L’avenir de la Nakba

, par  Agence Média Palestine, Joseph Massad

La conquête sioniste de la Palestine, qui a commencé de façon aléatoire au début des années 1880 et s’est intensifiée après le tournant du siècle pour atteindre son apogée lors de l’invasion et de l’occupation du pays par les Britanniques, avant la fin de la première guerre mondiale, a été le moment inaugural de ce qui allait être connu sous le nom de Nakba – la Catastrophe.

Tandis que le terme « Nakba » était utilisé par l’intellectuel syrien Constantine Zureik pout décrire ce qui arrivait aux Palestiniens en août 1948 (quand il écrivit et publia son classique Ma’na al-Nakba – Le sens de la Nakba), d’autres emploient des mots comme karitha (désastre), tel l’officier militaire jordanien et gouverneur de Jérusalem Est Abdoulah al-Tall dans son livre de 1959 Karithat Filastin (Le désastre de la Palestine) ou ma’saa (tragédie) comme le fit l’intellectuel nationaliste anticolonial palestinien Mouhammad Izzat Darwaza dans son livre de 1959 Ma’sat Filastin (La tragédie de la Palestine).

« Nakba » devint néanmoins la référence la plus adéquate et la plus utilisée pour décrire les douleurs que les Palestiniens ont endurées. Dans son immense historiographie qui comporte de nombreux volumes sur les événements de 1947-1952, publiée pour la première fois en 1956, le journaliste anticolonial palestinien Arid al-Arif, qui fut plus tard maire de Jérusalem Est, a insisté sur le recours à ce terme dans son titre.

Al-Arif commence en s’interrogeant : « Comment puis-je appeler cela autrement qu’une catastrophe ? Parce que nous avons été « catastrophisés », nous les Arabes en général et les Palestiniens en particulier… notre patrie nous a été volée, nous avons été chassés de nos foyers et nous avons perdu un nombre énorme de nos enfants et de nos aimés ; et en plus de tout cela, notre dignité a été frappée au cœur ».

Si les traits les plus saillants de la Nakba sont le vol de la terre palestinienne et l’expulsion des Palestiniens de leur terre et la soumission des terres qui ne pouvaient pas être prises et des gens qui ne pouvaient pas être chassés, à un contrôle et à une oppression systématiques, alors, comme je l’ai avancé il y a une décennie, il serait hautement erroné de considérer la Nakba comme un événement isolé renvoyant à la guerre de 1948 et à ses suites. Elle devrait au contraire être replacée dans l’histoire comme un processus qui a traversé les 140 dernières années et commencé avec l’arrivée des premiers conquérants sionistes pour coloniser la terre au début des années 1880.

De plus, les dirigeants israéliens continuent à abreuver leur propre peuple et le monde de l’assurance que la Nakba n’est pas juste un processus passé et présent de dépossession du peuple palestinien de ses terres et de leur expulsion, mais plutôt un processus qui doit continuer à préserver la survie future d’Israël. La Nakba s’avère alors ne pas être juste un événement du passé et un processus actuel mais une calamité qui a résolument planifié l’avenir. S’il en est ainsi, que pourrait être cet avenir ?

Le colonialisme de peuplement, qui s’est finalement débarrassé du parrainage colonial britannique en 1948 et a établi l’État colonial de peuplement, n’a jamais cessé de se soucier d’un possible retournement à venir de la Nakba. Si des politiciens et intellectuels « pragmatiques » arabes et palestiniens libéraux et néo-libéraux ont tenu compte de la propagande sioniste et impériale selon laquelle Israël va demeurer et que la Nakba des Palestiniens est un événement historique impossible à renverser, on ne peut pas dire la même chose des leaders de la colonie de peuplement juive.

Certes, les dirigeants et personnages politiques israéliens lancent chaque jour des plans pour empêcher l’annulation de la Nakba. Les célébrations en cours du 70ème anniversaire, qui revisite cette calamité faite au peuple palestinien sont entachées par ces préoccupations.

