Prêtre engagé et sociologue reconnu, François Houtart nous a quitté le 6 juin 2017, à la Fondation des Peuples Indigènes d’Equateur où il avait élu domicile depuis sept ans. Nommé professeur à l’Université Catholique de Louvain en 1958, fondateur du Centre Tricontinental et docteur Honoris Causa de l’Université de Notre-Dame (Indiana, Etats- Unis, 1966), il était l’auteur d’une soixantaine de livres et d’innombrables articles. Dès les années 1950, il s’engage dans la solidarité internationale, notamment aux côtés des peuples cubain, tamul au Sri Lanka et vietnamien. Il enseigne à l’université du Sri Lanka de 1968 à 1972 puis du Vietnam de 1977 à 1980. A l’âge de 92 ans, il continuait de parcourir le monde pour dénoncer les massacres du peuple tamoul au Sri Lanka, l’occupation de la Palestine et la guerre dans l’Est du Congo, chercher la paix en Syrie et en Colombie, accompagner le mouvement des paysans sans-terre au Brésil ou comprendre la situation au Venezuela [1]. Professeur de sociologie, François Houtart se caractérisait par un humanisme qu’il ancrait dans la foi chrétienne et un engagement aux côtés des mouvements sociaux.
Foi, engagement et sociologie des religions
Pour François Houtart, engagement religieux et engagement social ne pouvaient être disjoints, pas plus que l’analyse de la réalité sociale et les luttes pour la transformer. Il était tout à la fois théologien, sociologue et acteur.
Né en 1925, petit-fils d’un ancien premier ministre et ainé d’une famille de 14 enfants, François Houtart est ordonné prêtre en 1949. Après le séminaire de Maline, il s’engage dans des études de sociologie des religions et de sociologie urbaine à Louvain puis à l’université de Chicago en 1952-1953. Il met d’abord la sociologie urbaine au service de l’Eglise catholique, avec une longue enquête et un premier ouvrage consacré aux paroisses de Bruxelles publié en 1952. Nommé président de la Fédération internationale des instituts de recherche socio-religieuse, il reprend en 1960 la revue Social Compass, qu’il dirigera jusqu’en 1999 et dont il fera l’une des principales références internationales de ce champ.
François Houtart promeut une sociologie des religions qui refuse de se replier sur elle-même et s’inscrit au contraire dans un dialogue constant avec l’analyse critique du capitalisme, la sociologie politique et du développement et les épistémologies du sud (Houtart, 2001a, 2005a). Il soulignera la dimension œcuménique de la “théologie de la libération”, en mettant en exergue des orientations et des pratiques semblables dans l’islam, le bouddhisme, l’hindouisme ou le judaïsme (Houtart, 2000). Il consacre d’ailleurs sa thèse de doctorat au bouddhisme au Sri Lanka (Houtart, 1974).
Appuyé sur les réseaux de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, Houtart parcourt l’Amérique latine dès les années 1950. Entre 1958 et 1962, il coordonne les équipes qui rédigeront 43 volumes sur l’Eglise en Amérique latine. Le cardinal brésilien Helder Camara lui demandera d’en rédiger un résumé qui sera distribué à tous les évêques participants au Concile Vatican II puis l’invitera à participer activement au Concile en tant qu’expert du Conseil Episcopal Latino-Américain. Il y aura notamment un rôle très actif dans la rédaction de la constitution pastorale « Gaudium et Spes » (Joie et espoir) « sur l’Eglise dans le monde de ce temps » qui demeure l’un des principaux documents issus du concile. François Houtart affirmera toujours plus clairement « l’option préférentielle pour les pauvres » qui est au cœur de ce que son ami Gustavo Gutierrez appellera en 1970 la « théologie de la libération » : vivre la foi, et analyser la société et la transformer à partir de la perspective des pauvres et les aider à la transformer. Pour François Houtart, le message de l’Evangile est radical : nous devons soutenir l’émancipation des opprimés et nous attaquer aux racines de l’oppression qu’est le système capitaliste.
Très impliqué dans l’orientation des travaux des étudiants et jeunes chercheurs passant par Louvain, il sera notamment le professeur et ami de Camilo Torres, prêtre catholique fondateur de la faculté de sociologie à l’université de Colombie qui développera le concept d’ “amour efficace” auquel François Houtart et Jaime Caycedo (2010) consacreront un livre d’hommage et d’analyse [2].
