Printemps arabe, automne capitaliste

, par  AMIN Samir

Entretien avec Samir Amin autour de son dernier ouvrage Le monde arabe dans la longue durée : un printemps des peuples ? (Editions Le Temps des Cerises, Paris, septembre 2011). Interview réalisée par Guillaume Beaulande.

GB : Dans votre livre, vous faites un parallèle entre ce qu’il est maintenant convenu d’appeler « le printemps arabe » et ce que vous appelez « l’automne du capitalisme ». Quels liens faites-vous entre ces deux processus ?

SA : Nous sommes, à mon avis, dans l’automne du capitalisme, en ce sens que ce système, vieillissant, est parvenu à un point de centralisation du capital qu’il n’avait jamais connu auparavant. Et ce même si le capital des monopoles n’est pas un phénomène récent. Ce stade des monopoles généralisés est un stade nouveau dans lequel les monopoles contrôlent à peu près tout. Même les éléments du système économique qui paraissent encore autonomes sont contrôlés en amont et en aval par les monopoles, et ce à l’échelle mondiale. On peut difficilement imaginer un stade de monopolisation plus avancé, sauf si, par exemple, un milliardaire possédait le monde entier.

Cette monopolisation du capital est à l’origine de plusieurs phénomènes :

La financiarisation : quand on dit que l’on va trouver une solution à la crise en « régulant la financiarisation », c’est impossible. On ne peut la réguler qu’en nationalisant dans la perspective de socialiser des monopoles. Etant donné que ceci n’est pas à l’ordre du jour, on ne peut pas la réguler. La financiarisation est nécessaire à la reproduction du système capitaliste au stade où il est parvenu.

La destruction : quand on dit que le capitalisme a prouvé dans l’histoire qu’il est capable de s’ajuster à tout, c’est certes juste, mais à quel prix ? A celui de devenir de plus en plus destructif ! Nous avons maintenant atteint un stade où les destructions que la poursuite de son déploiement implique sont fabuleuses.

L’intolérance : le capitalisme des monopoles généralisé ne tolère pas l’émergence des pays dits émergents. Cela signifie qu’il n’accepte pas que ces derniers « rattrapent » les pays dominants de la triade Etats-Unis/Europe/Japon même par des moyens capitalistes dans le cadre de la globalisation, ce qu’ils tentent effectivement de faire. Ceci est à l’origine de la guerre permanente, ce projet déjà mis en oeuvre de contrôle militaire de la planète. Ici, les véritables ennemis ne sont pas les pays auquel ce capitalisme s’attaque comme la Lybie, l’Irak où la Syrie, mais derrière eux, les pays émergents, et surtout la Chine.

Voilà ce que j’appelle l’automne du capitalisme. Ce n’est pas la mort naturelle du capitalisme vieillissant. Au contraire, plus il vieillit, plus il devient méchant. L’automne du capitalisme est un automne dangereux.

Simultanément, les victimes de « l’automne du capitalisme » se révoltent, dans les pays du Nord comme du Sud. On a vu ces révoltes dans ce qu’on a appelé trop vite « le printemps arabe », mais aussi en Amérique latine, où elles ont obtenu de meilleurs résultats. On le voit sous une autre forme dans les tentatives, au sein des pays émergents, de desserrer l’étau de la mondialisation. On l’observe également avec la paupérisation dans les centres capitalistes développés et les centres impérialistes. On le voit dans les pays de la zone euro, en Grèce et en France entre autres. On le constate encore en pointillé dans la bataille électorale française et un peu partout.

Il y a donc des printemps des peuples possibles mais nous en sommes encore très loin. Pourquoi ? Parce que les mouvements de résistance et de révolte n’ont pas vraiment de projet réel, ils sont émiettés et manquent de stratégie et d’objectifs communs. Pour l’instant, « automne du capitalisme » et « printemps des peuples » ne coïncident pas. Au fur et mesure que ce processus se construira, alors de cette crise pourra surgir l’invention d’un stade supérieur de la civilisation. Mais si cela n’avait pas lieu, alors le pire serait encore à venir.

GB : Vous expliquez que dans tout processus révolutionnaire, nous retrouvons cette confrontation entre l’élan démocratique et un « bloc réactionnaire ». Comment cela s’est-il traduit dans l’éveil du monde arabe ?