La peur du retournement

En anticipant cet anniversaire, nul autre que le premier ministre Benjamin Netanyahou n’a aussi ouvertement exprimé ses peurs et espoirs. Lors d’une session ordinaire d’étude de la Bible dans la résidence du premier ministre en octobre dernier, à Jérusalem Ouest, Netanyahou a averti, ainsi qu’Haaretz l’a rapporté : « Israël doit se préparer à faire face à des menaces existentielles à venir s’il veut célébrer son centième anniversaire dans trois décennies ». Netanyahou, selon le journal, a ajouté que « le royaume hasmonéen n’a survécu que 80 ans » et qu’il « travaille à assurer que l’Israël moderne dépasse ce seuil et parvienne à son centième anniversaire ».

Le contexte de l’étude de la Bible est des plus parlants, étant donné que ce n’est pas seulement une caractéristique d’une direction de plus en plus religieuse de la colonie de peuplement, mais davantage un rituel engagé par David Ben Gourion, son premier ministre fondateur laïc et athée, qui avait inauguré la tradition de cours d’étude biblique dans la résidence du premier ministre. Netanyahou a simplement repris cette pratique il y a plus de quatre ans. Si Ben Gourion et les premiers dirigeants juifs sionistes laïcs, à l’inverse des chrétiens protestants sionistes mais tout à fait comme les sionistes chrétiens laïcs, voyaient la Bible comme un livre d’histoire et de géographie inspirant la colonisation, Netanyahou et les dirigeants juifs religieux de la colonie de peuplement la voient aujourd’hui comme une mission religieuse de colonisation.

Les dirigeants israéliens craignant un retournement futur de la Nakba, les stratèges de la colonie de peuplement préparent activement sa persistance pour l’avenir. Ce que le président américain Donal Trump a nommé fort à propos « Accord du siècle », n’est que son dernier coup médiatique en ce sens. Car le véritable accord du siècle n’est rien d’autre que les accords d’Oslo du début des années 1990 (même si la nouvelle version est pire que la précédente), qui garantissait à Israël le futur de la colonie de peuplement et l’éternité de la Nakba des Palestiniens.

Les projets israéliens sont à plusieurs facettes. Ils comportent l’effacement complet de la Nakba de la mémoire collective, l’élimination des témoins qui ont survécu en les expulsant et en faisant des réfugiés hors de leur pays, tout en extorquant à ces survivants de la Nakba, qu’il ne pouvait ni ne peut éliminer, la reconnaissance qu’Israël et le sionisme avaient tous les droits de perpétrer la Nakba et que les Palestiniens sont responsables de tout ce qui a pu leur tomber dessus.

Netanyahou est des plus concerné par cette dernière position. Il a déclaré à cette même session d’étude biblique qu’il fallait réunir les conditions qui garantiraient le futur d’Israël et de la Nakba : « quiconque parle de processus de paix doit avant tout parler du fait que (les Palestiniens) doivent reconnaître Israël, l’État du peuple juif ».

La volonté d’expulser

Un regard sur la stratégie consistant à infliger la Nakba du passé et du présent nous apporte quelques clefs sur la stratégie actuelle d’Israël pour son avenir, du moins jusqu’à ce que la colonie de peuplement atteigne l’âge de 100 ans.

Ce fut la modernisation ottomane qui inclut en 1858 une nouvelle loi transformant les terres étatiques et communales en propriété privée dans tout le sultanat ; et ce fut la scène inaugurale de la perte de la terre des Palestiniens et de leur expulsion de cette terre par force de loi. Lorsque des paysans palestiniens, à la suite de la privatisation de la terre, furent dans l’impossibilité d’enregistrer leurs propres terres villageoises sous leur propre nom de peur de la taxation impériale, leurs terres furent vendues aux enchères en une décennie à des marchands urbains de Beyrouth, de Jérusalem et d’autres villes.

Cette transformation rendit possible aux colons européens sionistes de descendre en Palestine. La première vague arriva en 1888. Les colons étaient des millénaristes allemands protestants appelés Templers, qui décidèrent d’installer plusieurs colonies dans le pays pour hâter la deuxième venue du Christ.

