parle d’une solidarité et une compassion spontanées et larges fondées sur une éthique dangereusement égalitaire. Une éthique qui dicte de s’arrêter pour prendre en voiture une famille qui fait du stop. De ne jamais briser une grève même lorsque le loyer est en souffrance. De partager sa dernière cigarette avec un étranger. De voler du lait quand vos enfants en manquait et d’en donner la moitié aux petits d’à coté— ce que ma propre mère a fait de manière répétée en 1936. Une éthique qui dicte d’écouter attentivement les gens profondément silencieux qui ont tout perdu sauf leur dignité. De cultiver la générosité du « nous ».
Ce que je veux dire, je crois, est que je suis extrêmement impressionné par les gens qui se sont joints aux occupations pour les défendre malgré les importantes différences d’âge, de classe sociale et de race. Mais pareillement, je suis en adoration devant les gosses courageux qui sont prêts à faire face à l’hiver et à rester dans les rues glacées comme leurs frères et sœurs sans-abris. Retour à la stratégie cependant : quel est le prochain maillon de la chaine (au sens que donnait Lénine à cette expression) qu’il faut attraper ? Dans quelle mesure est-il impératif que les fleurs sauvages tiennent une réunion unitaire, adoptent des revendications programmatiques, et conséquemment se mettent sur le terrain des enchères politiques pour les élections de 2012 ? Obama et les Démocrates vont avoir désespérément besoin de leur énergie et de leur authenticité. Mais il est peu probable que les occupants offrent leur extraordinaire processus d’organisation autonome à la vente.
Personnellement, je penche du coté de la position anarchiste et de ses impératifs évidents.
Tout d’abord : rendre visible la douleur des 99% ; faire le procès de Wall Street. Faire venir Harrisburg, Loredo, Riverside, Camden, Flint, Gallup, et Holly Springs au centre-ville de New-York. Organiser une confrontation entre les prédateurs et leurs victimes — un procès national du meurtre de masse économique.
Deuxièmement continuer à démocratiser et occuper de manière productive l’espace public (voir l’initiative « reclaim the commons »). Le militant de la première heure originaire du Bronx Mark Naison a proposé un plan audacieux pour transformer les espaces abandonné et en ruines de New-York en espaces de ressources (jardins, campements, espaces de jeu) pour les sans-toits et les sans-emplois. Les manifestants d’Occupy de tout le pays savent désormais ce que c’est que d’être sans-abri et sous le coup d’une interdiction de dormir dans les parcs ou sous une tente. Autant de raisons de briser les verrous et de réduire les barrières qui séparent l’espace inusité des besoins humains urgents.
Troisièmement, rester concentrés sur le véritable objectif. La question essentielle n’est pas une augmentation de l’imposition des riches ou celle d’une meilleure régulation du système bancaire. C’est celle de la démocratie économique : le droit des gens ordinaires de prendre de macro-décisions sur les investissements sociaux, les taux d’intérêts, les transferts de capitaux, la création d’emploi, et le réchauffement climatique. Si le débat ne porte pas sur le pouvoir économique, il est hors de propos.
Quatrièmement, le mouvement doit survivre à l’hiver pour combattre le pouvoir au printemps prochain. Il fait froid dans la rue en janvier. Bloomberg et tous les autres maires et responsables locaux comptent sur un hiver difficile pour défaire les manifestations. Il est donc important de renforcer les manifestations durant les longues vacances de noël. Enfilez vos parkas.
Enfin, nous devons nous calmer— le tour que peuvent prendre les manifestations actuelles est totalement imprévisible. Mais lorsque l’on construit des paratonnerres, il ne faut pas s’étonner si l’électricité finit par sauter.
Des banquiers, récemment interviewés dans le New York Times, prétendent que les manifestations d’Occupy ne sont guère plus qu’une nuisance produite par une analyse simpliste de la Finance. Ils devraient être plus prudents. En effet, ils devraient probablement trembler devant l’image de la charrette des condamnés. Depuis 1987, les africains-américains ont perdu plus de la moitié de leurs patrimoine ; la perte patrimoniale des latinos s’élève à l’incroyable taux de 75%. Depuis 2000, les Etats-Unis ont perdu 5,5 millions d’emplois dans l’industrie, ont vu 42 000 usines fermer et, depuis cette date, toute une génération de diplômés de l’enseignement supérieur est touchée par le plus haut pourcentage de déclassement de l’histoire des Etats-Unis. Brisez le rêve américain et le peuple vont vous le faire sérieusement payer. Comme l’explique Nada à ses imprudents assaillants dans le formidable film de Carpenter : “Je suis venu ici pour mâcher du chewing-gum et casser des gueules… et je suis à court de chewing-gum. »
Traduit de l’anglais par Samira Ouardi - revue Mouvements.