Inprecor : On approche du premier anniversaire du déclenchement du « printemps arabe », en Tunisie. Le renversement de Ben Ali a ouvert la voie à des mobilisations de masse en Égypte et au renversement de Hosni Moubarak, au renversement de Kadhafi en Libye, aux mobilisations au Yémen et à la démission du président Ali Abdallah Saleh, aux mobilisations dans les États du Golfe et en Syrie… en faveur de la démocratie. Comment peut-on caractériser ces mouvements ?
Gilbert Achcar : Ce sont effectivement des mouvements qui ont pour point commun de revendiquer la démocratie : ils se déroulent dans des pays à régime despotique et exigent un changement de régime, un changement dans les formes du pouvoir et la démocratisation de la vie politique. C’est une dimension qui est commune aux mouvements cités, et qui fait en même temps leur force parce que la revendication démocratique permet d’unifier une grande masse de gens d’horizons divers, lorsqu’elle se greffe sur un potentiel de révolte sociale très fort dans la région. Il ne faut pas oublier qu’en Tunisie le mouvement a commencé avec une explosion sociale. Le jeune Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé par le feu, protestait contre ses conditions d’existence et n’avançait pas de revendications politiques. Son cas a souligné le problème du chômage endémique dans les pays de la région, notamment le chômage des jeunes, la crise économique, l’absence de perspectives sociales.
Ce sont là les ingrédients de base. Mais quand ils se combinent avec l’opposition à un régime despotique, cela prend des proportions considérables, comme on a pu le voir dans les pays cités. Par contraste, dans les pays où la question despotique ne se pose pas avec la même acuité, où le régime est plus libéral et plus tolérant de la diversité politique — le Maroc par exemple — on trouve un mouvement qui se construit sur des questions sociales, mais qui n’a pas encore acquis l’ampleur explosive très vite atteinte en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, au Bahreïn et en Syrie.
Inprecor : Comment vois-tu l’évolution de la politique états-unienne et celle des pays européens dans la région ? Les élections en Tunisie, au Maroc et en Égypte, comme l’intervention militaire en Libye, constituent-elles une reprise de l’initiative de l’impérialisme ou des bourgeoisies nationales compradores ?
Gilbert Achcar : Dans ta question, il y a deux acteurs : les bourgeoisies et l’impérialisme. Ce n’est pas exactement la même chose. De plus, il s’agit d’une partie du monde où ceux qui aujourd’hui travaillent de concert avec les puissances occidentales, avec les États-Unis en particulier, ne sont pas tous des gouvernements qu’on pourrait qualifier de bourgeois — je parle des monarchies pétrolières du Golfe, qui ont une dimension précapitaliste, qui sont des castes rentières, exploitant la rente pétrolière. Dans ces pays-là, ce n’est pas la bourgeoisie locale — qu’elle soit compradore ou pas — qui est aux commandes. Il faut faire les distinctions nécessaires.
En ce qui concerne les États-Unis — la principale force impérialiste dans la région — on peut dire qu’ils ont redressé quelque peu la balance après la situation très difficile dans laquelle les soulèvements tunisien et égyptien les avaient mis, mais parler d’une « reprise de l’initiative » me semble exagéré. Ils ont pu un peu redorer leur blason en intervenant en Libye, à relativement peu de frais pour eux, et en se présentant comme étant « au côté des soulèvements ». Ils accompagnent cela d’un discours général sur la démocratie et — contrairement à ce que certains disent — ce discours hypocrite s’étend même aux monarchies du Golfe, bien qu’il ne se combine dans leur cas d’aucune action. Les États-Unis essayent de se présenter comme les dépositaires des valeurs de liberté qu’ils n’ont cessé de brandir comme arme idéologique depuis plusieurs décennies, notamment lors de la « guerre froide ». En Syrie, ils le font avec une certaine aisance, car il s’agit d’un régime allié à l’Iran, pour lequel ils n’ont pas d’affection particulière, pas plus qu’ils n’en avaient pour le régime libyen. Mais, dire qu’ils ont récupéré leur position hégémonique dans la région serait extrêmement exagéré. En fait les événements en cours signalent un fort déclin de l’hégémonie américaine. On le voit en particulier dans le cas de la Syrie et de la Libye.
En Libye, l’intervention occidentale était une intervention à distance pour l’essentiel, sans troupes au sol. L’influence que peuvent avoir les États-Unis sur le processus en cours en Libye est très limitée. En fait, personne ne contrôle la situation dans ce pays et l’on voit monter des expressions qui ne sont pas du tout du goût des États-Unis, y compris une protestation grandissante contre le Conseil national transitoire et contre ses tentatives — très timides, d’ailleurs — d’engager une reconstruction de l’État.
En Égypte, on voit que les alliés militaires de Washington ont toujours en main les rênes de la situation, mais c’est un pouvoir très contesté par la rue, par un mouvement populaire qui continue — notamment sur le plan social, où il se traduit par des luttes dures et continuelles. L’émergence en force sur le plan électoral des courants islamiques témoigne d’une nouvelle donne régionale : même si ces courants ne représentent pas une menace pour l’impérialisme états-unien, ils ne sont pas pour lui non plus un instrument ou un allié aussi docile que les militaires. Il y a des tensions dans l’alliance, dans la coopération, entre les militaires et les Frères musulmans. Ce n’est pas comparable à ce qu’était le régime Moubarak pour les États-Unis.
