Affirmer que tout cela est l’oeuvre de la conspiration impérialiste est absurde. L’idée du référendum pour la réélection n’est pas partie de la Maison Blanche mais du Palacio Quemado. Cela dit, il est clair que l’impérialisme et toute l’extrême droite profitent de cette grande erreur que fut la convocation à un référendum pour que deux personnes puissent être réélues.
Le référendum n’est pas tant la cause du problème sinon un de plus de ses tragiques épisodes. Le processus de changement suit un mauvais chemin et il est nécessaire de réfléchir bien au-delà des scandales de corruption et des mensonges qui, bien qu’importants, ne sont jamais que la pointe de l’iceberg.
Il y a quatre ans et demi j’ai quitté le gouvernement et depuis lors j’ai cherché à comprendre ce devenir. Ce qui se passe en Bolivie n’est pas quelque chose d’unique. Depuis le début du siècle passé différents mouvements révolutionnaires, de gauche ou progressistes sont arrivés au gouvernement dans différents pays du monde et, malgré le fait que plusieurs d’entre eux générèrent d’importantes transformations, pratiquement tous finirent récupérés par les logiques du capitalisme et par le pouvoir.
En bref, je voudrais ici partager quelques idées, autocritiques et propositions qui, je l’espère, puissent contribuer à récupérer les rêves d’un processus de changement qui est très complexe et qui n’est propriété d’aucun parti ou dirigeant.
I. LA LOGIQUE DU POUVOIR S’EST EMPARÉ DU PROCESSUS
Les activistes de gauche au gouvernement parlent généralement du danger de la droite, de l’impérialisme et de la contre-révolution, mais ils ne mentionnent presque jamais le danger que représente le pouvoir en lui-même. Les dirigeants de gauche croient qu’étant au pouvoir ils pourront transformer la réalité du pays et ne sont pas conscients que ce pouvoir finira aussi à les transformer eux-mêmes.
En général, au début d’un processus de changement, le nouveau gouvernement promeut - par voie constitutionnelle ou insurrectionnelle - la réforme ou transformation des vieilles structures de pouvoir de l’Etat. Ces changements, tout radicaux qu’ils soient, ne seront jamais suffisants pour éviter que les nouveaux gouvernants soient cooptés par la logique du pouvoir qui est présente tant dans les structures de pouvoir réactionnaires que dans les structures de pouvoir révolutionnaires. L’unique option pour éviter qu’un processus de changement y succombe est hors de (la sphère) de l’État : (elle réside) dans la force, l’indépendance du gouvernement, l’autodétermination et la mobilisation créative des organisations sociales, des mouvements et des différents acteurs sociaux qui donnèrent naissance à ces transformations.
Dans le cas bolivien, qui comparativement à d’autres processus de changement était très privilégié par la forte présence d’organisations sociales vigoureuses une de nos erreurs la plus grave fut d’affaiblir les organisations sociales en incorporant aux structures de l’Etat une grande partie de ses dirigeants qui finirent exposés aux tentations et à la logique du pouvoir. Avant de coopter toute une génération de dirigeants, il aurait fallu former de vraies équipes pour gérer les attributions clefs de l’Etat. Octroyer sièges syndicaux, promotions, postes et avantages aux organisations sociales qui furent à l’origine du processus de changement favorisa une logique clientèliste et "prébendière". Par contre, nous aurions dû renforcer l’indépendance et la capacité d’autodétermination des organisations sociales pour qu’elles constituent un véritable contre-pouvoir qui propose et contrôle ceux qui sont devenus des bureaucrates de l’Etat. Le véritable gouvernement du peuple n’est pas, et jamais ne sera dans les structures de l’Etat.
Nous continuions avec une structure hiérarchique de l’Etat du passé et nous n’impulsions pas une structure plus horizontale. Sans doute, le concept du "patron" ou du "patron l’a dit" fut dès le départ une très grave erreur. Jamais le culte de la personnalité n’aurait dû être entretenu.