Pendant ce temps, les propriétaires terriens arabes absentéistes vendirent certaines terres à des philanthropes juifs tels que la Baron Edmond de Rothschild, qui lui apportèrent une nouvelle moisson colonisatrice de Juifs russes se présentant comme les Amants de Sion pour construire leurs colonies.

Les colons chrétiens allemands fournirent leur propre expérience aux nouveaux colons juifs, étant donné qu’ils avaient déjà acquis une décennie et demi d’expérience de la colonisation. Alors que le sort des colons allemands serait scellé par la deuxième guerre mondiale, au cours de laquelle les sionistes juifs s’empareraient de leurs terres et que leur population serait chassée par les Britanniques puis par les Israéliens, l’avenir des colons juifs sionistes était bien plus prometteur.

Les Allemands semblaient avoir des relations relativement cordiales avec les Palestiniens indigènes, mais il n’en allait pas de même des colons juifs qui se sont acharnés à expulser tous les villageois palestiniens des terres qu’ils achetaient. Certains dirigeants des colons juifs chargés des expulsions eurent des réveils de conscience quant à leurs actions.

L’agronome et journaliste polonais, Chaïm Kalvarisky, un gestionnaire de l’Association de Colonisation Juive, l’une des armes du mouvement sioniste, rapporta en 1920, qu’à lui qui avait dépossédé les Palestiniens pendant 25 ans, soit depuis 1890, « la question des Arabes m’est apparue pour la première fois dans toute sa gravité tout de suite après le premier achat de terre que j’ai fait ici. J’ai dû déposséder des habitants arabes de leur terre dans le but d’établir nos frères ».

Kalvarisky s’est plaint que le « triste chant funèbre » de ceux qu’il forçait à quitter leur terre, « n’a cessé de tinter à mes oreilles pendant longtemps après coup ». Il a pourtant dit à l’Assemblée Provisoire Sioniste qu’il n’avait pas d’autre choix que de les expulser parce que « le public juif le réclamait ».

Bien que ces expulsions qui suivirent l’acquisition sioniste de la terre fussent illégales en droit ottoman, l’occupation britannique mit sur pied un nouveau régime juridique des expulsions, rapidement après sa conquête.

Un des premiers instruments britanniques de la plus haute importance pour dénationaliser et expulser effectivement des milliers de Palestiniens fut l’Ordonnance sur la citoyenneté en Palestine de 1925 imposée par les Britanniques dans le pays. À la lumière du Traité de Lausanne de 1923, qui établissait les conditions de la période succédant à la première guerre mondiale dans les territoires ottomans, l’article 2 de l’ordonnance sur la citoyenneté en Palestine donnait à des milliers d’expatriés palestiniens un ultimatum de deux ans pour demander la citoyenneté palestinienne, délai qui fut réduit à seulement neuf mois par le Haut commissaire britannique en Palestine.

Comme le déclare l’historien palestinien du droit, Mutaz Qafisheh, cette période de neuf mois « était insuffisante pour que des gens nés dans le pays et travaillant ou étudiant à l’étranger reviennent chez eux. Par conséquent, la plupart de ces autochtones devinrent apatrides. D’un côté, ils avaient perdu leur nationalité turque (ottomane) en vertu du Traité de Lausanne, et d’un autre côté ils ne pouvaient pas acquérir la nationalité palestinienne selon l’ordonnance sur la citoyenneté ». Une estimation prudente de leur nombre l’établit à 40 000.

Les débats que les sionistes eurent depuis les années 1890 sur ce qu’ils appelaient le « transfert » des Palestiniens, sont riches en détails et donnent à voir un consensus entre la majorité sioniste travailliste et la minorité révisionniste qui se sépara des premiers pour former ultérieurement son propre groupe, mais leur conclusion était inéluctable.

