Les pays « émergents », la mondialisation, l’altermondialisation

, par  Pierre Beaudet

Le capitalisme globalisé sous sa forme contemporaine (le néolibéralisme) est entré dans une crise profonde qui englobe les flux financiers et commerciaux et la gouvernance nationale et internationale, et dont les impacts sont catastrophiques sur les conditions de vie des couches moyennes et populaires, et qui en outre continue de dévaster l’environnement. C’est sans aucun doute une « crise des crises », comparable (sans être identique) à la crise prolongée des années 1920-30. Face à cette situation, les hauteurs dominantes du système, tant au sein des institutions politiques que parmi les grands opérateurs économiques, sont désemparées. Elles tentent d’accélérer davantage les « réformes » néolibérales pour faire payer cette crise par les peuples. Elles relancent diverses initiatives pour verrouiller les dissidences (répression accrue, militarisation, mesures « disciplinaires », etc.) tout en bloquant les aspirations de diverses nations de mettre en place de nouveaux mécanismes de régulation et de coopération internationale (on pense entre autres aux efforts en cours en Amérique du Sud).

Le capitalisme globalisé cherche-t-il des solutions ?

Parmi les pistes explorées par les puissances impérialistes du G7 pour sauver leur système, il y a celle d’élargir la responsabilité de réguler le capitalisme néolibéral à ceux qu’on qualifie d’États « émergents », et qui ont des taux de croissance élevés et une relative stabilité interne. Les « BRICS » ou les « next 11 » sont ainsi invités à la « table des grands » qui devient le G20 (une instance élargie du G7). Toujours sur le même mode qu’avant, cet espace est censé décider (de manière opaque) l’ossature du système mondial, imposer des orientations « macro-économiques », moderniser le néolibéralisme, bref remettre le capitalisme en crise sur ses rails. Or ce projet qui est à peine esquissé est déjà plein de trous. À un premier niveau, les G20 sont incapables de s’entendre et encore moins de proposer autre chose que les mêmes « recettes » pour « nettoyer » le chaos actuel. D’autre part, la Chine, l’Inde, le Brésil ne s’entendent pas avec le G8 pour continuer le désordre inéquitable préconisé depuis plusieurs décennies et géré à l’OMC, au FMI et à la Banque mondiale. Pour le moment, le G20 reste donc un projet incertain. À un deuxième niveau, la majorité des États restent exclus si ce n’est que dans le cadre de plus en plus vidé de substance qu’est devenu l’ONU. On essaie d’éviter le sujet explosif de la crise multiforme qui prend la forme de famines, de dévastations environnementales et de conflits armés qui prolifèrent un peu partout dans le monde, et en particulier dans une sorte de vaste « arc des crises » qui traverse l’Asie et l’Afrique.

Résistances multiformes

Enfin à un troisième niveau, la « réorganisation » proposée ne tient pas compte des revendications populaires, s’expriment pour exiger une véritable « réforme » pour mettre fin au néolibéralisme. De puissants mouvements sociaux, tant dans les pays dits « émergents » qu’ailleurs au « Sud » et au « Nord » mettent de (très gros) grains de sable dans la machine que l’on voit sous la forme de confrontations à une échelle inédite. Ici et là, les mouvements populaires articulent de nouvelles propositions qu’élaborent de nouvelles générations d’« intellectuels collectifs » dans la tradition de Gramsci, CLR James et Bourdieu. Les mouvements expérimentent également de nouvelles formes de luttes qui prennent leur élan à la fois sur les terrains du social et du politique, via des alliances, réseaux et dispositifs organisationnels et communicationnels extrêmement créatifs. Dans les pays dits « émergents », cette créativité et cette mobilisation populaire ne sont pas en reste. Au Brésil, la croissance capitaliste est tirée en avant par un formidable regain de l’extractivisme et de l’explosion dans les exportations agro-industrielles, ce qui crée des menaces très graves contre les paysans et autochtones qui ne se résignent pas au capitalisme « réellement existant ». En Inde, les dalits et les adivasis s’organisent contre le « turbocapitalisme » qui draine les ressources. En Chine, la croissance a des effets dévastateurs sur l’environnement et sur des centaines de millions de personnes dans les zones que le néolibéralisme définit comme « périphériques ». De telles confrontations sont en cours au Mexique, en Argentine, en Afrique du Sud, au Vietnam, en Turquie et partout où le capitalisme en crise cherche à consolider son emprise au nom d’une « croissance » superficielle, dévoreuse des humains et de la nature, et profondément inéquitable.

