Portavoz, le rap de l’autre Chili

, par  PeopleKonsian

Q. : Bonjour Portavoz. Merci de nous accorder cette interview. Commence par te présenter au public portoricain, parce que tu es sans doute connu dans la scène rap, mais peut-être que ce n’est pas le cas pour le public en général. Dis-nous comment tu t’appelles, d’où tu viens, ton âge et d’autres choses que tu aurais envie de nous dire pour commencer.

R. : Merci à vous de m’offrir cet espace. Je m’appelle Portavoz, membre du groupe Salvaje Decibel ; je viens du quartier Juanita Aguirre, au nord de Santiago de Chile, la sale capitale. Depuis tout petit j’aime le rap, sa saveur, ses sonorités. Mais aussi parce qu’il nous a rendus plus fort, mes amis et moi, il nous a permis de faire entendre notre voix et notre vécu dans le quartier à notre manière.

Q. : Comment le hip-hop est rentré dans ta vie ? Raconte-nous comment s’est passée cette première rencontre ?

R. : C’était chez ma grand-mère, qui hébergeait ma famille et d’autres parents. C’est mon grand frère, Pepe, qui m’a fait découvrir le rap à travers une cassette. À partir de ce moment, j’en suis tombé amoureux et je n’ai jamais cessé d’en collectionner, d’en écouter puis d’en faire. J’ai commencé en écoutant House of Pain, Cypress Hill, Wu Tang et les compilations portoricaines Prime Underground ; en gros les sons qui arrivaient à cette époque au Chili au milieu des années 1990.

Q. : À quoi ressemble le Chili ? Quels étaient tes héros chiliens quand tu grandissais ?

R. : Le Chili est un pays latino-américain comme les autres, métis et indigène, bien que culturellement la majorité des Chiliens se sentent blancs et d’origine européenne. Ici, le colonialisme et l’impérialisme culturel sont très présents ; notre société commence à peine à reconnaître son identité et son histoire et à respecter nos peuples indigènes originels, comme le peuple mapuche par exemple.

Au Chili nous avons un système capitaliste néolibéral, imposé par la dictature militaire de Pinochet et perfectionné par les gouvernements pseudo-démocratiques de la Concertación (ou Nueva Mayoría) dont est issue l’actuelle présidente Michelle Bachelet. Nous avons un État minimal qui ne garantit pas nos droits sociaux (éducation, santé, logement, retraite), avec un Code du travail lui aussi hérité de la dictature qui perpétue la précarité de l’emploi et s’en prend à la liberté syndicale. Ici, le marché et les grandes entreprises contrôlent tout, et nos droits sont conçus comme des marchandises.

Notre économie est essentiellement exportatrice, et ce sont les grandes entreprises et les capitaux transnationaux qui s’emparent de toutes les ressources naturelles communes qui sont extraites de la terre, comme le cuivre ou le lithium ; et presque rien n’est investi au bénéfice de notre peuple. L’immense majorité des Chiliens et des Chiliennes appartient à la classe ouvrière. 50 % d’entre eux gagnent moins de 300 000 pesos [un peu moins de 400 euros]. En vérité, ce sont eux mes héros, les miens, et ma famille, le peuple mapuche qui lutte pour récupérer ses terres ancestrales au sud du Chili et les travailleurs qui luttent pour une vie plus digne.

Q. : Dans le rap conscient à Puerto Rico on regarde beaucoup du côté des scènes hip-hop du Chili, du Venezuela ou de Cuba, qu’est-ce que tu peux nous dire du hip-hop chilien ? Qu’est-ce que ça signifie de faire du rap et d’évoluer dans la culture hip-hop dans un pays qui a connu des épisodes comme celui de Pinochet mais qui est aussi porteur d’une grande fierté nationale et une fierté d’avoir surmonté autant d’obstacles ?

R. : Je n’ai pas de diagnostic très clair à livrer sur le hip-hop chilien en tant que culture, je crois qu’on n’a pas encore atteint un niveau d’unité suffisant, tout le monde est dans son coin. Par contre je pourrais te parler du rap chilien, il s’est beaucoup développé grâce à un travail permanent, à l’expérience accumulée et aux nouvelles technologies permettant de produire et de diffuser la musique, comme internet. Au Chili on a vécu des moments durs avec la dictature, suivie d’une transition démocratique négociée mais qui en définitive a maintenu les piliers de base de la dictature, en conservant la constitution de Pinochet et le modèle économique et politique néolibéral imposé en mettant le pays à feu et à sang. Pour ce qui est de la fierté nationale dont tu parles, on ne peut pas dire que ce soit quelque chose de positif, parce que le système éducatif nous a inculqué un nationalisme aveugle et stupide issu d’un cadre militaire fasciste et élitiste. Il ne s’agit pas du nationalisme populaire et indépendantiste de Bolívar et Martí, ni de l’idée latino-américaniste de la « grande patrie » portée par le Che, mais d’un nationalisme qui crée des conflits absurdes avec des pays frères, et dans ce domaine nous devons changer beaucoup de choses.

