Nous ne pourrons passer en revue tous les points de vue qui s’expriment sur les différentes dimensions de dialogue entre les gauches sur la planète. Toutefois, nous voulons questionner la perspective altermondialiste et identifier l’impact de ce conflit sur les préoccupations principales de ce mouvement. Comme le mentionne Pierre Khalfa (2022), les mouvements sociaux et politiques altermondialistes doivent « à la fois, éviter le simplisme binaire, l’inefficacité des simples proclamations de principes abstraits et l’opportunisme au nom du réalisme. »
Un autre monde est-il possible ?
C’est à partir d’une volonté de proposer un « autre monde » que la démarche altermondialiste s’est définie au milieu de la décennie qui a suivi la chute du Mur de Berlin. Les élites occidentales a saisi cet événement pour célébrer sa victoire contre le « socialisme ». À l’époque, la contestation de la mondialisation néolibérale remettait en question les politiques d’ajustements structurels de la Banque mondiale, les ententes de libre-échange, puis, en 2011 notamment, les inégalités croissantes par le mouvement Occupy. La démarche altermondialiste s’est ainsi développée en opposition au projet mondialiste du capital occidental, instrumentalisant et soumettant le « Sud Global » à ses politiques. Le leitmotiv des forums sociaux mondiaux : « un autre monde est possible » comme alternative systémique.
Il est vrai que « l’autre monde » souhaité par les altermondialistes se démarquait aussi du modèle de socialisme qui venait de s’effondrer. La perspective altermondialiste est celle d’une société plus démocratique, participative, préoccupée par les aspirations et les besoins sociaux. Un laborieux travail d’inventaire de l’imaginaire populaire était à l’ordre du jour, afin de nourrir un projet à partir des expériences populaires sur le bien commun. Pour plusieurs, il s’agissait de refonder l’idée originale du socialisme comme société égalitaire.
La proposition altermondialiste s’est donc définie comme anti-systémique au capitalisme triomphant, car l’effondrement du bloc de l’Est confirmait la disparition de la menace qu’exerçait le projet socialiste comme alternative au capitalisme au début du siècle dernier. Certes, ça faisait belle lurette que le projet révolutionnaire de l’époque ne faisait plus trembler les classes dirigeantes occidentales. Toutefois, devant la portée historique des événements, le capital occidental n’a pas manqué de saisir l’effondrement du bloc socialiste comme sa victoire pour faire reculer la menace de transformation sociale, en proclamant « la fin de l’Histoire » avec la fin de la guerre froide.
Au bout du compte, le mouvement altermondialiste s’est défini principalement comme opposition à la mondialisation néolibérale, malgré l’espoir d’exprimer un projet mondialiste alternatif basée sur la solidarité. La plupart des courants de la gauche occidentale se sont réclamés de l’altermondialisme comme mouvement anti-systémique et a priorisé la lutte contre cette mondialisation néolibérale. Dans le Sud global, cette idée fut entendue, en particulier en Amérique latine. Toutefois, ce fut moins le cas en Europe de l’Est. Le Nouveau Monde possible n’est pas apparu comme une réponse à celui que souhaitaient les populations d’Europe de l’Est, coincées entre des régimes aux libertés étouffées et l’attrait de la société libérale qui promettrait une croissance sans fin !
L’appel de la gauche post-soviétique
Or, l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie rappelle brutalement, à la gauche altermondialiste occidentale, la nécessité de revoir ses références stratégiques. Autrement dit, ces événements obligent à questionner sa posture pour prendre en compte l’ensemble des réalités de la conjoncture internationale. Dans cette perspective, il est essentiel d’entendre l’appel de la gauche « post-soviétique », issue de la génération qui n’a pas connu la guerre froide et qui a grandi après l’effondrement des régimes soviétiques en Europe de l’Ouest.
Plusieurs appels ont été diffusés à l’Ouest. Beaucoup des lettres ouvertes provenant d’Ukraine, pour des raisons évidentes. Il s’agit de correspondances provenant de mouvements de gauche qui s’oppose à leurs classes dominantes, qui elles sont dominées par celles qui dirigent en Russie. En Ukraine, des chroniqueurs parmi les plus en vue du site Commons ont publié des appels ciblant surtout cette fraction de la « gauche occidentale », préoccupée à ne combattre que la suprématie états-unienne sur la planète. L’impérialisme américain est certainement la première puissance impérialiste du capitalisme occidental, mais elle n’est plus ou pas celle qui dominait la planète lors de la guerre froide.
Les appels de la gauche post-soviétique demandent à cette gauche occidentale de décrocher de l’idée que l’hégémonisme des États-Unis façonne toujours le monde. Ils nous disent de prendre acte du « déclin de l’empire américain » : les États-Unis « ne parviennent plus à imposer leurs normes par la puissance militaire et leur influence économique va en se réduisant ». Ils reprochent à la gauche occidentale qui voit, dans l’entrée des troupes russes en Ukraine, la résultante de « l’agression de l’OTAN en Ukraine » et d’être « incapable de voir l’agression russe ».
Quel internationalisme face à la guerre en Ukraine ?