L’« énigme » : les pays émergents

Entre-temps, la discussion prend souvent la forme de définitions simples, pour ne pas dire simplistes, qui ont l’avantage de capter l’attention et l’imagination. Qui n’a pas entendu parler des BRICS aujourd’hui ? Les plus attentifs auront entendu parler des N-11 (next-eleven), ce qui réfère à un groupe de pays qu’on dit « en émergence ».

Les « pays émergents » sont une catégorie à « géométrie variable », et qui « connaissent un processus de transformation économique et institutionnelle qui se traduit par une croissance élevée durant la dernière décennie et une participation accrue aux courants d’échanges mondiaux ». On ne peut pas dire que c’est une définition très rigoureuse. On ne peut pas dire non plus que les traits communs entre le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud (les 5 BRICS) sont très nombreux, à part la croissance du PIB per capita qui est comme le sait, un indicateur, mais un indicateur seulement de l’état du développement.

En fait, peu de BRICS et encore moins de N-11 connaissent une réelle envolée économique couplée à une nette amélioration des indicateurs sociaux utilisés par l’IDH. Sur le plan strictement économique, l’écart entre la Chine et le reste des BRICS est frappant.

Pour Samir Amin, la formule des « pays émergents » est trompeuse, car elle est inspirée d’une vision étroite qui voit le progrès des pays en termes de croissance et en particulier en termes d’expansion commerciale (les exportations). Il pense qu’il y a un double piège dans la formulation : d’une part, la plupart des pays « émergents » demeurent dans ce que Wallerstein avait appelé la « semi-périphérie », c’est-à-dire qu’ils sont dépendants de leur insertion dans un marché mondial dominé par les G7 (un peu comme les « nouveaux pays industrialisés » dans les années 1970-80) ; d’autre part, à part la Chine, il y a peu de pays qui réussissent à construire une économie réellement diversifiée. Cependant, même en Chine, le dynamisme économique est concentré sur les zones côtières et sur le sud, ce qui laisse assez loin derrière l’hinterland vers le centre et l’ouest.

Selon Pierre Salama, la croissance des pays émergents (à part la Chine) repose sur un équilibre fragile.

Les principaux pays latino-américains voient leur avenir s’assombrir a vue d’œil. Le Brésil connait un ralentissement prononcé de sa croissance et des contestations sociales importantes, en 2013, l’Argentine souffre également d’une réduction très forte de sa croissance et de problèmes de gouvernance sérieux, le Mexique, tant loué aujourd’hui par les institutions internationales, révise à la baisse sa croissance et reste fortement dépendant de la conjoncture nord-américaine. La Chine connait un ralentissement de sa croissance, dont le niveau reste cependant élevé, mais dont les effets négatifs sur les balances commerciales du Brésil, de l’Argentine, du Chili, de la Colombie et du Pérou se manifestent dès 2012 et risquent d’être désastreux dans un avenir proche si les prix des matières premières continuent à baisser. En Chine enfin, les difficultés de passer d’un régime de croissance à un autre, fondé sur l’essor du marché intérieur, se traduisent par un ralentissement de la croissance. Aussi, au-delà du mythe véhiculé sur « l’état de santé » des économies émergentes, notamment latino-américaines, la question pertinente est de savoir si les économies émergentes ne sont pas à la fin d’un cycle d’expansion initié dans les années 2000 et qui pourrait se manifester par un retour du « stop and go » (ou dit autrement « croissance – plongeon »), qui les caractérisait dans le passé.

Salama note qu’il se produit paradoxalement une désindustrialisation du Brésil (et dans une moindre mesure de l’Argentine) qui découle de ce qu’il appelle une « re-primarisation » de l’économie. Le succès du Brésil en tant qu’exportateur de produits agro-industriels est l’autre côté de ses reculs en tant que producteur industriel.

Même si la part des BRICS dans le flux des exportations mondiale est passée d’environ 10% à 16 % entre 2002 et 2013, il ne faut pas oublier que l’essentiel du marché mondial est contrôlé par les pays du G7.