SA : Dans le cas de l’Egypte, c’est très clair. C’est l’alliance entre le haut-commandement militaire, qui n’est plus une armée mais un conglomérat d’hommes d’affaires corrompus, et les Frères musulmans. Cette alliance existait déjà puisqu’elle avait été construite par Sadate et Moubarak. A l’époque, les Frères musulmans n’étaient déjà pas dans l’opposition. Dans mon livre, j’explique d’une manière humoristique que Sadate et Moubarak leur avaient donné l’éducation, la justice et la télévision… On ne donne pas cela à l’opposition ! Les Frères restent donc partie prenante dans cette alliance, d’où le fait qu’ils soient gênés à l’idée de se faire dépasser par la démagogie des très réactionnaires salafistes.

La victoire électorale des Frères musulmans n’est pas une surprise. Elle s’explique par l’inflation des activités informelles qui caractérisent les économies de survie. Celle-ci profite aux Frères musulmans. Cela permet le maintien de cette alliance réactionnaire. D’ailleurs, dans la manifestation gigantesque du 25 janvier 2012, il y avait d’un côté les Frères musulmans venus pour fêter leur victoire électorale et de l’autre, des représentants de mouvements démocratiques et progressistes. En Tunisie, c’est l’alliance entre Ennahda et les anciens benalistes déguisés en bourguibistes, des libéraux à l’origine de la dégradation sociale et donc de la révolte. Dans ce contexte, le bloc réactionnaire reste extrêmement solide.

GB : Vous affirmez que « les deux discours du capitalisme libéral mondialisé et de l’islam politique ne sont pas conflictuels mais au contraire complémentaires ». Qu’entendez-vous par là ?

Dans mon livre, j’ai voulu placer sur la longue durée mon analyse de ce que j’ai appelé le « système Mamelouk ». J’ai voulu prendre un point de vue historique en ne m’attachant pas seulement aux événements actuels. Ce système Mamelouk est un système dans lequel la classe dirigeante est unifiée mais dans laquelle les composantes sont diverses : la composante militaire, la bourgeoisie marchande, et la composante religieuse. Ce système, qui existait au 19ème siècle lorsque Bonaparte arriva dans le pays, l’Egypte moderne a tenté - mais en vain - de le dépasser jusqu’au coup d’arrêt de l’occupation anglaise. Dans un deuxième temps, de 1920 à 1967, jusqu’à la « défaite du nasserisme », on a tenté de dépasser ce système par un capitalisme d’Etat inspiré du socialisme soviétique, juste avant un autre moment de reflux avec Sadate et Moubarak (1967-2011).

Le régime Mamelouk s’est recomposé avec Sadate et Moubarak, et l’on a vu la fusion entre l’armée, des hommes d’affaires - en gros des compradors qui doivent leur fortune à leur proximité du pouvoir - et des religieux.

Cette alliance là, ce système Mamelouk, convient parfaitement au système et au discours impérialiste parce qu’il est incapable de faire sortir le pays de l’ornière du sous-développement, d’offrir une perspective acceptable pour les classes populaires et de rétablir la dignité de la nation sur le plan international. C’est pourquoi les États-Unis et l’Europe derrière eux sont satisfaits de ces alliances en Égypte et en Tunisie.

GB : Pourquoi, selon vous, y a-t-il une contradiction entre la démocratie et le système capitaliste des grands monopoles ?

A l’échelle mondiale, il y a un conflit entre les formes de gestion politique - même dits démocratique comme dans les pays européens - et les exigences de reproduction du système capitaliste tel qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire parvenu au stade des monopoles généralisés . La démocratie est vidée de tout contenu, elle devient une farce. Même si certains droits sont respectés comme le pluripartisme, le vote ne change rien. Aujourd’hui, la caricature est poussée jusqu’à l’extrême comme le montrent les agences de notation qui règnent sur le politique. Dans les zones de la périphérie, ce conflit apparaît de façon encore plus violente, certains pays sont obligés de ne pas être démocratiques car ils ont à gérer des situations inacceptables et inacceptées socialement.

En Occident, cette contradiction, ce conflit, est un point de convergence possible des gauches radicales. Les conditions pour une renaissance de l’internationalisme des travailleurs et des peuples sont offertes sur un plateau d’argent par cette dégradation de la démocratie. Je pense que l’opinion publique en Europe s’en rend compte mais ne sait pas quoi faire. Je ne crois pas qu’elle accepte les décisions de ces agences de notation, qui ne sont rien d’autre que des employés subalternes du capital des grands monopoles.