Les Palestiniens doivent être expulsés et leurs terres saisies de force, mais pour y arriver, les sionistes doivent d’abord accéder à la souveraineté. C’était déjà le plan du pamphlet de Théodore Herzl de 1896, L’État des Juifs : « Une infiltration (de Juifs) est condamnée à mal finir. Elle continue jusqu’au moment inévitable où la population autochtone se sent menacée et force le gouvernement à mettre un terme à un afflux supplémentaire de Juifs. L’immigration est par conséquent vaine sauf si nous avons un droit de souveraineté pour poursuivre cette immigration ».

Les dirigeants sionistes tombèrent d’accord. Le dirigeant révisionniste Vladimir Jabotinsky fut rapidement explicite sur le sujet, alors que Ben Gourion, plus prudent, qui s’était intéressé à l’importance de la propagande, fut plus vigilant sur la façon d’articuler ce plan jusqu’à ce que l’expulsion devienne la politique officielle du pouvoir souverain.

Ici les conquérants britanniques de la Palestine obligèrent, lorsqu’ils publièrent le rapport de la commission Peel en 1937 pendant la ré-invasion de la Palestine, à écraser la grande révolte palestinienne de 1936-39. Ce rapport gouvernemental fut la première proposition officielle britannique de vol de la terre palestinienne et d’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens.

Plan de “transfert”

Le rapport appelait à une partition du pays entre les colons juifs européens et les Palestiniens indigènes et avançait que, pour une partition effective, il était nécessaire de voler leur terre aux Palestiniens et de les expulser. Le rapport citait comme précédent « l’échange » de populations grecques et turques en 1923.

« L’échange » proposé en Palestine aurait impliqué l’expulsion de 225 000 Palestiniens de ce qui était proposé comme État juif et de 1 250 colons juifs de ce qui était proposé comme État palestinien.

De plus, à un moment où les Juifs contrôlaient seulement 5,6% de la terre de Palestine (soit par achat, soit par promesse de terres de la part du conquérant britannique), essentiellement concentrée dans la plaine côtière, la Commission Peel proposait de créer un État juif sur un tiers du pays, incluant la Galilée possédée et habitée en totalité par des Arabes.

C’est après ce soutien britannique à une expulsion et confiscation massives que Ben Gourion confia dans son journal : « Le transfert imposé des Arabes des vallées de l’État juif proposé, pourrait nous donner quelque chose que nous n’avons jamais eu, même lorsque nous étions sur nos propres terres du temps des premier et second Temples (une Galilée presque exempte de non juifs)… Une opportunité nous est donnée dont nous n’avons jamais osé rêver dans notre plus folle imagination. C’est plus qu’un État, qu’un gouvernement et qu’une souveraineté – c’est une consolidation nationale dans une patrie libre ».

Suite à la publication du rapport, le gouvernement britannique déclara son accord avec les conclusions et souhaita obtenir l’aval de la Ligue des Nations pour la partition du pays. Mais les Britanniques durent finalement rejeter le plan Peel car il aurait impliqué une expulsion forcée massive des Palestiniens, en violation, entre autres, des règles de la Ligue des Nations.

Pour autant, les sionistes, virent à juste titre le rapport de la Commission Peel comme une autorisation à une ouverture plus importante à l’égard de leur vol de terres et de leurs projets d’expulsion. En accord avec l’appel antérieur de Jabotinsky pour une expulsion de masse, Ben Gourion déclara en juin 1938 : « Je soutiens le transfert obligatoire. Je n’y vois rien d’immoral ». Sa déclaration suivait la politique de l’Agence Juive – le principal organe sioniste en charge de faire avancer la colonisation juive de la Palestine – qui mit sur pied son premier « Comité de Transfert de Population » en novembre 1937, pour définir une stratégie d’expulsion de force des Palestiniens.