Au début, maintes de ces erreurs furent commises sous la pression des circonstances et de la méconnaissance de la façon d’administrer un appareil d’Etat de manière différente. A notre inexpérience s’ajouta la conspiration et le sabotage de la droite, ainsi que l’impérialisme qui obligea à serrer les rangs très souvent de manière a-critique (cas Porvenir [1], négociation d’ articles de la Constitution Politique de l’Etat, etc.). Les succès et victoires contre la droite, loin d’ouvrir une nouvelle étape pour reconduire le processus et identifier nos erreurs, accentuèrent les tendances les plus enclines au culte du chef et à la centralisation.
La logique du pouvoir est très similaire à la logique du capital. Le capital n’est pas une chose, mais un processus qui n’existe qu’en tant qu’il génère plus de capital. Le capital qui n’est pas investi et qui ne produit pas de profit est un capital qui sort du marché. Le capital doit être en croissance permanente pour exister. De la même façon opère la logique du pouvoir. Sans que tu t’en rendes compte, le plus important pour le gouvernement va être de se maintenir au pouvoir et d’avoir plus de pouvoir pour assurer ta continuité au pouvoir. Les arguments de cette logique qui préfère la permanence au pouvoir et son expansion à tout prix sont au final convaincants et nobles : "s’il n’a pas la majorité absolue au Congrès, la droite boycottera à nouveau le gouvernement", “plus est grand le nombre de gouvernorats et de municipalités que nous contrôlons, mieux peuvent être exécuter les plans et projets”, “la justice et d’autres attributions de l’Etat doivent être au service du processus de changement”, “peut-être veux-tu que revienne la droite”, “que deviendra le peuple si nous perdons le pouvoir…”.
Si le péché originel du processus de changement fut de nous croire "le gouvernement du Peuple", le moment d’inflexion du processus de changement se produisit lors de la seconde législature du gouvernement. En 2010, on obtint plus des deux tiers (des sièges) du parlement et (nous disposions) de l’énergie suffisante pour progresser réellement vers une transformation de fond concernant le Vivre Bien. C’était le moment de renforcer plus que jamais le contre pouvoir des organisations sociales et de la société civile pour limiter le pouvoir de ceux de nous qui étions au gouvernement, au parlement, dans les préfectures et les municipalités. C’était le moment de faire des efforts pour promouvoir de nouveaux leadership et activistes créatifs qui puissent nous remplacer parce que les dynamiques du pouvoir allaient nous broyer.
Cependant, ce qui se fit fut tout le contraire. On centralisa encore plus le pouvoir des chefs, on transforma le parlement en appendice de l’exécutif, on continua d’entretenir le clientélisme des organisations sociales, on arriva jusqu’à l’extrême de diviser quelques organisations indigènes et on essaya de contrôler le pouvoir judiciaires par d’absurdes manoeuvres qui firent échouer le projet de disposer d’une Cours Suprême de Justice idoine, indépendante et élue pour la première fois de l’histoire.
Au lieu d’encourager des esprits libres qui suscitent le débat dans tous les espaces de la société civile et dans l’Etat, on censura et on poursuivit ceux qui étaient en désaccord avec les positions officielles. On tomba dans un entêtement absurde à justifier l’injustifiable comme Chaparina [2] et à chercher à détourner à tout prix la victoire des indigènes et des gens qui avaient fait reculer le projet de route par le TIPNIS [3]. Ce contexte, dans lequel la complaisance était récompensée et où la critique était traitée comme la peste, favorisa le contrôle des moyens de communication par divers moyens, mina l’émergence de nouveaux dirigeants et renforça l’illusion que le processus de changement de millions de gens dépendait de quelques uns.
La logique du pouvoir avait capturé le processus de changement et le plus important passa pour être la seconde réélection et maintenant la troisième.
II. LES ALLIANCES QUI ONT MINÉ LE PROCESSUS
Tout processus de transformation sociale déplacent certains secteurs, en catapulte d’autres et en engendre de nouveaux. Dans le cas bolivien, le processus de changement signifia au début le déplacement d’une classe moyenne technocratique et d’une bourgeoisie parasitaire d’Etat qui durant des décades alternèrent au gouvernement et qui toujours disposaient de familiers dans les structures de pouvoir pour obtenir des appels d’offres publics, des expertises, des concessions, des contrats, des terres et autres avantages.
