L’étude récente de Robock [1] sur les conséquences climatiques d’une guerre nucléaire régionale montre que même un conflit nucléaire « limité » n’utilisant pas plus de 100 bombes de type Hiroshima, aurait un effet significatif sur le climat à travers le monde. Les débris injectés dans l’atmosphère à partir des explosions et des incendies provoquées auraient pour résultat un refroidissement de –1,25°C pour plusieurs années. Même après dix ans, le refroidissement moyen serait de –0,5°C. Peut-être, plus important encore, il y aurait une diminution de la période de croissance (jours sans gelée) de 10 à 20 jours dans la plupart des zones importantes de production de céréales du monde entier. Cette diminution pourrait entièrement « éliminer les moissons qui n’auraient pas le temps d’atteindre leur maturités [2] ». Il y aurait aussi une altération majeure des précipitations avec une diminution de 10% de la pluie et un raccourcissement de la période de mousson d’été en Asie.
Un conflit limité de cette nature n’interviendrait pas forcément entre les 5 grandes puissances nucléaires. Il pourrait survenir entre puissances émergentes comme l’Inde et le Pakistan.
Cette étude a pour but d’examiner les effets potentiels de ces changements brutaux de climat sur la santé humaine. L’effet direct important serait une diminution globale de la production d’aliments dans le monde. Il n’y a certes pas d’estimation à cette heure de cette régression mais il existe une expérience historique d’épisodes de refroidissement qui nous suggère que cette diminution d’aliments serait très grave.
Le climat et la famine : Les faits historiques
En 1816 l’Amérique du Nord et l’Europe ont subi « une année sans été » après l’éruption du volcan indonésien Tabora, l’éruption la plus violente enregistrée jusqu’à nos jours [3]. La diminution de température était en moyenne de –0.7°C et il y avait eu une réduction significative de la saison de croissance.
Au nord-est des U.S.A. et à l’est du Canada, pays les plus touchés, les températures ont été plus chaudes en moyenne. Mais quatre sévères vagues de froids avaient eu lieu, du 6 au 11 Juin, du 9 au 11 Juillet, le 21 Août et le 30 Août, où le froid avait atteint les États-Unis atlantiques (Nouvelle Angleterre) et le Québec, il y a eu une importante chute de neige en Juin [4]. Ces périodes de gel avaient entraîné des dommages importants pour les récoltes et particulièrement pour le maïs qui a été pratiquement détruit. Cette raréfaction a conduit à la mort du bétail et au doublement du prix des graines. Au Nouveau Monde, où la densité de population était faible, il n’y a pas eu de famine sauf dans quelques communautés campagnardes. Dans les pays d’Europe de l’Est et du Nord, où la densité de population est plus grande, les effets ont été plus sévères et la famine plus présente. Comme cela a été décrit dans une lettre adressée à un journal d’Albany (État de New York) cette année-là : « De la Baltique jusqu’à Breslau, la plus grande partie des grains semés a dû être semés à nouveau et le blé resté debout n’a représenté que le tiers de la moisson espérée [5]. » Il y a eu une famine en Irlande, dans les États allemands, en Suisse et en France, ainsi qu’un doublement des prix des grains. En Europe, un plus grand désastre a été évité du fait de la grande moisson de 1815 qui avait laissé de grands stocks de grains, et d’une autre grande moisson en été 1817 : « Au printemps 1817 des gens pâles, crevant de faim, allaient à travers les champs pour manger des pommes de terre oubliées de la moisson précédente [6]. » Une famine a été aussi signalée en Inde [7]. Le pire du refroidissement a duré une année. Un épisode moins bien documenté sur une période plus prolongée de refroidissement a eu lieu entre 536 et 545 [8]. Cet événement avait été provoqué par une grande éruption volcanique en Indonésie, cette fois-ci dans le détroit de la Sonde, entre Java et Sumatra. Les références historiques sur cette période sont fragmentaires et proviennent de Byzance, de Chine, de Corée et du Japon ; l’archéologie nous suggère qu’alors sévit une grande sécheresse en Amérique du Sud et à l’ouest des États-Unis [9]. Lors ces deux évènements la chute des moissons était due au refroidissement et à l’insuffisance des pluies, mais d’autres facteurs de réduction des réserves de nourriture sont à considérer lors d’une guerre nucléaire régionale. Si la suie injectée dans l’atmosphère cause une diminution de la couche d’ozone, cela peut entraîner une chute majeure de la production de nourriture [10]. De plus, ce qui a été produit sera détourné pour des usages industriels. Actuellement, la production d’alcools utilise une partie importante de grains qui sont ainsi détournés de l’alimentation des hommes et des bêtes [11]. Si une guerre nucléaire régionale concerne des pays producteurs de pétrole ou entrave le transport de ce produit, il peut y avoir un plus grand détournement des grains. Finalement, si une guerre nucléaire régionale entraîne une contamination radioactive sur un ou plusieurs pays grands producteurs d’aliments, une grande partie de ceux-ci devront être détruits et des espaces significatifs d’espaces de production devront être abandonnés.