Un membre clef du comité était Joseph Weitz, le directeur du département de la terre de l’Agence juive. La coïncidence n’était pas fortuite. Etant donné que la colonisation et l’expulsion s’inscrivent dans la même politique, les avis et le rôle de Weitz étaient centraux à ces deux égards. Weitz a exprimé cela dans des termes bien connus : « En notre sein, il doit être clair qu’il n’y a pas de place pour deux peuples dans ce pays. Aucune « évolution » ne nous rapprochera davantage de notre objectif d’être un peuple indépendant dans ce petit pays. Après le transfert des Arabes, le pays nous sera largement ouvert ; si les Arabes restent, le pays demeurera étroit et restreint… La seule solution est de transférer les Arabes d’ici vers les pays voisins, tous sauf peut-être ceux de Bethléem, de Nazareth et de la vieille ville de Jérusalem. Pas un seul village, pas une seule tribu ne doivent être laissés en place ».

Comme l’a montré dans sa chronique l’historien palestinien Nour Masalah, l’Agence Juive a établi un deuxième comité de transfert de population en 1941 et un troisième durant la conquête de la Palestine en mai 1948.

Tandis que la révolution palestinienne interrompit l’exécution du plan britannique et que la survenue de la deuxième guerre mondiale empêchait les Britanniques de faire face à plus de révoltes en Palestine, l’expulsion des Palestiniens dut attendre la fin de la guerre.

Partition mais non expulsion

Ce fut le Plan de Partition de 1947 qui fit une nouvelle proposition. Si la Commission Peel voulait que les terres privées et publiques soient volées et les gens expulsés, le plan de partition de l’ONU ne proposa que de diviser les terres d’État entre colons juifs et autochtones palestiniens, donnant aux colons, qui constituaient alors moins du tiers de la population, plus de la moitié de la terre.

Mais, à la différence de la Commission Peel, le plan de l’ONU interdisait formellement la confiscation de terres privées et l’expulsion des populations. Les sionistes acceptèrent le plan de partition de l’ONU, sauf qu’ils en violèrent tous les principes et firent comme si c’était le plan de la commission Peel, mais ratifié désormais par l’ONU.

Le Plan de partition de l’ONU était en fait une proposition non contraignante qui ne fut jamais ratifiée ni adoptée par le Conseil de sécurité et qui n’acquit donc jamais de statut juridique.

Il est néanmoins important de prendre en considération ce que le plan signifiait par « État juif » et « État arabe », du fait qu’Israël utilise ce document précisément comme une autorisation à s’établir et à demander que les Palestiniens et le monde reconnaissent son droit à être « l’État juif » plutôt qu’un État israélien pour tous ses citoyens.

Le plan établit clairement que « aucune discrimination de quelque sorte que ce soit ne doit être faite entre les habitants sur la base de la race, de la religion, de la langue ou du sexe » et que « aucune expropriation de terres possédées par des Arabes dans l’État juif (par un Juif dans l’État arabe)… ne doit être autorisée sauf pour des besoins d’ordre public. Dans tous les cas d’expropriation, des compensations prévues par la Cour Suprême devront être versées avant la dépossession ».

À l’annonce de la « Déclaration de la Création de l’État d’Israël » le 14 mai 1948, les forces sionistes avaient déjà expulsé environ 440 000 Palestiniens de leurs terres et elles allaient en expulser 360 000 autres dans les mois suivants.

Il s’ensuit clairement que la prétention d’Israël à établir un État avec une minorité démographique juive, créé au moyen d’un nettoyage ethnique, n’était pas une préconisation du plan de partition de l’ONU, elle était plutôt autorisée par les recommandations du rapport de la commission Peel.

L’autodéfinition d’Israël comme État juif n’était pas non plus dans la ligne du plan de partition de l’ONU, au sens d’un État qui privilégie racialement et religieusement les citoyens juifs par rapport aux citoyens non-juifs, et ce juridiquement et institutionnellement, comme le fait Israël.

Le plan de partition de l’ONU sur lequel Israël fonde son établissement fut initialement envisagé comme État juif avec une majorité arabe (ce fut légèrement modifié par la suite pour inclure une population arabe de 45% du total). Le plan n’a donc jamais envisagé un État juif sans Arabes ou Arabrrein, comme l’État israélien l’avait espéré et comme de nombreux Israéliens juifs l’envisagent aujourd’hui.

