En février, le comité d’organisation du FSM de Montréal a réuni plus de 300 personnes enthousiastes et motivées, majoritairement jeunes. Une mobilisation citoyenne est visiblement à l’œuvre, en dehors des circuits organisés et des mouvements structurés.
Pour un vieux marxiste non repenti comme moi, c’est une culture politique quelques fois un peu dure à suivre. Il y a à la surface une sorte de langage, avec ses signes, ses codes, sa corporalité et ses manières que reconnaissent ceux et celles qui sont dedans. J’imagine que nous, dans nos mouvements très organisés du passé, nous avons eu, au début en tout cas, cette sorte de soif d’identité.
Par ailleurs sur le fonds, on constate que cela exprime une autre manière de penser. Par exemple, l’importance du processus est si grande que les objectifs visés paraissent secondaires. Je l’avoue, je pense qu’il y a quelque chose de vrai dans cela. Dans le passé, la gauche s’est empressée d’arriver au but, en tournant les coins ronds et en pensant, souvent à tort, que tous les moyens sont bons pour y arriver, y compris des moyens qui jusqu’à un certain point contredisent ces objectifs. C’est ainsi que dans mon expérience personnelle, on ne s’est pas assez souciés de distribuer les responsabilités, de partager les connaissances, de se battre pour l’égalité dans nos propres rangs. On se disait, « du moment qu’on arrive à remplacer ce système pourri par quelque chose de plus juste et équitable, c’est cela qui compte ». Et bien souvent, on s’est trompés. Et aujourd’hui, de nouvelles générations militantes ne veulent plus de cela.
Alors, le résultat est une attention extrême pour faire en sorte que tout le monde suive tout en même temps. Le souci de transparence est tel qu’on préfère ne pas prendre une décision, quand il n’y a pas un consensus. Cela veut dire aussi une difficulté très forte de penser à des stratégies, ce qui implique des choix, des arbitrages, parfois difficiles, qui ne peuvent satisfaire tout le monde tout le temps. Cet horizon du consensus à toit prix, pensé pour ne pas laisser personne derrière, a aussi ses revers. Quelques fois dans le monde réel de la conflictualité politique et sociale, ne pas prendre une décision, cela veut dire, par la bande, en prendre une.
Il y aurait bien d’autres choses à dire sur cette culture militante dont les racines libertaires sont évidentes, mais qui est en même temps un phénomène nouveau, sous l’influence de changements sociologiques et économiques qui touchent une quantité énorme de personnes, surtout des jeunes. Je ne prétendrai pas du haut de ma « science » marxiste tout comprendre, en partie parce qu’il est trop tôt pour le faire. En effet, des cultures militantes, celle-ci, comme la mienne dans le passé, prennent des années, parfois des décennies, avant d’incuber et de s’épanouir.
Si tout cela mérite réflexion, il faut éviter un glissement. Admettons que cette nouvelle culture politique a acquis énormément d’importance des dernières années. Mais est-ce la seule réalité au niveau de la lutte pour la transformation sociale ? Une grande partie des gens qui veulent changer le monde, qui a un emploi relativement stable ou qui est aux études, se retrouve dans d’autres cadres, avec des mouvements organisés, qui ont des structures, des mécanismes de fonctionnement établis, et où les principes démocratiques sont vécus différemment. Il serait faux de penser alors que les syndicats, la Fédération des femmes du Québec et toute une ribambelle de mouvements, sont des « boîtes noires » bureaucratiques, hiérarchiques, fermées. Ce n’est tout simplement pas vrai, même si, souvent mais pas toujours, ces structures de mouvements transportent des manières de voir qui sont aujourd’hui remises en question, au sein même de ces mouvements.
Ce que je veux dire simplement est qu’il ne faut pas créer un fossé incandescent entre les « anciens » mouvements et les « nouvelles » cultures militantes. Il faut continuer de chercher, sans cela, au lieu de créer un nouvel espace de réflexion, on va inventer une nouvelle « religion », comme ce qui est arrivé dans le passé dans une certaine tradition marxiste.
La question n’est pas simplement théorique et philosophique. Il me semble que les luttes d’émancipation les plus fortes, celles qui ont réussi à briser le mur dans un sens, sont celles où on a vu une hybridation. Je pense évidemment aux zapatistes du Mexique, qui ont marié l’horizontalisme et la transparence avec une capacité stratégique exigeant une certaine centralisation des processus. Plus récemment dans le cadre du « printemps arabe », l’expérience tunisienne est celle qui est allée plus loin. Elle était portée par une mobilisation citoyenne de jeunes portés sur les médias sociaux. Elle était aussi ancrée en profondeur au sein de mouvements traditionnels, notamment l’Union générale des travailleurs de Tunisie (UGTT), qui avait une capacité organisationnelle consistante et une certaine habileté à confronter le pouvoir. La révolution espérée n’est pas arrivée en Tunisie, mais le mouvement social persiste et signe, avec des avancées, des erreurs, des tâtonnements. Contrairement à l’Égypte où l’absence de mouvements organisés (en partie par la répression, en partie par la capitulation de la gauche devant l’État) a mené à une véritable dislocation du printemps égyptien. On a vu bien d’autres cas où de grandes mobilisations citoyennes se sont épuisées sur le terrain parsemé d’embûches et où l’art de la politique, c’est l’art de la stratégie, c’est l’art d’avancer au bon moment et au bon lieu, sinon, le dispositif du pouvoir se réorganise et reprend l’initiative, au détriment des revendications populaires.
Voyons plus près de nous. Au printemps 2012, c’est une organisation, l’ASSÉ, très avancée dans le renouvellement des méthodes de fonctionnement et très soucieuse de pratiquer un style démocratique très pointu, qui a mené la lutte. Je dis « mener », car c’est ainsi que cela se passait. Il y avait dans l’ASSÉ une direction, parfois contestée d’ailleurs, et où les décisions étaient prises, souvent contre les adeptes d’une démocratie directe absolue. Par la suite, l’ASSÉ a eu l’intelligence de faire de puissantes alliances avec d’autres mouvements, syndicaux et écologistes notamment. C’est cela qui a assuré le succès du mouvement.
Je termine en revenant au FSM. Il est bien de constater cette mobilisation citoyenne qui se vit et se proclame sans attache organisationnelle, dans une démocratie directe au jour le jour. Par ailleurs, l’idée et la pratique du Forum, c’est plus large que cela. Le Forum ne peut pas fonctionner avec une pensée unique. Et donc, la place des mouvements doit rester très importante, sans par ailleurs que cela ne se vive dans une relation de conflictualité. Autant que possible, les deux cultures doivent converger dans un esprit où on veut aussi apprendre et écouter. Pour que le Forum soit un plein succès, la citoyenneté doit être au rendez-vous. Et aussi les mouvements organisés, pour qu’ils interviennent, qu’ils élaborent des stratégies, qu’ils se nourrissent de la culture militante citoyenne et qu’à rebours, cette culture se nourrisse des mouvements.
On verra dans les prochaines semaines comment l’organisation du Forum va gérer tout cela.
Pierre Beaudet