Q. : Au début de cette décennie, la jeunesse étudiante chilienne a vécu des moments de lutte, tout comme à Puerto Rico. Comment vois-tu cette jeunesse en ce moment ? Est-ce qu’au Chili la jeunesse universitaire arrive à bien s’intégrer aux jeunes des poblaciones ou aux moins favorisés ?

R. : Ici le mouvement étudiant a une histoire et a accumulé de l’expérience, il lutte depuis 2001 pour un pass scolaire permettant de prendre les transports gratuitement, puis en 2006 contre la LOCE, une loi qui maintient la nature mercantile de notre système éducatif. Et en 2011, s’est installée au niveau national la revendication d’une éducation gratuite, publique et de qualité pour toutes et tous, l’éducation comme un droit fondamental. On dénonçait la soumission de l’éducation au profit en affirmant la nécessité de se libérer du marché.

Cette jeunesse dont je me sens partie intégrante, puisque je me suis beaucoup construit dans ce processus d’organisation et de lutte, a contribué à transformer la façon de voir les choses des gens, à ne plus avoir peur de nous mobiliser pour ce qui est juste, pour nos droits, et à avancer dans la reconstruction du mouvement populaire au Chili où les travailleurs et les travailleuses occupent une position centrale.

Le monde universitaire est généralement pluriclassiste, en d’autres termes on trouve des jeunes qui viennent de différents secteurs de la société, et ce sont surtout les fils de travailleurs chiliens qui ont impulsé les revendications autour de l’éducation gratuite, mais aussi qui ont lutté pour approfondir cette revendication et réfléchir sur la nature de cette éducation, en se positionnant en faveur d’une éducation qui ne soit pas subordonnée au marché du travail et au système économique, une éducation émancipatrice, critique et populaire, une éducation qui fasse de nous des femmes et des hommes libres en mesure de transformer notre réalité.

Q. : J’ai en tête quelques artistes des années 1990 qui ont pu influencer le développement de la culture hip-hop chilienne, comme Tiro de Gracia, Los Tetas ou encore el Sindicato de la Danza avec Boomer. Est-ce que tu as pu remarquer cette influence ? Est-ce que tu considères qu’il y a eu une scène des origines et maintenant une nouvelle école ? Comment tu te situes par rapport à ça ?

R. : J’ai beaucoup appris de tous ces groupes, musicalement parlant surtout parce que leurs sons tournaient beaucoup ici au Chili quand le mouvement n’était pas encore très important. Mais en rap chilien, mes influences directes ce sont mes amis de Salvaje Decibel et le rap du nord de Santiago, comme SQB, Search et la ZNC ou encore FDA. Évidemment vient s’ajouter l’influence du rap qu’on écoutait et qu’on collectionnait sur cassette dans les années 1990, comme KRS1, Cypress Hill, House of Pain, le Wu Tang, Nas, Boot Camp Click qui ont été les premières sources d’inspiration. Je ne sais pas si on peut parler d’une différence marquée entre une vieille et une nouvelle école. Je crois que les allers-retours et l’échange d’expériences entre les générations sont un processus constant, un processus dialectique incessant. Et bien entendu, comme je le disais, j’ai beaucoup appris de vieux rappeurs et rappeuses, ils ont tout mon respect, et de la même façon aujourd’hui nous avons le devoir d’enseigner ce que nous savons et nous devons apprendre des nouvelles générations qui elles aussi ont beaucoup à nous transmettre, pour ne pas créer une élite du savoir au sein du hip-hop. Et c’est en ça que les ateliers qu’on organise dans les quartiers à travers le Chili sont importants.

Q. : Quel regard portes-tu sur le hip-hop latino-américain d’aujourd’hui ?

R. : Je ne sais pas grand-chose sur le hip-hop latino-américain, mais sur le rap oui. Je crois que sur le plan musical, le rap s’est beaucoup développé et a désormais atteint un niveau international, même s’il reste beaucoup à apprendre, car tout ça n’a pas de fin, l’apprentissage et la production de nouveaux sons, de sons frais. Mais j’aime la façon dont les beats ont évolué, toujours plus déliés, ou la complexité des structures de rimes aussi, ou encore la créativité poétique. Dans le domaine audiovisuel aussi il y a des grandes avancées, de très bons clips. Pour ce qui est du contenu des textes, je crois qu’il reste beaucoup de choses à faire entendre sur ce que vivent véritablement nos peuples d’Amérique latine et des Caraïbes. C’est bien de rapper en parlant du rap et passer un bon moment, avoir une posture, mais je crois qu’avec tout ce qui est en train de se passer dans de nombreux pays – les énormes inégalités sociales, la corruption politique, la privatisation de nos droits sociaux, le terrorisme d’État –, il reste beaucoup de choses dont il faut parler. Mais il y a aussi des éléments de la culture rap dominante que nous devons continuer à surmonter, comme le machisme ou le patriarcat, l’individualisme exacerbé et la concurrence sauvage qui ne fait que gonfler les égos et diviser les peuples.