La gauche occidentale, incluant les mouvements altermondialistes, doit entendre l’appel de la jeune gauche post-soviétique. Est-elle aveugle du « tigre impérialiste » ? Elle a certainement des angles morts. Toutefois, désavouer l’agression russe contre l’Ukraine, demander que cessent ces hostilités et affirmer une volonté de respecter le droit à l’autodétermination de la population ukrainienne sont des considérations essentielles à toute position de solidarité internationale et d’internationalisme dans le monde qui se transforme aujourd’hui. Le principe qu’un peuple ne peut être libre s’il en opprime un autre, constitue un fondement de la perspective altermondialiste.
Par ailleurs, il ne s’agit pas d’être aveugle du rôle de l’OTAN. C’est le bras armé du bloc impérialiste occidental, qui vise à rendre hégémonique un modèle économique du capitalisme contemporain. À l’instar de MacArthur, on doit toutefois demander pourquoi son démantèlement n’a pas été fait dans les années 90, alors que la guerre froide s’est terminée. Le seul fait que cette alliance se maintienne démontre l’ambition du bloc occidental de protéger, voire de renforcer sa volonté d’hégémonie sur la planète. Par ailleurs, il est aussi important de rappeler les crimes de l’Occident. Toutefois, prétendre expliquer la guerre en Ukraine par l’action de l’OTAN fait fausse route. C’est refusé de prendre en compte les nouvelles réalités d’un monde marqué par la recomposition du système hégémonique mondial.
La gauche occidentale doit s’éloigner de l’idée que l’OTAN est la cause première de l’agression russe. On doit trouver dans une vision véritablement internationale la prise en compte de l’affrontement de blocs de pouvoir à géométrie variable, mais interdépendants. Le campisme de la gauche occidentale, qui réduit la complexité de la conjoncture à l’opposition à sa seule classe dominante occidentale, vide la charge humaniste et pacifiste de la solidarité internationale et de l’internationalisme. Durant la guerre froide, elle prenait la forme de la défense aveugle de la patrie du socialisme ! Aujourd’hui, elle refuse à considérer les monstres qui ressurgissent des tournants de l’histoire.
Actualité de l’altermondialisme
L’altermondialisme demeure une perspective toujours d’actualité pour la gauche occidentale, comme en témoigne la reprise du slogan « Un autre monde est possible » comme un de ceux mis de l’avant à la fin de la campagne de Jean-Luc Mélanchon en France. Néanmoins, les mouvements, qui poursuivent le combat altermondialiste dans l’action, ne sont pas nécessairement dans les rendez-vous plus traditionnels comme le Forum social mondial. Pourtant, ils organisent souvent les résistances anti-systémiques pour répondre aux nouvelles réalités des enjeux politiques et sociaux.
Par exemple, le mouvement pour la Marche mondiale n’a peut-être plus le même écho, mais rayonne toujours. Et les mouvements féministes se déploient différemment et maintiennent la pression contre les violences faites aux femmes depuis Me Too. Les mouvements anti-racistes et décoloniaux se renforcent dans la plupart des pays occidentaux et notamment aux États-Unis avec le mouvement Black Lives Matter. La guerre en Europe a poussé la gauche européenne à s’organiser de manière transnationale dans le Réseau européen en solidarité avec l’Ukraine et contre la guerre.
Par ailleurs, à la suite des manifestations d’opposition menées lors de la COP 26, les mobilisations reprennent avec la levée des mesures sanitaires. Le réseau international Glasgow Agreement / Peoples Climate Commitment a lancé un nouveau mouvement Occupy pour le climat. Il appelle la jeunesse mondiale à lancer des mouvements d’occupation des collèges et des universités à l’automne prochain pour exiger la fin des énergies fossiles « End Fossil Now-Occupy for Climate ». Il rejoint ainsi la reprise des actions du mouvement de Greta Thunberg, Fridays for the future.
Le rendez-vous mexicain 2022
Néanmoins, les rendez-vous altermondialistes plus traditionnels ne sont pas au bout de leurs peines. Bien que de nombreux réseaux mexicains sont regroupés dans un comité de facilitation, on ne retrouve pas le ralliement que nous avons constaté à Montréal et dans les FSM en général. Certains secteurs refusent toujours d’y participer, dont le mouvement zapatiste du Yucatan. Des divisions internes au Conseil international sur le futur du FSM s’ajoutent aux obstacles créés par la pandémie, notamment sur le plan des déplacements internationaux, ce qui contribuent à réduire l’intérêt à participer au FSM 2022.
Pour y remédier, il n’est pas nécessaire que l’organisation des Forums sociaux mondiaux se transforment en état-major des mouvements sociaux pour soutenir l’actualité de l’altermondialisme. S’appuyant sur un des mouvements piliers des FSM, celui de l’éducation populaire et de Paulo Freire, le travail d’éducation politique dans une perspective de conscientisation et dans l’action de mobilisation est essentielle pour démontrer l’actualité de l’altermondialisme.
Oui, « un autre monde est possible et nécessaire ». Pour en faire la démonstration et pour rendre crédible son projet anti-systémique, les mouvements sociaux, et plus largement la mouvance altermondialiste, doivent répondre aux appels de la gauche post-soviétique pour faire bloc avec elle. Les bases de cet engagement repose sur le pacifisme et le développement d’une vision démocratique opposée à l’impérialisme russe. À nous, à démontrer les limites de la démocratie libérale occidentale.