Fidèle à l’impulsion spirituelle et sociale de Vatican II, François Houtart a résolument inscrit son combat au sein de l’Eglise catholique, portant une vision de l’Evangile au service des plus pauvres. Avec la montée en puissance des conservateurs au sein de l’Eglise romaine et la remise en cause de certaines orientations du Concile, François Houtart et les théologiens de la libération sont de plus en plus en porte-à-faux avec la doctrine conservatrice de l’Eglise, surtout à partir de l’arrivée de Jean-Paul II (Houtart, 2005b). Ce dernier était pourtant un ami de longue date de François Houtart, chez qui il était venu passer ses vacances estivales lorsqu’ils étaient tous deux au séminaire. Mais le pontife polonais voyait dans les expériences progressistes au Vietnam et au Nicaragua la menace d’un communisme athée et dans les communautés de base et la théologie de la libération les racines d’une division de l’Eglise.
L’engagement sociologique : Ancrer les luttes dans l’analyse de la réalité sociale
La foi, la justice sociale et la sociologie était étroitement liée dans l’engagement et les convictions de François Houtart. Ce n’est donc pas un paradoxe que c’est dans l’homélie qu’il donna en l’église de Louvain-la-Neuve en 2003 qu’il définira le plus clairement le sens de son engagement comme sociologue : « Jamais l’humanité n’a disposé d’autant de moyens matériels et de connaissances scientifiques, alors que jamais autant d’êtres humains n’ont souffert de la faim et de la misère » (Houtart, 2005a :166). Les sources et les causes de la misère ne se trouvent pas dans les problèmes matériels ou de production mais dans les relations sociales, qu’il convient d’analyser avec rigueur.
La nécessité d’ancrer les luttes sociales dans une analyse solide et rigoureuse de la situation et du système était un véritable leitmotiv de François Houtart. C’était le sens de son travail comme sociologue et de ses innombrables exposés dans les universités comme auprès des acteurs sociaux. Il voulait s’attaquer aux racines de l’oppression qu’il situait dans le système capitaliste et trouvait dans le marxisme la base intellectuelle de son analyse, soulignant que le capitalisme n’est pas qu’un système économique, mais avant tout une relation sociale qui soumet les êtres humains et la nature à la logique de l’accumulation (Houtart, 2005a). Le système capitaliste repose sur une idéologie, un ensemble de valeurs et une vision du monde, dont il connaissait toute l’importance en tant que sociologue de la religion et qu’il entendait déconstruire et dénoncer. La critique du système devait être articulée à l’analyse d’expériences de la transition vers une société post-capitaliste, que ce soit l’analyse de l’action des gouvernements progressistes (au Vietnam et au Nicaragua dans les années 1980, puis dans différents pays latino- américains depuis l’an 2000) ou les résistances et les alternatives dans les mouvements sociaux. Au début des années 2000, il est retourné dans le village vietnamien de Hai Van où il avait analysé la transition vers le socialisme dans les années 1980, et publia son analyse de cette double transition, vers le socialisme puis vers le capitalisme dans un ouvrage qui allie données statistiques, expériences locales et analyse systémique (Houtart, 2004).
Analyste et acteur des transformations sociales
François Houtart n’a pas été qu’un analyste averti de l’évolution des mouvements sociaux et des sciences sociales. Il en a été un acteur. C’est particulièrement le cas au niveau de la convergence des mouvements sociaux au niveau mondial, qu’a incarné le Forum Social Mondial et de son soutien critique à différents gouvernements progressistes qu’il considérait comme des acteurs majeurs d’un changement social.
Convergences et mondialisation des résistances
Depuis les années 1960, François Houtart n’avait de cesse de lutter contre la fragmentation des luttes, « fruit des divisions géographiques et sectorielles. Alors que les bases matérielles de reproduction du capital […] reposent de plus en plus au niveau global, les résistances sont encore essentiellement locales » (2001b : 65). A la mondialisation néolibérale, il entendait opposer “La mondialisation des résistances et des luttes” (Houtart/Amin, 2002). C’est l’objectif du contre-sommet altermondialiste “L’Autre Davos” (Houtart/Polet, 1999) qu’il organise en Suisse, puis du Forum Social Mondial (FSM) qu’il contribuera à fonder en 2001 et qui se donne pour objectif de d’articuler la critique du système à l’émergence d’alternatives et de faire converger les luttes qui se menaient sur tous les continents. François Houtart sera un acteur important des Forums sociaux mondiaux successifs et du Conseil International du FSM jusqu’en 2010.