D’ailleurs, cela explique aussi que les États-Unis ont dû redéfinir très extensivement leur politique dans la région du fait que leurs alliés traditionnels ont très peu de légitimité populaire — ce sur quoi ils ne se faisaient pas trop d’illusions comme les révélations Wikileaks l’ont montré. Maintenant que l’affirmation de la souveraineté populaire est dans la rue, les États-Unis doivent se trouver des alliés avec une vraie assise sociale. C’est pourquoi ils se tournent vers les Frères musulmans, qui après avoir été diabolisés ces dernières années, sont maintenant présentés comme des « musulmans modérés », de « bons musulmans », par contraste avec les salafistes. Les Frères musulmans sont présents à l’échelle de toute la région. Les États-Unis ont besoin d’eux, comme au bon vieux temps de l’alliance avec eux contre Nasser, contre le nationalisme arabe, contre l’Union soviétique et son influence dans la région lors des années 1950-1980.
Les monarchies du Golfe — en particulier deux d’entre elles qui jouent un rôle très important dans le monde arabe d’aujourd’hui, le royaume saoudien et l’émirat de Qatar — essayent également de reprendre l’initiative. Ces deux monarchies n’ont pas forcément la même politique, elles ont une tradition de rivalité avec parfois même des tensions entre elles, mais elles font cause commune aux côtés des États-Unis dans l’effort pour orienter les événements dans un sens qui ne menace pas leurs propres intérêts et qui leur permette de stabiliser la région à court terme. Qatar, en particulier, a vu son influence augmenter considérablement avec les soulèvements, contrairement au royaume saoudien qui partage avec les États-Unis déclin et reflux de son influence. L’émirat du Qatar a misé depuis plusieurs années sur ses rapports avec les Frères musulmans, en devenant leur principal bailleur de fonds, en créant depuis la chaîne de télévision par satellite Al-Jazeera — un outil politique d’une puissance considérable, qui est en même temps mis à la disposition des Frères musulmans, très présents parmi son personnel. Qatar a joué ces cartes depuis longtemps et les événements font qu’elles deviennent des atouts stratégiques. L’émirat se trouve ainsi très valorisé, il est devenu un allié très important pour les États-Unis, avec lesquels il entretient depuis longtemps des rapports très étroits, accueillant sur son sol la principale base militaire américaine de la région. Mais il a aussi pendant un temps cultivé des rapports avec l’Iran, avec le Hezbollah libanais, etc., pour « répartir les risques » — c’est la mentalité du rentier qui consolide son portefeuille de placements. Aujourd’hui, Qatar peut faire valoir pleinement son influence régionale aux yeux des États-Unis.
Tout cela est rejoint aussi par le rôle de la Turquie dans la région. Là, on peut vraiment parler de bourgeoisie au pouvoir, d’un pays où le gouvernement est certainement l’expression du capitalisme local avant tout. Le gouvernement turc est l’allié des États-Unis — la Turquie est membre de l’Otan — mais il intervient aussi avec la perspective des intérêts propres du capitalisme turc, dont l’offensive commerciale et les investissements dans la région ont pris au fil des ans une importance grandissante.
Voilà un peu les grands joueurs au niveau des États dans la région. Mais le plus grand joueur, aujourd’hui, c’est le mouvement de masse. Même dans les pays où des demi-victoires ont été réalisées, comme la Tunisie où l’Égypte, le mouvement de masse continue.
Inprecor : Comment analyses-tu les succès électoraux des partis islamistes en Tunisie, au Maroc et en Égypte ? Ces succès peuvent-ils être interprétés comme une répétition de la mise au pas de la révolution iranienne de 1979-1981 ou s’agit-il d’un autre phénomène ?
Gilbert Achcar : C’est différent selon les pays. Au Maroc, ce n’est pas la même chose qu’en Égypte ou en Tunisie.
Au Maroc, le succès du parti islamique est très relatif, d’abord parce que les élections ont été massivement boycottées. Selon les chiffres officiels, la participation a été en dessous de la majorité des électeurs inscrits, dont le nombre a de plus curieusement baissé depuis la précédente élection, sur le fond d’une campagne énergique en faveur du boycott des forces de l’opposition réelle regroupées dans le Mouvement du 20 février. Je dois dire, pour corriger l’impression, que ces forces d’opposition comprenaient elles aussi une composante islamique importante, radicalement opposée au régime. Le succès du parti islamique de « l’opposition loyale » au Maroc est donc est très relatif. Il a probablement été bien accueilli, sinon souhaité, par la monarchie dans le but de donner l’impression que le Maroc a ainsi connu, sous des formes pacifiques et constitutionnelles, le même processus qu’ailleurs. Il se trouve que le parti en question a des attaches avec les Frères musulmans.
En Tunisie et en Égypte, les victoires électorales des partis islamiques sont plus impressionnantes, mais elles n’ont rien de surprenant.
Dans le cas de l’Égypte — là encore il faut souligner les différences entre pays — ces élections arrivent après des décennies durant lesquelles les Frères musulmans étaient la seule opposition de masse qui existait, tandis que les salafistes jouissaient d’une liberté de manœuvre car Moubarak les considérait comme une force d’appoint à son régime, du fait qu’ils prônaient l’apolitisme. Ces deux composantes du mouvement islamique ont pu se développer au fil des ans, malgré les brimades que les Frères musulmans ont subies. Bien qu’elles n’étaient pas à l’initiative du mouvement de masse (elles l’ont rejoint en route), lorsque ce mouvement a réussi à imposer une démocratisation relative des institutions, ces forces étaient mieux placées que quiconque pour en profiter. Il ne faut pas oublier que Moubarak n’a démissionné qu’en février dernier, et qu’il n’y a eu que quelques mois pour préparer les élections. Ce n’est pas en si peu de temps qu’allait se construire une force alternative d’opposition crédible et capable de l’emporter sur le plan électoral. Le mouvement de masse a cassé le parti du régime — qui était la principale machine électorale du pays — mais c’était un soulèvement largement décentralisé dans sa forme d’organisation, plutôt des réseaux multiples qu’un « parti dirigeant ». Les Frères musulmans étaient donc la seule force organisée, disposant de moyens matériels, dans le mouvement.