Recrutées et payées directement par les monopoles, les agences de notation s’imposent comme un parti au dessus des autres qui a seul compétence pour fixer les règles du jeu, c’est-à-dire les frontières que l’exercice de la démocratie ne peut franchir. Ce super parti du capital financier prétend s’imposer aux Etats dont les politiques doivent donc impérativement répondre aux exigences exclusives de la maximisation à court terme de la rente des monopoles ! Ces agences n’invoquent aucun autre critère pour juger de ce qui est « possible » ou pas. Accorder la moindre légitimité à ce pouvoir, c’est capituler à l’avance, accepter la dictature brutale et unilatérale du capital, qualifiée d’ « exigence du marché ». Or les faits démontrent que la soumission à ces exigences enfonce dans la crise et ne permet donc en aucune manière d’en « sortir », comme les gouvernements en question le prétendent. Toute politique réaliste exige qu’on jette à la poubelle les « notes » de ces agences. On peut alors reformuler la question comme elle doit l’être dans une démocratie qui n’est pas réduite à la farce : définir les intérêts sociaux divers en conflit dans la société, formuler des propositions de « New Deal » (de compromis sociaux historiques) qui bénéficient d’un soutien social large, en imposer les conditions au capital financier.

Cette crise de la démocratie pourrait s’ouvrir sur des néo-fascismes mous, on le voit à travers le FN en France, les salafistes dans le monde musulman par exemple. Mais là où je reste optimiste, c’est que si les gauches radicales saisissent l’occasion pour avancer avec audace en décidant de fermer les agences de notation, en nationalisant les monopoles généralisés dans la perspective d’une socialisation de leur gestion par la loi, alors l’écho sera gigantesque. En France, Jean-Luc Mélenchon l’aborde un peu mais de façon encore timide.

GB : Vous évoquez le glissement sémantique qui s’est opéré entre l’expression « luttes sociales » et « mouvements sociaux ». Selon vous, cela entraîne une erreur d’analyse sur les tentatives d’émancipation des peuples. Dans quelle mesure ?

En effet, je n’aime pas beaucoup l’expression « mouvements », car il y a toujours eu des mouvements, la société est en mouvement. Il y a des mouvements progressistes et des mouvements réactionnaires. Les mouvements sont presque toujours légitimes mais sectoriels et sans convergence. Ils n’établissent pas forcément de liens entre les causes pour lesquelles ils se battent et la logique du capitalisme des monopoles généralisés. Ils restent faibles, je veux dire sur la défensive. La preuve en est donnée par le fait que jusqu’à ce jour les monopoles et leurs serviteurs politiques ont conservé l’initiative, tandis que les « mouvements » se contentent de réagir. Passer à l’offensive, c’est prendre des initiatives qui obligent les monopoles et les pouvoirs à eux réagir. Finalement, qui les contraignent eux à s’ajuster. C’est pourquoi je préfère parler de « luttes sociales », parce que lorsqu’il y a lutte, il y a l’idée de convergence avec d’autres luttes et donc d’une perspective de politisation.

GB : Vous nous invitez dans votre livre à nous interroger sur la notion de démocratie et rejoignez en cela le point de vue de Noam Chomsky, notamment. Quelles sont les conditions d’une véritable transition démocratique réussie, d’après vous ?

Je partage ce que dit Noam Chomsky, ce qu’il explique sur la démocratie des États-Unis commence à être vrai en Europe. Selon moi, la question démocratique est indissociable du progrès social. Je préfère l’expression « démocratisation de la société » car il s’agit d’un processus dans lequel les progrès, même institutionnalisés par la gestion de la vie politique, doivent être indissociables du progrès social. Nous l’avons vu tout au long du 19ème siècle européen dans la bataille des classes ouvrières pour la reconnaissance de leurs droits en général, leurs droits syndicaux, économiques et sociaux. Les grandes victoires de la démocratie, notamment dans toute la période de l’après-guerre, celles qui ont été conduites par le Conseil national de la résistance, les nationalisations, la Sécurité sociale, etc., ont donné une légitimité aux classes ouvrières qu’elles n’avaient jamais eu auparavant dans l’histoire du capitalisme. Ces avancées démocratiques sont donc toujours liées au progrès social. Au contraire, dans les époques comme la nôtre, de régression sociale, la démocratie perd son sens.

Navigation