Sceptique face aux perspectives proposant de « changer le monde sans prendre le pouvoir », François Houtart estimait que « méconnaitre l’importance du champ politique est une pure illusion » (Houtart, 2005a :195). L’arrivée au pouvoir de gouvernements progressistes est nécessaire pour « promouvoir des alternatives et réaliser des changements sociaux » (Houtart, 2005a :158). Il avait participé à la rencontre des pays non-alignés à Bandung en 1956, puis avait conseillé les gouvernements sandiniste au Nicaragua et communiste au Vietnam. Engagé dans la solidarité avec Cuba dès les années 1950, il sera le conseillé du régime pour la préparation de la visite historique du pape en 1997 et jouera un rôle important dans la ville intellectuelle de l’île. Il s’impliquera particulièrement dans l’expérience du gouvernement sandiniste au Nicaragua pendant les années 1980, enseignant les sciences sociales à l’Université Centre Américaine de 1983 à 1990 et devenant l’un des proches conseillers du gouvernement. Avec la sociologue Geneviève Lemercier, ils menaient des enquêtes d’opinion pour conseiller le gouvernement et dont l’analyse les conduit à être les seuls à avoir anticipé une défaite des sandinistes aux élections de 1990.
François Houtart entretenait une amitié profonde avec Fidel Castro et avec les présidents progressistes arrivés au pouvoir en Amérique latine dans les années 2000, en particulier Daniel Ortega (Nicaragua), Hugo Chavez (Venezuela), et Rafael Correa (Équateur), ce dernier ayant été hébergé au Centre Tricontinal (CETRI) lorsqu’il étudiait à l’UCL. Si son regard était parfois biaisé par l’amitié construite lors d’anciennes luttes communes [3], François Houtart a régulièrement interpelé ces dirigeants et a dressé un bilan critique des régimes de la gauche latino-américains, jugeant leurs politiques « post- néolibérales mais pas post-capitalistes » (Houtart, 2015). Il pointait les contradictions entre les discours emprunts d’écologie et les politiques favorisant les industries extractivistes dans ces pays. Il se montrait particulièrement critique face à la répression des mouvements indigènes et de chercheurs, qu’il visitait en prison, à la fin du régime de Rafael Correa en Équateur.
Un sociologue précurseur et global
Epistémologies du Sud
Dans son œuvre comme dans sa vie de François Houtart a été un acteur et un précurseur de l’une des principales tendances qui transforment les sciences sociales et que Boaventura Sousa Santos (2009) nommera bien plus tard “l’épistémologie du sud” : voir et penser le monde, l’oppression et l’émancipation à partir du sud et des perspectives des opprimés.
Cette perspective épistémologique s’est considérablement diffusée depuis le début des années 2000, dans la foulée des débats autour des perspectives post-coloniales et décoloniales. Un demi-siècle plus tôt, François Houtart appliquait déjà cette perspective dès sa première recherche en Amérique latine, inspiré par les préceptes du fondateur du Mouvement Ouvrier Chrétien, l’abbé Joseph Cardijn : “voir, juger, agir”. Il n’eut de cesse d’enrichir son analyse des perspectives des acteurs et chercheurs du sud et de diffuser leurs points de vue au Nord et au Sud de la planète, notamment grâce au Centre Tricontinal qu’il fonde à Louvain-la-Neuve en 1976 puis, à partir de 1994, à la revue Alternatives Sud.
Sortir de l’eurocentrisme conduit à penser l’émancipation et les mouvements sociaux d’une autre manière. François Houtart a mis en œuvre une sociologie de l’émergence, dans laquelle les expériences locales constituent certes « des îles dans un océan de marché mondial mais annoncent le développement d’une vision critique du modèle contemporain dans une perspective clairement holistique » (Houtart, 2011a : 49).
Ecologie et biens communs de l’humanité
L’influence des perspectives des acteurs du Sud est particulièrement prégnante dans l’évolution de la pensée de François Houtart au cours des dix dernières années et en particulier de la place centrale qu’il accordera à l’écologie et aux biens communs de l’humanité pour penser les résistances, les alternatives vers une société post-capitaliste. Les chemins de la critique et de l’émancipation se redessinent dans un monde incertain (Houtart, 2009) : « Les nouvelles circonstances exigent une rénovation des perspectives et des paradigmes de la vie quotidienne de l’humanité » (Houtart, 2011a : 35). Face à « la mondialisation d’aujourd’hui qui signifie l’utilisation irrationnelle des ressources naturelles » (Houtart, 2005a :168), François Houtart place les “biens communs de l’humanité” et l’écologie au cœur du nouveau paradigme pour penser l’émancipation au 21ème siècle. C’est dans ce cadre que l’agriculture paysanne, les mouvements indigènes et la défense de la souveraineté dans tous les secteurs (alimentaire, énergétique ou politique) prennent tout leur sens (Houtart, 2011a :49). On y retrouve sa perspective résolument holiste qui se doit d’intégrer les relations aux hommes, à la société et à la planète et dans laquelle les dimensions matérielles et spirituelles sont étroitement articulées :
L’être humain est un : sa spiritualité présuppose de la matière et sa matérialité n’a pas de sens sans l’esprit. Une vision culturaliste de la spiritualité qui ignore la matérialité de l’être humain, c’est-à-dire du corps pour l’individu et de la réalité économico-politique pour la société est une déviation conceptuelle qui mène au réductionnisme (Houtart, 2011a :57).