Évidemment, comme la Palestine était divisée en 16 districts, dont neuf étaient situés dans ce qui était proposé pour l’État juif, les Arabes palestiniens étaient majoritaires dans huit des neuf districts.

Nulle part l’utilisation du terme « d’État juif » dans le plan de partition de l’ONU n’autorise un nettoyage ethnique ou la colonisation d’un groupe ethnique des terres privées confisquées à autrui ; le plan envisageait en particulier que les Arabes dans l’État juif seraient en permanence une large « minorité » et il décrétait donc que des droits devaient être accordés aux minorités dans chaque État.

Cette situation démographique n’aurait pas été un problème pour l’État arabe, car le plan de l’ONU envisageait que l’État arabe aurait une population juive de simplement 1,36% de la population totale.

Le mouvement sioniste a compris les contradictions du plan de partition et, sur la base de cette compréhension, a conçu l’expulsion de la majorité de la population arabe de l’État juif en projet, conformément aux recommandations de la commission Peel. Mais les sionistes furent incapables de faire un État sans Arabes, ce qui a compliqué les choses pour eux au fur et à mesure que le temps passait.

Aujourd’hui, les Arabes palestiniens, qui représentent environ un cinquième de la population d’Israël, n’ont pas le droit de s’intégrer dans le nationalisme juif et souffrent d’une discrimination légale et institutionnalisée qui les vise en tant que non-juifs.

Des sionistes, dont le célèbre historien israélien Benny Morris, ont argumenté que c’est la présence même des Arabes dans l’État juif qui le pousse à entériner son racisme dans toutes ces lois. Autrement, si Israël avait réussi à expulser tous les Palestiniens, la seule loi dont il aurait eu besoin pour préserver son statut juif serait une loi sur l’immigration qui l’affirmerait. (voir mon débat avec Benny Morris dans le History Workshop Journal et mon livre The Persistence of the Palestinian Question – La persistance de la question palestinienne.)

En contraste avec le plan de partition de l’ONU, pour Israël le sens de « État juif » c’est l’expulsion d’une majorité de la population arabe, le refus de la rapatrier, la confiscation de ses terres pour la seule colonisation juive et la mise en œuvre de dizaines de lois discriminatoires contre ceux qui sont restés dans le pays.

Quand Israël insiste aujourd’hui pour que l’Autorité Palestinienne et d’autres États arabes reconnaissent son droit à être un État juif, il ne veut pas dire qu’ils devraient reconnaître sa judéité au sens envisagé par le plan de partition de l’ONU, mais plutôt comme Israël comprend et met en œuvre cette définition sur le terrain.

Le plan sioniste qui a amené à la Nakba est resté le même depuis la recommandation d’Herzl. Si le rapport de la commission Peel était le premier soutien d’un gouvernement occidental à ce plan, le plan de partition de l’ONU est resté en deçà. A la lumière de cela, la Nakba infligée aux Palestiniens aura été exécutée en trois phases principales, une précédant le plan de l’ONU et deux qui vinrent après l’échec de l’ONU à mettre en œuvre ce plan.

Phase I (1880-1947)

Les sionistes ont favorisé une alliance avec le gouvernement souverain (l’ottoman puis le britannique), ont acheté des terres ou obtenu des terres d’État via des prêts du gouvernement souverain ; ils ont chassé légalement les Palestiniens des terres acquises et ont commencé à bâtir une structure étatique discriminatoire et une économie racialiste barrant la route aux autochtones, en préparation de la prise par la force du reste de la terre et de l’expulsion imposée à la population.

Sur le front des relations publiques, les Palestiniens expulsés étaient représentés comme des perdants mécontents dont l’éviction était légale et morale et même pas regrettable (nonobstant les réserves de Kalvarisky).