En 2006 ce secteur fut déplacé et quoique plusieurs de ses membres continuèrent à occuper des fonctions étatiques ils n’avaient alors plus le pouvoir d’avant pour faire des affaires et des arrangements avec l’Etat. Dans le pays commença une lutte très dure entre, d’un côté, les secteurs sociaux précédemment dominants qui avaient été déplacés ou qui craignaient de perdre leurs privilèges (propriétaires fonciers, agro-industriels et entrepreneurs) et, de l’autre côté, les secteurs sociaux émergents indigènes, paysans, les travailleurs et une classe moyenne populaire très composite.Les oligarques de la région orientale [4] développèrent avec habileté un discours d’"autonomies" régionales pour gagner l’appui de secteurs de la population et la confrontation nous conduisit quasi au bord d’une guerre civile. Au final, grâce à la mobilisation sociale et au référendum révocatoire [5], les secteurs les plus réactionnaires se trouvèrent écartés. Cependant, malgré sa déroute, cette oligarchie obtint quelques victoires partielles avec les amendements au texte constitutionnel, qui à ce moment là paraissaient mineures par rapport au fait qu’on allait enfin disposer de la Constitution de l’Etat Plurinational de Bolivie. A ce moment commença une politique d’alliance néfaste qui vida de son esprit le processus de changement.
Les dirigeants au gouvernement qui avaient déjà commencé à être capturés par la logique du pouvoir optèrent pour une stratégie qui fut de pactiser avec les représentants économiques de l’opposition tout en poursuivant leurs leaders politiques. ¡Carotte économique et bâton politique !
Ainsi, peu à peu, les objectifs de la révolution agraire furent vidés de leur contenu. La grande majorité des propriétaires fonciers d’avant 2006 ne furent pas touchés. On mit l’accent sur la garantie et l’attribution de titres fonciers qui favorisèrent majoritairement les indigènes et les paysans, mais on ne procéda pas au démantèlement du pouvoir des latifundiaires. Dans ce contexte il y eut une alliance avec le secteur le plus important des agro-entrepreneurs : les exportateurs de soja transgénique à qui on permit de continuer d’augmenter leur production. Le soja transgénique qui, en 2005, ne représentait que 21% de la production de soja en Bolivie, atteignit les 92% en 2012. On différa la vérification de l’accomplissement de la responsabilité économique et sociale des grandes propriétés qui aurait conduit à leur expropriation et à leur réattribution, les déboisements illégaux de forêts furent classés sans suite et on encouragea l’extension de la déforestation au bénéfice principal des agro-exportateurs.
Ces alliances qui eurent été impensables avant 2006 furent justifiées au prétexte qu’ainsi on divisait l’opposition de la province de Santa Cruz [6] , qu’on rendait possible le bon accueil du gouvernement par les villes des provinces orientales, et qu’on évitait une polarisation comme celle du Venezuela, puisque les secteurs économiques de l’opposition de droite verraient qu’il valait mieux ne pas faire échouer la stabilité du gouvernement.
Cette politique d’alliances pour stabiliser et consolider "le gouvernement du peuple" embrassa presque tous les secteurs du pouvoir économique. La bourgeoisie financière qui, par principe, fut traitée avec égard pour éviter le risque d’une panique bancaire, comme au temps de l’UDP [7] , fut l’une de celles qui en profita le plus. Les profits du secteur financier de Bolivie passèrent de 43 millions de dollars en 2005 à 283 millions de dollars en 2014. Quelque chose de pareil advint avec le secteur minier privé transnational, qui malgré quelques nationalisations, maintint tout au long des dix dernières années une participation de 70% des exportations (minières). Selon le Ministre des Finances lui-même, les profits du secteur privé atteignirent 4.111 millions de dollars en 2013.
Le processus de changement non seulement avait été capturé par la logique du pouvoir mais de plus les secteurs patronaux de droite avaient commencé à le saper de l’intérieur.