Le cas de la Tunisie est différent, car Ennahda — le parti islamique — a été persécuté et interdit sous Ben Ali. Mais le régime répressif de Ben Ali a aussi empêché l’émergence de forces de gauche ou même démocratiques. Ces forces-là n’avaient pas l’ampleur qu’avait acquis Ennahda au début des années 1990 avant sa répression, et qui lui a permis d’apparaître au fil des ans comme la force d’opposition la plus forte et la plus radicale à Ben Ali, avec l’aide d’Al-Jazeera notamment. Ennahda, non plus, n’était pas à l’initiative du soulèvement dans son pays, mais vu le bref délai pour la préparation des élections, il était en bien meilleure position que les autres forces politiques.
Les partis islamiques en Égypte et en Tunisie disposaient de l’argent, ce qui est essentiel pour une campagne électorale. Si, par le passé, des forces de gauche dans le monde arabe pouvaient bénéficier du soutien matériel de l’Union soviétique ou de tel ou tel régime nationaliste, tout cela est terminé depuis longtemps. Par contre, pour les partis islamiques, on observe même une concurrence entre leurs bailleurs de fonds pétroliers : Qatar, Iran, royaume saoudien. Le rôle de Qatar est très important à cet égard. Rached Ghannouchi, le dirigeant d’Ennahda, s’est rendu à Qatar avant de rentrer en Tunisie… Le siège rutilant neuf, un immeuble de quelques étages, d’Ennahda à Tunis n’est pas à la portée d’une organisation qui sort de décennies de répression. Les Frères musulmans égyptiens n’ont pas cessé d’inaugurer des locaux dans tous les coins du pays, avec profusion de moyens, depuis février dernier, depuis qu’ils ont été légalisés. On a vu les fonds considérables qu’ils ont déployés pendant la campagne électorale. Le facteur argent joue donc à fond, il s’ajoute à leur capital symbolique comme principale force de l’opposition, et, dans le cas de l’Égypte, à leur implantation en tant que force politico-religieuse qui a su tisser un réseau important en pratiquant œuvres sociales et charité. Il n’est nullement étonnant dans ces conditions que ces forces émergent comme principaux vainqueurs des élections.
Inprecor : Est-ce que, à plus long terme, les partis islamiques pourraient être remplacés par des forces qui vont se construire ?
Gilbert Achcar : Le grand problème pour le moment, c’est l’absence d’une alternative crédible. Là, ce n’est pas seulement le temps qui joue, c’est aussi la capacité, l’existence d’un projet politique et organisationnel crédible. La seule force qui, à mon sens, pourrait contrebalancer les partis islamiques dans la région, ce ne sont pas les libéraux de tous poils qui ont par nature une assise sociale limitée, c’est le mouvement ouvrier. Dans des pays comme la Tunisie et l’Égypte, il représente une force considérable — une force qui a des racines populaires, contrairement aux libéraux. Le mouvement ouvrier est la seule force capable de construire une alternative aux intégristes religieux dans les pays concernés. Or le problème crucial, c’est l’absence de représentation politique du mouvement ouvrier.
Un mouvement ouvrier fort existe tant en Tunisie qu’en Égypte : l’UGTT en Tunisie, qui a été un facteur décisif dans le renversement de Ben Ali, et la nouvelle Fédération égyptienne des syndicats indépendants en Égypte. Cette dernière n’est pas une force marginale, elle revendique déjà un million et demi de membres. La FESI (EFITU selon l’acronyme anglais) s’est construite après le renversement de Moubarak sur la base du mouvement de grèves qui l’a précédé et suivi. Ce mouvement gréviste a joué un rôle décisif dans le renversement de Moubarak. En un sens, la FESI ressemble aux syndicats d’opposition créés contre des dictatures en Corée, en Pologne ou au Brésil.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas de représentation politique du mouvement ouvrier en Tunisie et en Égypte, et, malheureusement, je dois dire aussi que la gauche radicale dans les pays concernés n’a pas donné la priorité à une telle orientation. Elle pense qu’en s’autoproclamant et en s’auto-construisant politiquement elle peut jouer un rôle majeur dans les événements, alors que leur rythme exige des politiques orientées beaucoup plus directement vers la promotion du mouvement social lui-même. On peut donner la priorité à la construction d’organisations politiques dans les périodes lentes, dans les périodes de traversée du désert, mais lorsqu’on est dans une telle situation d’ébullition, l’autoconstruction ne suffit pas — je ne dis pas qu’elle n’est pas nécessaire, mais elle est insuffisante. Il faut prendre des initiatives visant à créer un mouvement large. A mon avis, dans des pays comme la Tunisie et l’Égypte, l’idée classique de partis ouvriers de masse basés sur le mouvement syndical devrait être centrale, mais elle y est hélas peu présente dans les problématiques politiques de la gauche radicale.