Les conditions démographiques actuelles
Actuellement nous sommes mal préparés à une diminution majeure de la quantité d’aliments mondiaux. À la mi-août 2008, les stocks de grains avoisinaient 322 millions de tonnes, alors que la consommation annuelle était d’environ 2098 millions de tonnes [12]. Ces stocks de grains correspondent à environ 50 jours de consommation, ce qui est moins élevé qu’à n’importe quel moment des cinquante dernières années. Ces stocks ne pourraient servir de réserves en cas de diminution massive de la production globale [13]. Actuellement, des millions de personnes souffrent d’une malnutrition chronique. Il y a des débats académiques sur la malnutrition et le meilleur moyen de la définir [14]. Les besoins d’un adulte moyen se comptent entre 1800 et 2000 calories par jour : cela dépend de sa stature et de son niveau minimal d’activité. Les besoins des enfants dépendent de leur âge et de leur taille. Il y a plus de 800 millions de personnes dans le monde dont la ration calorique journalière est insuffisante. Chaque année, près de 5 millions d’enfants meurent de faim et toute diminution de nourriture entraîne un risque majeur pour ce groupe de population. Dans ces conditions, même une modeste chute de la production alimentaire mondiale peut provoquer une famine massive. Au moment de la grande famine au Bengale, où trois millions de personnes sont mortes, la production n’avait chuté que de 5 % [15].
L’effet multiplicateur de l’économie mondialisée
Déjà en 1943, après l’occupation japonaise de la Birmanie qui exportait ses grains au Bengale, la production alimentaire avait diminué et la panique avait provoqué une augmentation de la mise en réserve, et le prix du riz avait été multiplié par cinq, avec pour conséquence de rendre la nourriture inabordable pour beaucoup de gens. Ces facteurs ont engendré une inaccessibilité aux aliments beaucoup plus importante que la baisse de la production. Au cas où un épisode de refroidissement majeur avec un recul des moissons surviendrait, un scénario identique se produirait à grande échelle. Quelle que soit la chute de la production globale, et elle serait plus grande que les modestes 5 % qui causèrent la famine du Bengale, il y aurait une panique généralisée, surtout s’il y avait la conscience générale que les moissons continueraient à chuter pendant plusieurs années. En 1972, le prix du blé et du riz avait doublé simplement en réponse à une réduction des stocks d’aliments mondiaux à 60 jours de consommation [16]. Dans ces circonstances nous aurions dû voir une hausse généralisée bien plus grande des prix du grain. Ces hausses auraient rendu les aliments inabordables pour les pays importateurs et des centaines de millions d’individus qui ont déjà du mal à se nourrir. De plus nous verrions probablement des mises en réserves généralisées. En septembre 2002, le Canada, voyant une petite diminution de ses moissons du fait d’une sécheresse, avait suspendu ses exportations pour un an. L’année d’après, l’Union européenne et la Russie avaient pris des mesures identiques. Et en août 2004 le Vietnam a déclaré qu’il n’exporterait pas de riz jusqu’au printemps suivant [17]. En cas de guerre nucléaire régionale, les États exportateurs de grains subiraient des chutes massives de récoltes avec la perspective de chutes de moissons dans les années suivantes. Il est probable qu’ils refuseraient d’exporter les quelques surplus qu’ils auraient et les mettraient en réserve. Cette année la consommation de grains est d’environ 20987 millions de tonnes, dont 220 millions, soit 11 %, sont importés [18]. Beaucoup de pays qui n’ont pas de problèmes de malnutrition massive dépendent des aliments importés. Par exemple l’Afrique du Nord, où vivent plus de 150 millions de personnes qui consomment plus que le minimum calorique, importe 45 % de ses aliments [19]. Beaucoup d’autres pays, au Moyen-Orient, en Malaisie, en Corée du Sud, au Japon et à Taïwan, sont dépendants de leurs importations car ils en tirent plus de 50 % de leur consommation [20]. Les plus puissants de ces pays pourraient obtenir un peu de grain sur la marché international en les payant plus cher, mais, avec la chute généralisée des moissons, les pays exportateur réduiraient celles-ci et des centaines de millions de gens dépendants des importations mourraient de faim.