Q. : Quelle est ton opinion sur des termes comme celui de « musique urbaine », qui servent peut-être davantage à semer la confusion qu’à éclaircir les choses ? Est-ce qu’au Chili il se passe la même chose qu’ici, à savoir que quiconque ayant l’air de rapper est assimilé au hip-hop même s’il peut être en train de faire du reggaeton, de la cumbia ou de la bachata ? Est-ce que ce genre de catégorisations te parle ?

R. : Je crois que souvent les universitaires parlent de nous, de l’art et de la culture populaires, d’un point de vue distant et extérieur, en nous considérant comme des objets d’étude, et pas des sujets, et ils donnent des noms inappropriés à ce que nous faisons ; et tout ça fait partie des logiques du colonialisme culturel. En réalité, mon univers musical ne cesse de s’élargir, j’ai appris à connaître l’art et la culture de différents pays et régions, et des artistes qui créent divers styles musicaux, et ça, ça m’enrichit et me fait apprendre toujours plus de choses. Pour moi, le rap fait partie de la musique populaire de chaque pays et région, qu’il s’agisse d’une zone urbaine ou rurale, ou d’où quelle soit. Ce qui m’embête vraiment dans le reggaeton et certains autres genres musicaux c’est le contenu des textes (et pas le rythme musical puisque j’écoute de tout), qui sont machistes et patriarcaux, les femmes sont chosifiées violemment et réduites au statut d’objet sexuel, mais aussi égocentriques et arrivistes, cette façon d’exhiber un style de vie de riches, de millionnaires qui est celui de très peu de personnes en Amérique latine et dans les Caraïbes. Je crois que nous, rappeurs et rappeuses, devons dépasser ce genre de textes de merde qui reproduisent des logiques capitalistes et colonialistes.

Q. : Dans quelle mesure cette dimension socio-politique est nécessaire dans le hip-hop ?

R.  : Le hip-hop en tant que culture populaire et de rue a toujours eu un caractère social et politique, car il naît dans des secteurs bien spécifiques de la société et dans des contextes politiques particuliers, et dans ce sens il est inséparable de la réalité dans laquelle il s’est développé. Au cours de l’histoire, tous les arts sont devenus un moyen de communication des peuples et des plus dépossédés, un moyen d’expression de notre identité et du monde que nous voulons. De même, tout art est une activité de plaisir et de satisfaction personnelle, passer un bon moment en créant et en le partageant avec nos amis. Ce qui importe c’est de ne pas croire ce mythe selon lequel l’art est détaché de la société, parce que cette croyance ne sert qu’aux riches et aux puissants, pour qu’on reste silencieux et qu’on fasse un art superficiel et creux.

Q. : Parle-nous de Salvaje Decibel. Pour moi vos deux albums, Poblacional (2007) et Radical (2013) sont deux éléments indispensables pour quiconque fait ou simplement apprécie le rap socio-politique latino-américain. Qu’est-ce qui vous a poussé à former le groupe ? Quels autres rappeurs ou musiciens vous ont influencé ?

R. : Salavaje Decibel ce sont mes amis du quartier (Ezer, Funky Flu, Revilo, Dj Cidtronyck), qui m’ont beaucoup appris sur le rap et la vie. Ce qu’on a fait à la base c’est vomir au rythme du rap tout ce qu’on sentait et respirait dans notre quartier et dans notre pays. C’est comme ça que tous les disques sont sortis, et c’est comme ça qu’on a toujours fonctionné, en utilisant le rap comme une thérapie de groupe. Nos influences sont variées, du rap classique des années 1990 en passant par Nina Simone, Michael Jackson, Bob Marley, James Brown, The Clash, Héctor Lavoe jusqu’à la Nueva Canción Popular du Chili et d’Amérique latine.

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Q. : Pour finir, au fond qu’est-ce que c’est que le rap pour toi ?

R. : Le rap est notre thérapie, la voix des quartiers, de la rue, des sans-voix, c’est l’expression musicale la plus accessible pour toutes et tous, c’est le journal de la jeunesse d’Amérique latine et de tous les peuples du monde. C’est la liberté.

Voir en ligne : Interview de Portaluz

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