Inprecor : Pourquoi les monarchies (Maroc, Jordanie, péninsule arabique) semblent-elles « tenir » ? Pour le Maroc, tu as mentionné les éléments de « tolérance » du régime actuel, mais ce n’est pas vraiment le cas des monarchies de la péninsule arabique…
Gilbert Achcar : Là aussi il faut faire des distinctions. Je dirais d’abord que la Jordanie ressemble plus au Maroc qu’à certaines monarchies du Golfe. Elle présente également une façade de « despotisme libéral », d’« absolutisme libéral ». Ce sont des monarchies absolues, où il n’y a pas de souveraineté populaire, mais elles ont des Constitutions octroyées et une certaine dose de libéralisme, avec un pluralisme politique qui n’est pas illusoire. Il y a aussi une base sociale de la monarchie, une base rétrograde rurale ou d’origine rurale que les monarchies cultivent. Cela se combine bien entendu avec une répression sélective.
Mais la situation sociale actuelle diffère entre le Maroc et la Jordanie. Au Maroc, il y a un mouvement social fort. Le Mouvement du 20 Février a réussi à organiser des mobilisations importantes et, jusqu’à maintenant, il a fait preuve d’une persévérance remarquable. Ce mouvement a fait l’erreur, à mon sens, de démarrer sur la question constitutionnelle, sur la question démocratique qui, au Maroc, n’a pas une grande acuité, alors que la question sociale est beaucoup plus aigue. Mais il y a eu une évolution au fil des mois et aujourd’hui le social est beaucoup plus mis en avant. Toutefois, dans les conditions présentes, il ne pourra y avoir au Maroc un soulèvement populaire du type de ceux de la Tunisie ou de l’Égypte que sur les questions sociales, et non sur la question démocratique, parce que le régime est assez intelligent pour ne pas montrer ses crocs sur cette dernière. Il y a eu bien peu de répression au Maroc, comparé aux autres pays du soulèvement, la Tunisie de Ben Ali ou même l’Égypte de Moubarak, sans parler de la Libye ou de la Syrie.
Il y a là des éléments communs entre le Maroc et la Jordanie, où le régime laisse faire tout en contrôlant, il ouvre la soupape de sûreté et laisse la vapeur sortir. En même temps il joue sur le facteur ethnique. En Jordanie, il y a aussi des mobilisations qui ne sont pas négligeables et qui se poursuivent. Donc, dans ces deux pays — Maroc et Jordanie — il y a un mouvement réel, même s’il n’a pas l’ampleur impressionnante de ce qu’on a vu en Tunisie, en Égypte, à Bahreïn, au Yémen, en Libye, ou en Syrie… Mais en Jordanie le clivage ethnique, très artificiel, entre « Jordaniens de souche » et Palestiniens (c’est-à-dire les gens issus de l’exode de l’autre rive du Jourdain) est exploité par le régime. Sachant que les Palestiniens originaires de Cisjordanie sont majoritaires dans le pays, la monarchie jordanienne cultive la hantise des « Jordaniens de souche » de se retrouver en minorité. C’est la recette très classique « diviser pour régner ».
Si on se tourne du côté des monarchies du Golfe, la situation est différente. Il y a aussi eu des mouvements populaires là où c’était possible. A Oman, il y a eu un mouvement social, on voit maintenant le développement d’un mouvement politique au Koweït, il y a eu des mouvements de protestation et des émeutes — durement réprimées — dans le royaume saoudien. Et il y a, bien sûr, le Bahreïn, seul monarchie du Golfe à avoir été confrontée à un soulèvement de grande ampleur.
L’exception, ce sont les micro-États éminemment artificiels — le Qatar et les Émirats arabes unis — où 80 % à 90 % des habitants sont « étrangers », c’est-à-dire qu’ils n’ont aucun droit et peuvent être déportés à tout moment. Ce sont des États qui ne craignent donc pas trop les mouvements sociaux et qui bénéficient de la protection directe des puissances occidentales — les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France (qui a des liens importants avec les Émirats arabes unis en particulier, notamment sur le plan militaire). Partout ailleurs, il y a eu des mouvements — même au Koweït, qui a une population autochtone un peu plus conséquente, bien que limitée là aussi.
Et surtout il y a eu le soulèvement au Bahreïn, que la monarchie locale et les Saoudiens ont essayé de présenter comme un mouvement strictement confessionnel chiite — les chiites constituent la grande majorité de la population de l’île — contre la monarchie sunnite. La dimension confessionnelle existe, certes, et elle est forte dans la région : les chiites sont persécutés tant au Bahreïn que dans le royaume saoudien (où ils sont une minorité). Les régimes en place utilisent le confessionnalisme le plus abject pour empêcher la soudure d’un mouvement de masse, et cultivent dans leur propre base sociale l’hostilité contre les chiites. Bien entendu, ils utilisent aussi leurs moyens financiers pour acheter ceux qu’ils peuvent acheter. Au Bahreïn, on a vu un mouvement démocratique considérable, au vu des rapports de forces. Sans intervention extérieure, ce mouvement aurait pu — et pourrait encore — renverser la monarchie. L’intervention extérieure a pris la forme de troupes des pays du Golfe, surtout saoudiennes, dépêchées sur l’île pour suppléer les forces locales de manière à ce qu’elles puissent se consacrer à la répression du mouvement. Mais le mouvement continue au Bahreïn, et il n’est pas prêt de s’éteindre.