III. LES NOUVEAUX RICHES
Ces politiques d’alliance avec l’ennemi n’auraient pas été possibles si ne s’était opérée une transformation de la base social du processus de changement. Dans presque tous les processus révolutionnaires de ce siècle et du siècle passé, après un processus de confrontation avec les vieux secteurs déplacés, surgit au sein même du processus révolutionnaire des groupes de nouveaux riches et de nouveaux bureaucrates qui veulent jouir de leur nouveau statut et qui, pour ce faire, s’allient avec des secteurs des anciens riches. L’amélioration des conditions de vie de quelques secteurs et en particulier de quelques groupes de dirigeants ne conduit pas nécessairement à un plus grand développement de la conscience, bien au contraire. La seule façon de neutraliser ces nouveaux riches et ces nouvelles classes moyennes d’origine populaire est encore l’existence de fortes organisations sociales. Cependant, quand celles-ci sont affaiblies et cooptées par l’Etat, il n’existe plus aucun contre poids à ces nouveaux secteurs du pouvoir économique qui commencent à interférer de manière déterminante dans la prise des décisions.
Au début du second mandat du gouvernement en 2010, il était clair que le grand danger pour le processus de changement n’était pas extérieur mais dans les dirigeants et les nouveaux groupes de pouvoir qui s’étaient formés dans les municipalités, les gouvernorats, les entreprises d’Etat, les charges publiques, les forces armées et les ministères. La répartition de la rente gazière parmi toutes les entreprises ouvrit une opportunité incroyable de faire petites et grandes affaires de toutes sortes. Dans les hautes sphères on était conscient du danger, mais on ne décida pas de mettre en place de façon opportune des mécanismes efficients de contrôle interne et externe de l’appareil d’Etat. La logique dominante conduisit à être celle des chantiers et encore des chantiers pour gagner plus de popularité et ainsi obtenir la réélection. Ainsi surgirent de nouveaux secteurs de pouvoir économique (entre les mains) de dirigeants politiques, syndicaux et entrepreneurs qui commencèrent à monter socialement grâce à l’Etat. A ceux-là s’ajoutèrent les secteurs du commerce, de la contrebande, des coopératives minières, des producteurs de feuille de coca, des transporteurs et d’autres qui obtinrent une série d’avantages et bénéfices du fait qu’ils représentaient d’importantes masses électorales.
Le problème du processus de changement est plus profond qu’il n’apparaît. Il ne s’agit pas seulement de graves erreurs (commises) par des individus ou de scandales de corruption (dignes) de série télévisée, mais bien que maintenant il y a une bourgeoisie émergente et une classe moyenne populaire, [8] qui ne cherchent qu’à poursuivre leur processus d’accumulation économique.
Pour poursuivre le processus de changement il faut revigorer les anciennes organisations sociales et en créer de nouvelles. Aujourd’hui il n’est pas sûr que ceux qui furent les acteurs clefs de ce processus il y a une décade soient les acteurs clefs de demain. Croire qu’avec un changement de personnes il est possible de poursuivre le processus de changement conduit à se tromper soi même. Le processus de changement est plus complexe et nécessite la reconstitution du tissu social qui fut à son origine.
IV. DU BIEN VIVRE A L’EXTRACTIVISME [9]
Pour revitaliser et poursuivre le processus de changement, il fondamental de savoir quel pays nous sommes en train de construire, être sincères et autocritiques. Les succès de ces 10 ans passés sont indéniables sur bien des aspects et ont pour origine l’accroissement des revenus de l’Etat par la renégociation des contrats avec les transnationales pétrolières quand les prix des hydrocarbures étaient élevés. De façon stricte on ne peut pas dire qu’il y eut une nationalisation puisqu’au jour d’aujourd’hui deux entreprises transnationales (PETROBRAS et REPSOL) gèrent 75% de la production du gaz naturel de Bolivie. Ce qui eut bien lieu fut une renégociation des contrats qui fit que les profits des entreprises transnationales tirés des coûts récupérables et des bénéfices passèrent de 43% en 2005 à seulement 22% en 2013. Il est indéniable que les transnationales du pétrole, poursuivant leur activité en Bolivie, gagnent le triple de ce qu’elles gagnaient il y a dix ans, mais d’un autre côté il est tout aussi vrai que l’Etat dispose de huit fois plus de revenus, ceux-ci passant de 673 millions de dollars en 2005 à 5.459 millions de dollars en 2013 [1]. Cette énorme quantité de millions de dollars permit de faire bondir l’investissement public, de mettre en application une série d’aides sociales, de développer les travaux d’infrastructure, l’extension des services de base, l’accroissement des réserves en devises de l’Etat et la mise en oeuvre d’autres mesures. Il est indéniable que par comparaison avec les décades antérieures il y eut une amélioration de la situation de la population et cela explique l’appui dont bénéficie encore le gouvernement.