On y décèle une forte influence des mouvements indigènes, paysans et écologistes du sud (Houtart, 2010) et notamment de la cosmovision du Buen vivir, très présente en Équateur, qui promeut le respect de la nature, l’insertion de l’homme dans la communauté et une autre vision de ce qu’est une vie bonne que celle proposée et imposée par la modernité capitaliste et coloniale (Houtart, 2011b).
L’écologie de François Houtart n’est un supplément d’âme ni de la lutte des classes, ni d’un capitalisme en crise. Elle est au cœur du nouveau paradigme pour penser l’émancipation et la société post-capitaliste au 21ème siècle. Cette écologie ne peut s’accommoder d’un capitalisme vert, virulemment dénoncé. Houtart (2009) a d’ailleurs été parmi les premiers chercheurs à percevoir les dérives des agro-carburants, alors annoncés comme les “carburants verts” qui allaient offrir des débouchés aux paysans et remplacer le pétrole ; il a montré qu’ils favorisaient les grands propriétaires fonciers, détruisaient la biodiversité et menaçaient les petits paysans.
Ce nouveau paradigme valorise particulièrement les mouvements indigènes et paysans et les résistances locales qui, « chacune à sa façon, contribuent à la lutte générale qui est celle la recherche du Bien Commun de l’Humanité » (Houtart, 2017 :3). Cette attention portée aux petits paysans et aux enjeux de l’alimentation est loin d’être neuve. François Houtart y consacre un livre dès 1965. Mais le nouveau paradigme dans lequel nous pensons l’émancipation et le dépassement de la modernité capitaliste leur donne une importance nouvelle et probablement centrale dans la transition vers une société écologiste (Pleyers, 2015).
Un intellectuel global
Sa nomination en 2008 comme membre de la commission de l’ONU sur la réforme du système monétaire et financier international, présidée par Joseph Stiglitz, et le prix Singh “pour la promotion de la tolérance et de la non-violence”, qui lui a été attribué par l’UNESCO en 2009, témoignent de l’ampleur de la reconnaissance internationale dont jouissait François Houtart. Les dernières années de sa vie furent cependant assombries, fin 2010, après qu’il eût admis publiquement un comportement immoral commis 40 ans plus tôt, acte qu’il regrettera amèrement. Il démissionnera alors de ses responsabilités au CETRI et au Conseil International du FSM. Il restera disponible pour soutenir les mouvements sociaux en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Il s’était établi à Quito depuis 2010 et enseignait à l’Université Centrale d’Équateur, puis au prestigieux Institut National d’Administration de l’Équateur, où il avait été nommé professeur en 2013, à l’âge de 88 ans.
Infatigable critique de la mondialisation néolibérale, François Houtart en appelait à « une mondialisation de la justice, de l’amour et de la vie [4] ». Polyglotte, il était un citoyen du monde et un intellectuel global pour qui il fallait appréhender la réalité au niveau global et porter les résistances et les luttes à ce niveau. Son analyse multi-située était aussi résolument holiste, connectant les dimensions économiques, sociales, politiques, culturelles et spirituelles des êtres humains et des sociétés. Cet œcuméniste passait par l’expérience quotidienne de l’interculturalité au sens où l’entend Fornet-Betancourt (2011) : une véritable rencontre de l’autre et l’ouverture à sa culture, sa cosmovision et ses différences. C’est dans la rencontre de l’autre que François Houtart ancrait son engagement et son analyse. Il restera comme un sociologue et un théologien de référence, un acteur de son temps qui ne s’est pas contenté des analyses et a contribué à l’émergence de mouvements d’émancipation à l’échelle globale, mais aussi comme un homme simple et généreux, jamais avare de son temps, qui valorisait le contact avec chacun, quel que soit son rang.
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