Enfin il y a le Yémen, qui ne fait pas partie des monarchies du Golfe, mais appartient à la même région. C’est — avec le Soudan et la Mauritanie — un des pays arabes les plus pauvres. Les deux-tiers de la population y vivent en dessous du seuil de la pauvreté. Le Yémen a connu une mobilisation absolument extraordinaire depuis des mois. Là-bas, c’est le facteur tribal qui est exploité à fond par le régime, ainsi que le facteur régional, de sorte que les événements ont pris des allures de ce que l’on pourrait appeler « guerre civile froide », opposant deux fractions de la population avec des mobilisations imposantes de part et d’autres. C’est le seul des pays concernés où le pouvoir a réussi à organiser des mobilisations considérables authentiques, contrairement à celles que Kadhafi organisait à Tripoli ou celles qu’Assad organise en Syrie, qui sont en partie factices. Le Yémen est un pays dont la situation affecte directement le royaume saoudien, ce qui explique pourquoi les Saoudiens y sont si directement impliqués : ils soutiennent Saleh, ils sont derrière sa « démission » — qui est une mascarade n’ayant trompé personne, et surtout pas l’opposition radicale qui continue le combat.
Inprecor : Le régime algérien n’a pour l’instant pas été ébranlé par les mobilisations populaires, comment expliques-tu cela ?
Gilbert Achcar : On peut en dire autant de l’Irak, du Soudan, ainsi que du Liban. Ce sont des pays qui ont connu des phases prolongées de guerre civile. Dans des conditions pareilles, il est compréhensible et naturel que les gens ne soient pas très enclins à déstabiliser les choses. Il y a une peur de l’inconnu, une peur de la résurgence des forces intégristes les plus extrémistes, une peur du renouvellement, y compris par manipulation du pouvoir, de la sale guerre que l’Algérie a connue et dont la population a fait les frais. Cette toile de fond est très importante. Il ne faut pas oublier que l’Algérie est un pays qui a déjà connu en 1988 un soulèvement populaire, qui n’avait certes pas la même ampleur, ni les mêmes formes d’organisation que ceux que l’on a vu cette année, mais qui a néanmoins abouti à une libéralisation politique. La montée électorale du Front islamique du salut (FIS), qui a suivi, s’est soldée par le coup d’État que l’on sait, et la guerre civile. Il est naturel et normal que les gens ne souhaitent pas une répétition de ce scénario. C’est un facteur de blocage en Algérie, en absence de forces capables d’organiser une soudure sociale horizontale sur des bases de classe, qui pourrait être la base d’un nouveau soulèvement. Il y a eu des tentatives de mobilisations en Algérie, mais elles n’ont pas eu grand écho. Les perspectives semblent plutôt bouchées pour l’instant. Cela pourrait changer si le mouvement régional, qui a commencé en décembre 2010 en Tunisie, continue à prendre de l’ampleur. Il faut aussi tenir compte du fait que l’Algérie voit la Tunisie et la Libye voisines connaître des démocratisations qui profitent dans les deux cas à des forces islamiques similaires à ce que fut le FIS, réprimé en Algérie. A terme, cela peut avoir des conséquences directes sur la situation algérienne et cela inquiète les militaires au pouvoir.
Inprecor : Penses-tu que les révolutionnaires peuvent l’emporter en Syrie ? Et qui sont ces révolutionnaires ?
Gilbert Achcar : Le soulèvement de masse en Syrie, c’est d’abord un soulèvement de la base populaire, dont les jeunes sont le fer de lance. C’est l’expression d’un ras-le-bol face à une dictature familiale aux commandes depuis 41 ans. Hafez el-Assad s’est emparé du pouvoir en 1970, il est mort en 2000, après trente ans de pouvoir et depuis lors, depuis onze ans, c’est son fils Bachar qui le remplace, promu à ce poste alors qu’il n’avait pas encore 35 ans. Il y a donc un ras-le-bol qui se comprend aisément, d’autant plus que l’ingrédient social visible partout comme toile de fond, comme infrastructure des soulèvements, est très présent en Syrie. C’est un pays qui est soumis depuis des décennies à des réformes économiques libérales, qui se sont accélérées ces dernières années et qui se traduisent par une cherté de la vie galopante, une situation sociale très difficile, une pauvreté considérable (30 % des habitants vivent en dessous du niveau de pauvreté)… Sur cela se greffe aussi le caractère minoritaire, confessionnel du pouvoir, la clique régnante appartenant majoritairement à la minorité alaouite. Tout cela explique que, lorsque l’inspiration est venue de l’exemple tunisien, puis d’Égypte et enfin de Libye — y compris l’intervention internationale dans ce dernier pays, qui a encouragé les Syriens à entrer en action en espérant que cela dissuaderait leur régime de réprimer violemment — on a assisté à l’explosion de ce mouvement qu’aucune force politique ne peut prétendre contrôler, et encore moins avoir initié. Ce sont des réseaux de jeunes en particulier — tels qu’on en voit partout du Maroc jusqu’à la Syrie, utilisant les nouvelles technologies de communication (comme Facebook, dont on parle beaucoup) — qui ont initié et organisé ces soulèvements sous la forme de « comités de coordination locaux » maintenant fédérés et qui continuent de propulser le mouvement. Ils n’ont pas d’appartenance politique.
Mais il y a aussi des forces politiques qui s’organisent, afin de « représenter » le mouvement. On a vu émerger deux forces, deux regroupements, concurrents. L’un comprend pour l’essentiel des forces de gauche, dont certaines n’étaient pas dans l’opposition radicale au régime et ont des attitudes ambigües à son égard, après l’avoir appelé au dialogue, croyant pouvoir s’insérer en tant que médiateurs entre le soulèvement populaire et le régime et convaincre ce dernier de faire des réformes. Ils ont vite vu que ça ne marcherait pas et depuis la plupart se sont ralliés à l’objectif de renversement du régime.