Mais la question demeure : où est en train de nous conduire ce modèle ? au Bien Vivre ? au socialisme communautaire ? Ou, au contraire : sommes-nous tombés dans l’addiction à l’extractivisme (9) et à la rente d’une économie capitaliste fondamentalement exportatrice ?
L’idée de départ était de nationaliser les hydrocarbures pour redistribuer la richesse et sortir de l’extractivisme des matières premières tout en progressant dans la diversification de l’économie. Aujourd’hui, dix années plus tard, malgré quelques projets de diversification économique, nous n’avons pas surmonté cette tendance et au contraire nous sommes encore plus dépendants des exportations de matières premières (gaz, minerais et soja). Pourquoi sommes-nous restés à mi chemin et sommes-nous devenus dépendants de l’extractivisme et des exportations ? Parce que c’était la façon la plus commode d’obtenir des ressources pour se maintenir et continuer au pouvoir. Il n’est pas vrai qu’il n’y avait pas d’autres options, mais il est évident que celles-ci n’allaient pas produire rapidement des revenus en devises pour accroître la popularité du gouvernement. Aller vers une Bolivie agro-écologique aurait été une voie beaucoup plus cohérente avec le Vivre Bien et et la protection de la Mère Terre [10], mais cela n’aurait pas garanti à ce moment d’importants revenus économiques et aurait signifié une confrontation avec la grande agro-industrie du soja transgénique.
De façon autocritique, nous devons reconnaître que la conception que nous avions il y a plus de 10 ans de la substitution des importations n’est pas faisable à l’échelle où nous l’imaginions à cause de la concurrence internationale de marchandises meilleur marché et aussi pour la taille réduite de notre marché intérieur. Cela est encore beaucoup plus difficile quand on ne met pas en oeuvre la moindre politique de monopole du commerce extérieur et de contrôle de la contrebande. Des mesures opportunes comme freiner les accords de libre commerce de Bolivie, revenir sur le TLC [11] avec le Mexique et sortir du CIADI [12] ne furent pas accompagnées de mesures de contrôle effectif du commerce extérieur.
Le Vivre Bien et les droits de la Mère Terre gagnèrent de la notoriété au niveau international, mais au niveau national ils se virent chaque fois plus dévalués parce qu’ils servaient seulement à nourrir un discours qui ne se mettait pas en pratique. Le TIPNIS (3) fut la goutte qui fit déborder le verre en montrant l’incongruité qu’il y avait entre le dire et le faire.
V. UNE AUTRE BOLIVIE EST POSSIBLE
Quelques jours avant le référendum une information fut publiée disant que à Oruro [13] on allait construire une usine de production d’énergie solaire de 50 MW qui couvrira LA MOITIÉ de la demande d’énergie électrique du département d’Oruro, d’un coût d’investissement de 100 millions de dollars. La nouvelle circula à peine bien que ce soit une petite preuve qu’une Autre Bolivie est Possible.
La Bolivie peut abandonner progressivement l’extractivisme et se placer à l’avant garde d’une véritable révolution énergétique communautaire. Si la Bolivie se le proposait, un investissement de 1.000 millions de dollars pourrait produire 500 MW d’énergie solaire, ce qui représente presque un tiers de la demande nationale actuelle. La transformation peut être beaucoup plus profonde si on prend en compte le fait que le gouvernement prévoit un investissement total de 47.000 millons de dollars d’ici 2020.