L’insertion des pays émergents sur la scène internationale

Pour terminer ce panorama, notons l’insertion croissante des pays émergents sur la scène mondiale. Celle-ci prend la forme d’une plus grande présence de quelques pays, notamment la Chine, le Brésil, l’Inde, dans les institutions financières internationales (Banque mondiale et FMI) où ces pays réclament une plus grande part dans le processus décisionnel. On observe cette poussée également à l’OMC où les BRICS ont jusqu’à présent bloqué le processus de libéralisation des échanges (cycle de Doha), de même que dans le cadre des négociations pour la mise en place d’une zone de libre-échange Asie-Pacifique. Les États-Unis et le Canada veulent mettre de l’avant dans ce processus l’APEC et les mêmes règles prévalant à l’ALÉNA.

La Chine essaie plutôt de vendre l’idée d’un élargissement de l’ASEAN et de la création d’instruments financiers pour le développement de l’Asie sous la gouverne des pays asiatiques (un « FMI asiatique). Derrière cette confrontation se profilent des clash géopolitiques dont la manifestation est l’expansion de la présence militaire américaine dans la région et le réarmement accéléré de la Chine. Pour les deux supergrands, l’enjeu est de persuader les autres pays asiatiques (dont certains sont des puissances économiques sur leurs propres bases, pensons à la Corée du Sud et au Japon) qu’ils sont davantage en mesure de préserver la croissance économique, la sécurité régionale et la paix.

Parallèlement à cet activisme, certains pays émergents développent leurs programmes de développement international, ce qui est (encore là) plus visible du côté de la Chine, notamment en Afrique.

Fait à noter, une part importante de l’APD chinoise se fait sous diverses formes non-traditionnelles impliquant des remises de dettes, des pratiques de troc, l’aide technique et la construction de projets « clés en mains », etc. Cette aide est concentrée dans des pays où les investissements chinois pour des projets principalement extractivistes sont importants.

Le Brésil pour sa part est également en train d’accroître sa présence, notamment en Amérique du Sud et dans les Caraïbes (Haïti). L’Agence brésilienne de coopération (ABC) reste cependant modeste et dans ses moyens et dans son répertoire d’actions.

Questions à explorer

Ces développements en cours et d’une durée assez récente sont encore difficiles à cerner. Pour autant, ces dynamiques remettent en question un certain nombre d’idées « fondationnelles » qui ont prévalu dans les théories du développement international pendant longtemps (et encore aujourd’hui) :

 La polarisation entre « centre » et « périphérie » ne peut plus être conçue de manière aussi rigide qu’auparavant. Nonobstant les contradictions, problèmes, qui affectent les « émergents », il faut constater l’inflexion des rapports, au moins en partie. Le « noyau « dur » des émergents, en fin de compte la Chine, le Brésil et l’Inde, disposent d’un espace qu’ils n’avaient pas auparavant. Les taux de croissance et l’augmentation des exportations sont un facteur (et non le seul), à côté d’une certaine stabilisation sociale et politique qui découle en bonne partie des programmes de soutien aux familles, de l’augmentation du salaire minimum et des services publics. Une fois dit cela, on peut se demander si effectivement, comme le dit Samir Amin, la Chine est le « seul pays réellement émergent » (avec peut-être la Corée du Sud) ?
 Est-il trop tôt de parler d’un « consensus de Beijing » qui indiquerait les contours, bien qu’embryonnaires, d’un nouveau paradigme, d’un nouveau « modèle » ? En quoi ce « consensus » redéfinit ou réoriente les thèses traditionnelles (keynésianisme + developmentisme) ? Est-ce un approfondissement de ces thèses ou une réelle bifurcation ?
 Est-ce que cette évolution est structurelle ou conjoncturelle ? Est-elle réversible, comme le suggère Pierre Salama ? Quelles sont les réponses potentielles des G7, de l’OCDE, des institutions internationales ? Que dire du « deuxième cercle » des émergents (les N-11) : sont-ils en mesure de se tailler une véritable place sur la scène ou sont-ils condamnés à demeurer des semi-périphéries ?

Le dossier

Le dossier qui suit introduit la réflexion sur ces questions. Il a été produit dans le sillon d’un séminaire sur les mouvements sociaux dans les pays émergents organisé dans le cadre du Forum social mondial de Tunis (mai 2013), et qui a réuni une centaine de chercheurs et de militants de plus de 20 pays. Ce séminaire s’inscrit dans un projet à long terme sous l’égide de l’Intellectuel collectif internationaliste (ICI), un réseau constitué d’individus et d’organisations impliquées dans la recherche avec et pour les mouvements sociaux (L’ICI est brièvement présenté à la fin de cette publication).

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