L’autre regroupe les partis les plus radicaux dans leur opposition au régime, une diversité de forces qui vont des Frères musulmans (qui, là aussi, jouent un rôle central) au Parti démocratique du peuple (issu d’une scission du Parti communiste syrien), qui a mué idéologiquement « à l’italienne », mais reste une opposition de gauche au régime, ainsi que des partis kurdes. Ces forces ont formé le Conseil national syrien, qui a été considéré par une bonne partie de la base du mouvement populaire comme leur représentant, sans que cela soit dû à un contrôle par des réseaux militants. C’est donc une situation particulière qui se traduit par le fait qu’ils ont choisi de confier la présidence de CNS à Burhan Ghalioun, un indépendant, plutôt de gauche. On voit ce dernier maintenant participer de plus en plus à un jeu diplomatique mené par les Frères musulmans en accord avec la Turquie et avec les États-Unis. C’est une dynamique dangereuse.
Finalement, il y a les dissidents de l’armée. Après plusieurs mois de répression, ce qui devait arriver est arrivé. Même en l’absence d’une organisation capable d’organiser le passage des soldats du côté de la révolte populaire, le ras-le-bol des soldats s’est traduit par des défections, complètement inorganisées au départ. Depuis le mois d’août, ils ont mis sur pied une Armée syrienne libre, sur fond de début de guerre civile, avec des affrontements entre dissidents de l’Armée et garde prétorienne du régime.
Il y a donc en Syrie un éventail de forces. Du fait que le pays n’a pas connu de vie politique depuis des décennies — bien que le régime y est moins totalitaire que ce qu’il fut en Libye — il est impossible de savoir quel est le poids relatif des uns et des autres. Il faudra attendre le renversement du régime, s’il a lieu, et des élections libres pour voir la force relative des courants politiques organisés.
Inprecor : Pour en revenir à la Libye, la chute de Kadhafi signifie-t-elle la fin de la guerre civile ou bien risque-t-on de voir rebondir des affrontements armés et, si oui, quels sont les protagonistes ?
Gilbert Achcar : D’abord, il faut souligner qu’en Libye, plus de quarante années de régime totalitaire avaient supprimé toute forme de vie politique. La Libye apparaît donc comme un terrain politiquement vierge, et personne ne sait quel paysage politique va s’y constituer, ni ce que pourraient donner des élections dans ce pays, s’il y en avait.
Si par guerre civile, tu entends la guerre qui a culminé avec l’arrestation et la liquidation de Kadhafi, puis l’arrestation de son fils, cela est essentiellement terminé pour le moment. Ce qu’il y a actuellement, c’est plutôt une situation chaotique, un peu comme au Liban dans les premières années de la guerre civile après 1975, ou, pour prendre un cas extrême, comme en Somalie. Il y a un gouvernement, mais il n’y a pas d’État. Si l’on définit l’État d’abord et avant tout par sa colonne vertébrale armée, il n’y a plus d’armée en Libye (même s’il y a des tentatives d’en reconstituer une) : il y a une pléiade de milices, structurées sur des bases diverses, régionale, tribale, politico-idéologique, etc. Le facteur régional, au sens le plus étroit — Misrata ou Zintan, par exemple — est déterminant. Chaque région a ses propres milices armées.
Cela témoigne d’ailleurs du caractère populaire de la guerre qui a mis à bas le régime. C’est sans l’ombre d’un doute une insurrection populaire et même une guerre populaire que l’on a vue en Libye, de la façon la plus classique : des civils de toutes les professions métamorphosés en combattants, qui se sont lancés dans la bataille contre le régime.
Ceux qui ont cru que l’intervention de l’OTAN signifiait la fin du caractère populaire de la rébellion et transformait les rebelles en fantoches de l’OTAN ont fait une grave erreur. D’ailleurs la plupart de ceux qui ont dit cela cherchaient à justifier leur soutien au régime de Kadhafi contre la révolution libyenne. On a vu apparaître dans la gauche internationale des attitudes de toutes sortes et une confusion indescriptible. Croire que l’OTAN aurait le contrôle de la situation en Libye après le renversement de Kadhafi, c’était se faire de grosses illusions. Les États-Unis n’ont pas réussi à contrôler l’Irak avec un déploiement massif de troupes dans ce pays, alors comment croire qu’ils puissent contrôler la Libye sans disposer de troupes au sol.
Le potentiel de protestation populaire libéré par le soulèvement contre Kadhafi est toujours présent en Libye. En témoignent par exemple les manifestations qui ont eu lieu le 12 décembre à Benghazi contre le Conseil national de transition et contre le fait qu’il cherche à coopter des personnages liés à l’ancien régime. L’OTAN n’a pas cessé de conseiller au Conseil national de transition d’intégrer les membres du régime de Kadhafi en expliquant que ce sont les leçons retenues du fiasco irakien. Eh bien, cela est rejeté par la population, il y a des mouvements populaires qui s’y opposent. En témoigne aussi l’organisation des femmes — pour la première fois en Libye, un mouvement autonome de femmes se constitue et se mobilise tant sur la question des viols que sur la représentation politique. Il y a aussi des protestations de civils qui veulent se débarrasser des milices. La Libye est un pays où ça explose dans tous les sens, où le potentiel réveillé par le soulèvement s’exprime fortement.