Phase II (1947-1993)

Cette phase comprend la conquête de la terre et l’expulsion par la force de la population, cette fois illégalement, en 1947-1950 dans les zones sur lesquelles l’État d’Israël fut déclaré en 1948, et en 1967-1968 en Cisjordanie occupée et dans la bande de Gaza, comme dans les hauteurs du Golan en Syrie et dans la péninsule égyptienne du Sinaï. Israël élabora des lois pour légitimer la confiscation de la terre et pour empêcher le retour des réfugiés après qu’ils ont été chassés et institua un système démocratique racialisé de gouvernement qui refuse l’égalité aux autochtones restés sur place et limite leur accès à la terre et à l’habitat dans le pays.

Israël coopta et/ou créa une classe de collaborateurs et en fit les dirigeants des Palestiniens (les mouktars dans les zones de 1948 et les ligues de villages dans les zones de 1967) tout en délégitimant les réfugiés survivants comme victimes de leurs propres erreurs de calcul en prétendant qu’ils étaient partis de leur propre chef et n’avaient pas été expulsés en réalité par les sionistes.

Cette stratégie à plusieurs facettes fut mise en œuvre effectivement de façon différentielle à l’intérieur d’Israël et dans les territoires occupés en 1967, sauf pour la création d’un leadership de collaboration qui, en dépit de sérieuses tentatives, n’eut de succès que partiellement et temporairement.

Phase III (1993-2018)

L’expulsion de masse illégale devint impossible pendant cette période bien que l’expulsion individuelle légale continuât. Les confiscations massives de terres continuèrent cependant sans encombre sous couvert de la loi.

Un changement crucial est aussi observable, c’est à dire au regard de la cooptation du leadership palestinien. Plutôt que de créer un leadership alternatif pour remplacer le leadership palestinien anticolonial, effort qui au final avait échoué, le focus des Israéliens se porta sur la cooptation du leadership national historique légitime (l’Organisation de Libération de la Palestine) lui-même et sur sa transformation en une équipe de collaborateurs et d’applicateurs du colonialisme sioniste sous la forme de l’Autorité Palestinienne.

Israël souhaita aussi obtenir du leadership de collaboration qu’il reconnaisse que le colonialisme de peuplement sioniste était et est légitime et que l’expulsion des Palestiniens et le vol de leurs terres jusqu’à aujourd’hui est légitime. Cela fut réalisé avec les accords d’Oslo et dans les nombreux accords signés depuis entre Israël et l’AP.

Si l’on se fonde sur les stratégies employées au cours de ces trois phases, nous pouvons extrapoler le plan pour les 30 prochaines années destiné à ce qu’Israël atteigne l’âge de 100 ans et pour rendre la Nakba éternelle et irréversible.

La phase future

La phase future est déjà commencée et implique un effort plus sérieux pour éliminer complètement les deux tiers du peuple palestinien et son droit à la terre.

Cela a été partiellement accompli au cours de la phase III par l’élimination de l’OLP en tant qu’organisation viable qui représentait tous les Palestiniens, et par la création de l’AP, qui symboliquement ne représente que ceux de Cisjordanie (moins Jérusalem) et Gaza.

Israël a déjà renvoyé la question des réfugiés palestiniens aux dites conversations pour le statut final, qui n’arrivent jamais, et espère maintenant éliminer formellement leur droit au retour garanti par l’ONU en particulier et les réfugiés en tant que catégorie plus généralement.

Les efforts en cours du gouvernement américain et d’Israël pour détruire l’UNWRA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, vise à liquider ce processus une bonne fois pour toutes.

Dans la phase future –déjà à l’œuvre – Israël s’attachera aussi à éliminer complètement les prétentions nationalistes de l’AP et à s’assurer d’une équipe AP de collaborateurs qui n’auront même pas de revendications symboliques visant à adoucir l’accomplissement de la Nakba.

Finalement, dans cette phase, Israël vise à isoler les survivants palestiniens de la Nakba qui continue depuis 140 ans, et à les encercler d’ennemis arabes, qui sont maintenant les meilleurs amis d’Israël ou, au moins, les ennemis déclarés de tout Palestinien qui continue à résister à la Nakba – cela inclut les régimes jordanien, égyptien, syrien et libanais de même que les régimes des pays du Golfe (avec la possible exception du Koweït).