Mais de plus, la Bolivie pourrait soutenir une énergie solaire communautaire, municipale et familiale qui convertisse le consommateur d’électricité en producteur d’énergie. Au lieu de subventionner le diesel pour les agro-industriels, on pourrait investir cet argent pour que les boliviens de moindres revenus produisent de l’énergie solaire sur leur toit. De cette façon, on démocratiserait et décentraliserait la production d’énergie électrique. Le Vivre Bien commencera à être une réalité quand on donnera un pouvoir économique à la société (comme producteurs et pas seulement comme consommateurs et bénéficiaires de bons d’aide sociale) et qu’on promouvra des activités pour récupérer l’équilibre perdu avec la nature.
La véritable alternative à la privatisation n’est pas l’étatisation mais la socialisation des moyens de production. Très souvent, les entreprises d’Etat se comportent comme des entreprises privées en l’absence de participation sociale effective et de contrôle social. Faire le pari de la génération d’énergie solaire communautaire, municipale et familiale contribuerait à donner du pouvoir à la société plutôt qu’à l’Etat et aiderait à réduire les émissions de gaz à effet de serre qui provoque le changement climatique.
Le thème de l’énergie solaire communautaire et familiale n’est qu’un petit exemple pour que nous puissions penser hors des modèles traditionnels du "développement". Ainsi de même devons-nous récupérer la proposition d’une Bolivie agro-écologique et agro-forestière parce que la véritable richesse des nations d’ici quelques décades ne sera plus dans l’extractivisme destructeur de matières premières mais dans la préservation de sa biodiversité, dans la production de produits écologiques et dans la connivence avec la nature, ce en quoi nous avons un grand legs des peuples autochtones.
La Bolivie ne doit commettre les mêmes erreurs que les pays dits "développés". Le pays peut franchir des étapes s’il sait décrypter les véritables possibilités et périls du XXIº siècle et laisser le vieux developpementisme du XXº siècle.
Personne ne pense cesser immédiatement d’extraire et exporter du gaz. Mais il n’est définitivement plus possible de faire des plans pour accroître l’extractivisme quand existent d’autres alternatives qui, peut être à court terme, seraient plus compliquées à mettre en oeuvre mais qui, à moyen terme, seront beaucoup plus bénéfiques pour l’humanité et la Mère Terre.
Au lieu de promouvoir des référendums sur la réélection de deux personnes, nous devrions promouvoir des référendums sur les transgéniques, l’énergie nucléaire, les méga barrages hydro-électriques, la déforestation, l’investissement public et sur autant d’autres sujets qui sont cruciaux pour le processus de changement. Il n’est possible de poursuivre le changement qu’avec un plus grand exercice de la démocratie réelle.
Une lecture erronée de ce qui s’est produit peut conduire à des formes plus autoritaires de gouvernement et à la résurgence d’une droite néolibérale comme cela se produit en Argentine. Il n’y a pas de doute que des secteurs de droite agissent tant depuis l’opposition que de l’intérieur du gouvernement. On ne peut non plus fermer les yeux et ne pas reconnaître que des secteurs de la gauche et des mouvements sociaux se sont laissés coopter par le pouvoir ou que nous ne fûmes pas capables d’articuler une claire proposition alternative.
La poursuite du processus de changement passe par :
a) discuter de façon critique et propositionnelle les problèmes du développementisme tardif capitaliste invivable sous-jacent à l’agenda patriotique pour 2025,
b) évaluer, expliciter et engager des actions au sein et hors de l’Etat pour faire front aux problèmes et dangers que suscite la logique du pouvoir (autoritarisme, clientélisme, suivisme, nouveaux riches, alliances pragmatiques et truquées, corruption, etc…),
c) dépasser la contradiction entre le dire et le faire, et faire réalité l’application des droits de la Mère Terre et l’exécution de projets qui contribuent réellement à l’harmonie avec la nature, et d) être autocritiques avec soi même et avec nos propres organisations et mouvements sociaux qui parfois reproduisent les pratiques nuisibles des chefs et prébendiers.
Le Vivre Bien est possible !
Pablo Solón [14]
Traduction : Marc ÉCREMENT/Ilurdotz, et Ana ARILLO/Txantrea