Certes, les perspectives y sont handicapées par l’absence d’une gauche, vu ce qu’a été le régime et vu ce qu’il a fait de toute forme d’opposition politique, mais il y a de petits progrès néanmoins — par exemple, la constitution d’une Fédération de syndicats indépendants qui a établi des liens avec son homologue égyptien. Il faudra voir ce que cela va donner.
Pour le moment en tout cas, du fait même de la tournure prise par le soulèvement avec le renversement armé du régime, et en dépit de l’intervention impérialiste dans le conflit, la Libye est, de tous les pays de la région, celui où le changement a été le plus radical jusqu’ici. Le régime de Kadhafi a été radicalement détruit, même s’il en reste des survivances qui suscitent des mobilisations populaires. Mais ses structures fondamentales sont tombées — ce qui est très différent de la Tunisie, de l’Égypte, sans parler du Yémen. En Égypte, encore plus qu’en Tunisie, elles sont toujours en place, et c’est même une junte militaire qui est au pouvoir au Caire.
Inprecor : La Tunisie est parmi les pays arabes celui où les organisations du mouvement ouvrier — le syndicalisme — ont le plus de traditions et de structuration. Mais le mouvement ouvrier a été marginalisé dans le processus électoral de la Constituante. Penses-tu que nous assistons au début d’une stabilisation, ou seulement à un intermède électoral ?
Gilbert Achcar : La Tunisie est un pays où il y a une bourgeoisie réelle, qui tolérait ou profitait du régime de Ben Ali. Cette bourgeoisie a eu recours aux survivances du régime de Bourguiba — donc du régime qui a précédé la prise du pouvoir par Ben Ali — représentées par Béji Caïd Essebsi, qui a été premier ministre jusqu’aux élections. Aujourd’hui, la bourgeoisie tunisienne essaie de coopter la nouvelle majorité — le parti Ennahda, le Congrès pour la République du nouveau président Moncef Marzouki… Ces forces sont assimilables par la bourgeoisie parce qu’elles n’ont pas de programme social ou économique anti-capitaliste. Bien au contraire, il s’agit soit de libéraux démocrates plus ou moins progressistes, comme Marzouki, soit d’un mouvement islamique d’origine intégriste, Ennahda, auquel appartient le nouveau premier ministre, Hamadi Jabali, et qui prétend avoir viré sa cuti intégriste et être devenu un équivalent tunisien du parti AKP au pouvoir en Turquie. De même que le grand capital turc s’est parfaitement accommodé du parti AKP, dirigé par Recep Tayyip Erdogan, qui est même devenu aujourd’hui son meilleur représentant, la bourgeoisie tunisienne vise à coopter Ennahda.
En même temps, le mouvement continue à la base. A peine les élections étaient terminées qu’on a vu un soulèvement dans le bassin minier de Gafsa — dont les luttes, en 2008 en particulier, avaient annoncé la révolution qui a éclaté en décembre 2010. La protestation cette fois-ci, comme en 2008, a porté sur la question sociale, la revendication du droit au travail et la demande d’emplois. Et cela va continuer, parce que le mouvement en Tunisie a démarré sur la question sociale et que la coalition aujourd’hui au pouvoir n’a pas de réponse à cette question.
Il y a donc en Tunisie un terrain favorable pour la construction d’une force politique fondée sur le mouvement ouvrier, pourvu que les forces de gauche prennent l’initiative dans cette direction.
Inprecor : Comment évoluent les mobilisations au Yémen après la démission du président Ali Abdallah Saleh ?
Gilbert Achcar : Le mouvement continue au Yémen également. Une partie importante de l’opposition comprend parfaitement que la démission de Saleh n’est qu’une tentative de changer la façade, sans modifier le fond.
La revendication séparatiste prend aussi de plus en plus de vigueur au Sud-Yémen, face à ce compromis peu convaincant. Il ne faut pas oublier que le Yémen n’a été unifié qu’en 1994, après une longue division en deux États. L’État du Sud a connu le seul régime se réclamant du marxisme dans la région, avec une expérience sociale peu connue, mais remarquable. Après une dégénérescence bureaucratique favorisée par la dépendance à l’égard de l’Union soviétique, le régime a fini par s’écrouler après la fin de la puissance tutélaire. Mais on voit de nouveau monter une revendication séparatiste au Sud, qui se veut socialement plus avancé que le Nord où les structures précapitalistes, tribales et autres, sont plus prégnantes.
Il y a aussi au Yémen un facteur de guerre confessionnelle avec une minorité du pays qui a été l’objet d’attaques du régime, comme il y a Al-Qaïda — le Yémen est aujourd’hui sans doute le pays arabe où le réseau Al-Qaïda est le plus fort sur le plan militaire. Le Yémen est donc un baril de poudre considérable.
Inprecor : Que penses-tu de la difficulté en Europe de mener des campagnes de solidarité avec les révolutions de la région arabe ?
Gilbert Achcar : Contrairement à ce que laisse penser ta question, je crois qu’il y a eu une très forte sympathie, même aux États-Unis, avec le soulèvement en Tunisie et encore plus avec le soulèvement en Égypte.