Tandis que les politiciens et intellectuels arabes et palestiniens néo-libéraux et les dirigeants arabes non élus ont été d’accord pour participer à ce plan afin d’assurer leur propre avenir, désormais lié à celui d’Israël et à l’infinitude de la Nakba, c’est le reste du peuple palestinien qui continue à résister et à miner cette stratégie.

La résistance palestinienne à la Nakba actuelle et future, que ce soit en Israël, en Cisjordanie (dont Jérusalem), à Gaza ou en exil, persiste en dépit de tous les efforts d’Israël pour l’écraser.

Tandis que les contradictions au sein de la colonie de peuplement et l’atmosphère internationale ont rendu beaucoup plus difficile à Israël de se ré-engager en expulsions illégales massives de la population, il a lancé des propositions pour une expulsion légale et volontaire de citoyens palestiniens d’Israël au moyen d’un accord final (du type du plan Peel) avec l’équipe de collaborateurs de l’AP. Cela s’est cependant avéré plus facile à écrire qu’à mettre en pratique.

Etant donné que la Nakba doit impliquer la conquête de la terre et l’expulsion de la population, alors une série d’obstacles se dresse maintenant sur le chemin qu’Israël prend pour l’avenir de la Nakba. C’est une période de transition.

Au plan intérieur, les citoyens palestiniens d’Israël sont maintenant mobilisés contre la judéité de l’État et sa nature colonialiste et ils réclament le démantèlement de ses nombreuses lois racistes. L’équipe de collaborateurs de l’AP, tout en étant encore au pouvoir en Cisjordanie, est sur le point de perdre ses derniers vestiges de légitimité, avec la disparition imminente de Mahmoud Abbas.

La résistance à Gaza, menée par la population et l’aile militaire du Hamas, n’a pas été affaiblie malgré la monstruosité des intrusions et meurtres israéliens de milliers de personnes depuis 2005, quand Israël a retiré ses colons et déplacé ses forces d’occupation de l’intérieur vers la bordure de Gaza, où ils mènent un siège brutal.

Si la Grande Marche du Retour de ces quelques dernières semaines en est quelque indication, la volonté du peuple palestinien demeure inébranlable et indéfectible.

Au plan international, le mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions continue à se développer et à isoler Israël, sauf dans les cercles gouvernementaux occidentaux et arabes.

Tandis que les régimes officiels occidentaux et arabes offrent leur soutien inconditionnel à la colonie de peuplement, ils refusent catégoriquement d’autoriser Israël à expulser par la force les 6,5 millions de Palestiniens vivant sous son régime colonial de peuplement, que ce soit dans les zones de 1948 ou de 1967. Ils lui permettent cependant de poursuivre sa confiscation des terres des Palestiniens et leur oppression, leur meurtre et leur emprisonnement. Ce faisant, ils soutiennent une moitié du plan israélien pour la Nakba, mais non l’autre moitié.

Cela a été le dilemme d’Israël tout du long. Quand, après la conquête de 1967 Golda Meïr a demandé au premier ministre Levi Eshkol ce qu’Israël allait faire d’un demi million de Palestiniens puisqu’il ne rendrait pas les territoires occupés et qu’il ne pouvait plus les expulser en masse, il lui a dit : « La dot te plaît, mais pas la mariée ».

Dans ce contexte, il semblerait que la Nakba n’ait pas d’avenir du tout sauf si les dirigeants israéliens pensent qu’ils peuvent s’en sortir avec une nouvelle expulsion de masse de Palestiniens par la force. En ce 70ème anniversaire de l’établissement de la colonie juive de peuplement, Netanyahou a raison de se soucier de la possibilité qu’Israël n’atteigne pas ses 100 ans d’existence et que l’avenir de la Nakba, tout comme celui d’Israël, puisse fort bien être en deçà.

Voir en ligne : Agence Média Palestine

Navigation