Un exemple, les émeutes de la faim de 2008
Cette année-là, la récolte de riz était très déficitaire en Asie, et les pays producteurs comme le Viêt Nam ont suspendu toutes leurs exportations. Compte tenu de la mondialisation, la conséquence immédiate fut une montée des prix sans précédents, avant l’installation de la famine. Ce fut la grande année des émeutes de la faim. La montée du prix du riz est la principale responsable. Le Sénégal, gros importateur, a pris de plein fouet l’augmentation du riz. Le 30 mars 2008, des femmes ont défilé dans les rues de la capitale, criant « On a faim ! » : une scène inédite au Sénégal. Ici comme ailleurs, la crise des prix sous-tend désormais la vie politique. Ce n’est pas la famine, mais la disette n’est pas loin. Les statistiques de la Banque mondiale sont éloquentes. Au Sénégal, le taux de malnutrition des enfants de moins de 5 ans atteint plus de 22 %. Pis : il est en augmentation. La mondialisation dans ce type de circonstance, on peut imaginer le pire en cas de guerre nucléaire localisé, reste le moteur premier de la disette puis de la famine.
Les morts de faim et les effets synergiques
Paradoxalement les effets d’un réchauffement global pourraient rendre le monde plus vulnérable en cas de refroidissement brutal. Par exemple, en Afrique, « une grande variation de la saison de croissance détruit la production agricole et provoque une famine [21]. Les populations fragilisées par les effets négatifs du réchauffement sur la production de nourriture seraient beaucoup moins capables de supporter une diminution supplémentaire de la nourriture accessible.
Il est bien sûr impossible d’estimer complètement la famine qui suivrait une guerre nucléaire régionale. Mais il semble raisonnable de conclure que peu des 800 millions de personnes mal nourries survivraient si leur nourriture diminuait encore de 10 % pendant une année. Si la réduction des moissons et le déficit alimentaire persistait plusieurs années, leur destin serait fatal. Donc, en cas d’un refroidissement global produit par une guerre nucléaire régionale, il semble raisonnable de craindre que les morts de faim soient plus d’un milliard. Deux autres conséquences doivent aussi être envisagées. En premier lieu il est probable qu’une famine de cette envergure entraînerait des épidémies de maladies infectieuses. Le refroidissement prolongé et la famine de 536 à 545 étaient accompagnés par une grande épidémie de peste qui s’est étendue le demi-siècle suivant en une pandémie globale [22]. La famine de 1816 a engendré une épidémie de typhus en Irlande qui s’est étendue à une grande partie de l’Europe et la famine en Inde cette année-là provoqua une explosion de choléra avec la première pandémie de choléra. La grande famine du Bengale de 1943 a été associée à une épidémie locale de choléra, de malaria, de variole et de dysenterie. Malgré les progrès de la technologie médicale du siècle dernier, une famine de cette envergure ferait le lit d’une épidémie de toutes ces maladies. En particulier les grandes cités du monde développé, où les gens sont concentrés, où les conditions sanitaires sont souvent déficientes, verraient sûrement une explosion de maladies infectieuses ; et des maladies comme la peste qui avait presque disparu, reviendrait en force. Enfin, nous devons considérer le potentiel de guerres et de conflits civils qu’une famine de cette envergure provoquerait. Dans les nations où la famine existe il y aurait sûrement des émeutes et les luttes pour le peu de nourriture augmenteraient les animosités ethniques ou régionales. L’expérience récente des catastrophes naturelles nous on appris que tout dépend de la qualité de la gouvernance : si celle-ci est correcte (comme aux Philippines) il y a peu de conséquences sociales, si elle est mauvaise et incompétente, comme en Syrie après 5 années de sécheresse, la violence sociale se déchaîne. Parmi les nations, des conflits armés surviendraient pour s’approprier le peu de nourriture existant [23].
Il est impossible d’estimer les morts provoquées par la faim, les maladies et les guerres nucléaires régionales. En plus des morts provoquées par les effets climatiques, les morts des suites des conflits pourraient être estimées à des centaines de millions [24].
Conclusion
La décomposition de la dissuasion en deux temps, une première frappe d’avertissement et une seconde d’anéantissement, n’est en rien « plus protectrice de l’espèce humaine ». C’est dès la première frappe, fusse-t-elle réduite à moins d’une mégatonne, que les conséquences climatiques, et donc sur l’espèce humaine, sont à prévoir. L’unique prévention est dans nos mains, c’est l’abolition des armes atomiques au plus vite, et maintenant.
Dr Abraham Behar
Association des médecins français pour la prévention de la guerre nucléaire (AMFPGN).