Le fait que cela ne se soit pas traduit par des mobilisations, c’est — me semble-t-il — parce que les gens n’ont pas vu un motif particulier pour se mobiliser. On ne va pas faire de l’histoire hypothétique, mais je pense que s’il y avait eu une tentative d’intervention répressive de la part des gouvernements occidentaux contre la révolution en Tunisie ou en Égypte, nous aurions vu surgir un important mouvement de solidarité. Dans le cas de la Libye, les gouvernements occidentaux intervenaient du bon côté, en apparence du moins, aux yeux des opinions publiques. Dans le cas libyen, on pose généralement la question inverse : pourquoi n’y a-t-il pas eu de mobilisation contre cette intervention militaire occidentale ? Dans le cas de la Syrie, les gens entendent des choses contradictoires, et voient que l’attitude de leurs gouvernements est « prudente », ce qui n’incite pas à se mobiliser…
Je vois les choses autrement. L’écho des soulèvements arabes est très fort dans la population mondiale. On l’a déjà vu avec les mobilisations de février 2011 dans le Wisconsin, aux États-Unis, qui se référaient à l’Égypte, comme on l’a vu dans la grande manifestation syndicale à Londres, en mars, où beaucoup de pancartes se référaient à l’Égypte, ou encore dans les mouvements des « indignés » en Espagne et en Grèce, puis plus récemment dans le mouvement Occupy qui s’est répandu aux États-Unis et ailleurs… Partout on trouve des références à ce qui se passe dans le monde arabe et, en particulier au soulèvement égyptien — car il y a eu une concentration médiatique mondiale beaucoup plus importante sur les événements en Égypte que sur tout le reste. Les gens disent « on va faire comme eux », « ils ont osé le faire, on va le faire » ! Bien entendu, il ne faut pas verser dans l’exagération dans l’autre sens. En disant cela, je suis parfaitement conscient des limites de tout cela, même là où les mouvements ont pris une ampleur considérable, comme en Espagne. Dans aucun pays européen, il n’y a aujourd’hui une situation similaire à celle du monde arabe, c’est-à-dire une combinaison de crise sociale aigüe et de gouvernement despotique sans légitimité. En Europe, avec les régimes de démocratie bourgeoise, les choses n’ont pas cette acuité, et il y a toujours le recours récurrent aux urnes qui contribue à désamorcer l’explosivité.
Il ne s’agit pas tant d’organiser la solidarité, à mon avis, parce que pour le moment il n’y a pas d’intervention occidentale contre les soulèvements dans la région — si cela devait avoir lieu, il faudrait, bien entendu, mobiliser contre, mais pour l’instant, ce qui est plus important c’est de prendre appui sur l’exemple régional, qui montre qu’un mouvement de masse peut provoquer des changements radicaux dans la situation d’un pays. C’est cela qui fait boule de neige aujourd’hui, et c’est ce qui me semble le plus saisissant.
Inprecor : Ne crois-tu pas que dans la gauche historique, traditionnelle, qui est quand même assez décadente maintenant, il y a une perte de repères qui freine les mobilisations ? Tu as cité le mouvement des indignés, mais c’est aussi un mouvement qui dit « aucun parti, aucun syndicat ne nous représente », qui donc ne se sent pas lié à cette gauche traditionnelle, ou du moins pas de la même manière que par le passé…
Gilbert Achcar : Je crois, plus fondamentalement, qu’on fait face depuis un certain nombre d’années à une mutation historique des formes politiques de la gauche, des formes du mouvement ouvrier, des formes de la lutte des classes. Il me semble que cette mutation est très inégalement comprise dans ce qui reste de la gauche. Il y a beaucoup trop de gens qui continuent à réfléchir dans le cadre de la pensée héritée du XXe siècle. Or l’expérience de la gauche du XXe siècle, qui a fait tragiquement faillite, est aujourd’hui complètement dépassée. Il faut renouer avec des conceptions de la lutte de classes qui sont beaucoup plus horizontales, beaucoup moins verticales et centralisées que le modèle qui s’est imposé au sein de la gauche depuis la victoire des bolchéviks en 1917. Aujourd’hui la révolution technologique permet des formes d’organisation beaucoup plus démocratiques, plus horizontales, en réseau… C’est ce que font les jeunes, c’est ce qu’on voit à l’œuvre dans les mouvements en cours dans le monde arabe. Sans se faire d’illusions : croire que Facebook va être l’équivalent pour le XXIe siècle du parti léniniste, ce serait se faire beaucoup d’illusions. Mais entre les deux, il y a place à une combinaison inventive d’organisation politique beaucoup plus démocratique, qui fonctionne en utilisant ces technologies, apte à se lier aux réseaux sociaux et citoyens, capable d’en appeler aux nouvelles générations. Les nouvelles générations sont pratiquement nées dans ces technologies, on voit comment elles les utilisent, comment elles y sont insérées. Cela dessine un futur, qui passe par un réarmement politique, idéologique, organisationnel de la gauche à l’échelle mondiale. C’est cela le défi qui est posé, comme le montre également ce qui se passe dans le monde arabe. Ce défi avait déjà été illustré par la révolte zapatiste, qui était déjà une tentative forte de réinventer les formes d’expression de la gauche radicale, puis avec le mouvement altermondialiste et la réflexion de composantes de ce mouvement, et aujourd’hui, entre les soulèvements dans le monde arabe, les indignés, les Occupy, etc., on voit une explosion de mobilisations, en particulier de la jeunesse, mais pas seulement, qui utilisent ces méthodes d’action. Il faut que la gauche radicale sache se ressourcer, il faut parvenir à une combinaison du bagage programmatique et théorique, marxiste en particulier, de la gauche radicale et de ces formes modernes, de ce renouvellement radical des formes d’organisation et d’expression, pour construire une gauche révolutionnaire du XXIe siècle.